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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

III) Le sexe, l'érotisme et la violence

1. Sexe et relation affective

1.2. Dire le sexe

Les paroles des bouyons véhiculent donc des injonctions sociales, expriment des codes et des interdits relatifs aux comportements sexuels. Cependant, plus de choses encore sont exprimées à travers le bouyon, que nous considérerons ici comme un genre discursif sur le sexe. Nous continuerons de procéder à une étude de textes : les paroles retranscrites des

bouyons les plus célèbres. La question est la suivante : quelles sont les principales

caractéristiques de ce discours sur le sexe ? Il s’en dégage trois : le mode injonctif, l'absence de métaphore, et l'évacuation des notions de désir et de plaisir. Ces trois caractéristiques participent d'une sexualité spécifique, à propos de laquelle nous devrons commencer à élaborer une analyse.

Dans la plupart des textes de bouyon qui ont été retranscrits au cours de cette partie, on remarque, on l’a déjà noté, la prévalence d'un mode injonctif.« Valéy pa crachéy » (« Avale, ne crache pas ! »), « Fé coco rédi si sa » (« Fais-le bander ! »), « Ban mwen sa byen » (« Donne-le-moi bien »). On pourrait en citer une foule d'autres, comme la chanson « Soucé

mwen byen » de Miky Ding-la : « Soussé mwen byen, ou ni intérêt fé kok la bandé » -(« Suce-

moi bien, tu as intérêt à me faire bander »). L'artiste Weelow répète pendant trois minutes : « Frapé fes aw si mwen » (« Frappe tes fesses sur moi ») dans une chanson intitulée « Frapéy ». Le mode de l'impératif est renforcé par le chant lui-même : ces injonctions courtes constituent souvent le refrain du morceau et sont répétées avec verve et insistance une dizaine de fois entre chaque couplet. En conséquence, ce qui donne son identité au morceau est en fait un ordre asséné et répété. Cet ordre est souvent violent : « Tu as intérêt à me faire bander. » Le mot « intérêt », que j'ai volontairement souligné, cache une menace. De même lorsque Doc J chante : « Météw a soucé sa. Fermé bouch aw et gouté sa » (« Mets-toi à sucer ça, ferme ta bouche [tais-toi] et goûte ça »), l’ordre de se livrer à la fellation est couplé à l'ordre de se taire. La violence de l'injonction est évidente. Trois éléments sont donc liés : l'usage du mode impératif, l'intervention de la violence et de la menace et le martèlement de l'ordre dans le refrain. Ces trois éléments participent de la puissance d'un mode injonctif qui charrie une grande violence symbolique. La prévalence du mode impératif nous révèle quelque chose sur les conceptions du sexe véhiculées par le bouyon. La prévalence de l'impératif violent semble évacuer toute notion de réciprocité, voire de consentement.

métaphorique dans le discours sur le sexe tel qu'il est donné à entendre dans le bouyon. Le plus haut niveau métaphorique se trouve à la rigueur dans la manière dont sont nommés les organes sexuels. Dans l'ensemble des chansons citées ici, les organes sexuels féminins sont appelés « coucoune » et « cocotte ». Le pénis est appelé « kal », « coco », « coq » ou tout simplement « pénis ». Dans toutes les chansons que nous avons complètement ou partiellement retranscrites, ni les seins des femmes ni les testicules des hommes ne sont mentionnés. « Coucoune » ou « cocotte », « kal » ou « coq » sont les termes usuels du créole pour désigner respectivement les organes génitaux féminins et masculins. S'ils peuvent paraître imagés, c'est du fait de la langue créole en elle-même et non d'une intention particulière de la part des artistes de bouyon. Les verbes employés : « Valé » (avaler), « soucé » (sucer), « frapé » (frapper), « rédi » (bander), etc., sont quant à eux absolument explicites. On n'y décèle aucun procédé métaphorique, aucune analogie, autrement dit, aucune marge d'équivoque possible. Cette pauvreté métaphorique est d'autant plus frappante que la langue créole est extrêmement riche en métaphores, analogies, comparaisons, expressions imagées, jeux de mots, etc. Cette richesse métaphorique est telle qu'on pourrait même considérer que le créole guadeloupéen repose essentiellement sur des métaphores et des jeux de langage. Dans un contexte linguistique de ce genre, où il existe d'ailleurs une tradition du vocabulaire érotique riche et imagée, cette pauvreté métaphorique, si elle n'est pas forcément intentionnelle, ne peut en tout cas pas être anodine. L'absence de métaphore et l'utilisation de signifiants les plus explicites possible réduit au maximum la marge d'équivoque. Tout se passe comme si l'épaisseur symbolique permise par la démultiplication des signes devait être réduite à néant. L'annihilation de la marge d'équivoque semble vouloir grever la fonction symbolique. Dans une société où tout se dit par images, métaphores et jeux de langage, le bouyon, qui donne au contraire à voir un effort impossible pour réduire le signifié sexuel à ses qualités physiques concrètes en appauvrissant les signifiants, s'apparente véritablement à un projet anti-érotique ou, du moins, à une dé-sublimation de la sexualité.

La dernière caractéristique du discours porté sur le sexe à travers le bouyon est peut- être la plus frappante. Alors même que le bouyon parle presque exclusivement de sexe, les notions de désir et de plaisir sont complètement évacuées. On aura beau chercher dans tout le corpus de chansons qui a été utilisé pour ce chapitre, il n'y a nulle part de référence au désir ou au plaisir. En lieu et place du désir, on a les manifestations physiques de l'excitation : « Fé

koko rédi » (« Fais bander »), « dlo la coulé » (« L'eau coule »). Quant au plaisir sexuel, il

n'est tout simplement jamais évoqué. Ce vide béant nous interroge. S'il est question de sexe, mais que le désir et le plaisir sont complètement évacués, de quoi parle le bouyon lorsqu'il parle de sexe ? Le bouyon parle de jouissance. La jouissance telle qu'elle est formulée ici

s'oppose aux notions de désir et de plaisir et les écarte. La jouissance n'est pas le plaisir. Si le plaisir s'adosse au désir, la jouissance est basée sur l'usage et la possession. Qu’est-ce que la jouissance, sinon l'usage d'un bien dans le but d'en retirer des satisfactions ? Dans le concept de jouissance gisent des notions de possession, de disposition et d'usage (et donc de puissance). Cette obsession de la jouissance corrélée à l'évacuation du couple désir-plaisir est flagrante dans le bouyon. Dans la chanson « Valéy » de Doc J, que nous avons retranscrite dans la première partie du chapitre, il n'y a aucune allusion au désir et au plaisir de la femme, qui sont, de toute façon, aliénés par l'ordre impérieux « Valéy ! » (« Avale-le !). Ce qui est encore plus étonnant, c'est que le plaisir et le désir de l'homme qui, dans cette chanson, donne les ordres, ne sont pas non plus mentionnés. Les ordres répétés « Valéy »(« Avale-le ! »), « Pa

crachéy » (« Ne le crache pas ») et « Ou ké bwé tout ! » (« Tu vas tout boire ! ») relèvent plus

de l'expression d'une possession et d'une domination que d'un désir tendu vers l'autre. Le plaisir n'est absolument pas mentionné. À la place de ce vide béant du plaisir, on a l'usage de l'autre, dans une relation d'aliénation. La femme est tenue de se taire « Fémé bouch aw et

gouté sa » (« Ferme ta bouche et goûte ça ») et reçoit les ordres violents du chanteur qui se

met en scène dans cette chanson. Dans cette situation fantasmée par la chanson, la femme est l'objet dont use l'homme. Seul l'usage est mentionné. Cela confirme les hypothèses du paragraphe précédent : le bouyon donne à voir un projet anti-érotique, dans lequel désir et plaisir sont évacués pour ne laisser le champ libre qu'à la jouissance.

Dans Le Discours antillais, É. Glissant fait la distinction entre jouissance et plaisir. Il étudie les comportements sexuels en Martinique. Pour ce faire, il part du début : la période esclavagiste. Son hypothèse est que la période esclavagiste a déterminé une sexualité dans laquelle la jouissance est forcément dérobée à la surveillance du maître. La jouissance étant forcément dérobée à l'autre, non seulement la pratique du plaisir est rendue caduque, mais en plus, une véritable obsession de la jouissance s'instaure. Ainsi écrit-il : « Pendant longtemps en Martinique l'obsession de la jouissance (atteinte ou non) a rendu inutile la pratique du plaisir, partagé ou non. » (Glissant, 1989 : 515) Les types de sexualité que le bouyon nous révèle semblent avoir de nombreuses similarités avec la sexualité hypothétique que reconstruit É. Glissant.