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1.1. « Corruzione » ou « corrutela »

Étudier la corruption à l’époque moderne pose un problème étymologique et sémantique, car l’emploi du terme a évolué depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Le mot en effet apparaît rarement dans les sources ou y revêt une signification complètement différente de l’actuelle. Cette absence ou timide présence indique la coexistence de deux significations : celle d’une dégénérescence ou d’un déclin moral et celle qui désigne l’action de suborner une personne à ses propres intérêts personnels. Ces deux acceptions du terme « corruption » auraient co-existé dès l’Antiquité selon Bruce Buchan et Lisa Hill46.

Cependant, même en l’absence d’apparition de ce terme, il est possible de saisir la corruption électorale sous d’autres vocables. Par exemple, Niels Grüne affirme que l’on peut parler de corruption à partir du moment où des affirmations de déviance ou des « attributions de valeurs négatives » voient le jour 47 . Conceptualisée sous l’expression de (« Korruptionskommunikation »), cette approche consiste à recourir à la dissociation entre intérêt privé et bien commun pour étiqueter les pratiques de la prise d’influence et du clientélisme comme un comportement déviant48. Cette méthode se révèle utile lorsque le terme « corruption » n’apparaît pas en tant que tel dans les sources. Néanmoins, le mot « corruption » existe déjà dans les sources de l’époque moderne49. Maryvonne Génaux l’a étudié dans les dictionnaires français et anglais d’Ancien Régime50. Le terme n’est pas étranger à Venise et y apparaît dans ses deux acceptions. Exceptionnellement, je ne traduirai pas les citations employées ici.

À l’inverse des rares apparitions du substantif « corruzione », plusieurs autres formes linguistiques proches semblent avoir été préférées dans les sources vénitiennes : « corrompere », « incorotto », « corrupte » et, plus insolite à nos yeux, « corrutella ». Le substantif « corrutella »51, que la troisième édition du vocabulaire de la Crusca décrit comme un « corrompimento, disordine »52, dont les exemples renvoient au vice et à la dégénérescence

46

B. Buchan et L. Hill, An Intellectual History of Political Corruption, Basingstoke, 2014, p. 7‑8.

47

N. Grüne, op. cit. n. 44.

48

N. Grüne, « “Gabenschlucker” und “verfreundte rät”. Die patronagekritische Dimension frühneuzeitlicher Korruptionskommunikation », dans Legitimation, Integration, Korruption. Politische Patronage in Früher

Neuzeit und Moderne, Francfort-sur-le-Main, 2010, p. 215‑232.

49

Et au Moyen-Âge. S. Slanicka, « Acceptio personarum impedit iustitiam. Erziehung zur Korruptionsbekämpfung in mittelalterlichen Fürstenspiegeln » dans S. Slanicka et N. Grüne (éd.), Korruption:

historische Annäherungen an eine Grundfigur politischer Kommunikation, Göttingen, 2010, p. 99‑122.

50

M. Génaux, « Les mots de la corruption : la déviance publique dans les dictionnaires d’Ancien Régime », dans

Histoire, économie et société, 21, 2002, p. 513‑530.

51

Aussi écrite : « corrutela », « corruttele » et « corrutele ».

52

et non à l’acception technique, abonde dans les sources législatives. Par exemple, les félicitations aux nouveaux élus ou les consolations des autres candidats étaient perçues comme de « vergognose corruttelle » qui prenaient racine dans l’ambition humaine53. Plus tard, les juristes jugèrent que les échanges de votes entre électeurs étaient une « pernitiosissima corrutela de baratti, et obligationi mutue de voti»54.

La forme adjective se manifeste également à plusieurs reprises. Ainsi, dans une loi55 du 13 septembre 1517, l’occurence se rapproche de l’acception de dégénérescence spirituelle : si les électeurs sont contraints de voter contre leur conscience, « necessario è che l’elettioni

procedano corrupte, con offension del nostro signor Dio, delle conscientie de cittadini, et

danno gravissimo di questa Republica”56. Intervient également la notion de jugement, dans une loi de 1603 selon laquelle « l’administratione della giustitia distributiva, passasse con egualità di retto, et incorrotto giuditio, come base, et fondamento principale della perpetuità di questa ben instituta Republica »57.

Ce lien étroit entre jugement et corruption est encore plus frappant lorsque la forme verbale du terme est utilisée. Dans les sources normatives, elle apparaît trois fois, dont deux en relation avec la justice et le jugement. En effet, les élections sont perçues comme le fruit d’une réflexion personnelle, qui s’exprime par un jugement, afin de choisir entre plusieurs possibilités offertes. Au moment du vote, les électeurs deviennent juges puisqu’ils sont appelés à choisir impartialement entre plusieurs candidats. Le 13 août 1603, une loi fut promulguée pour ne pas « corrompre la rectitude des jugements » :

« Con tutto che habbino li progenitori nostri grandemente invigilato, per rimovere con diverse provisioni le pratiche eccessive de i brogli, le quali sogliono spesso nella distributione de gli honori, corrrompere la

rettitudine de i giuditii, deviandoli da quello scopo di merito, et di virtù nella approbatione de gli eletti,

al quale unicamente doveriano essere indirizzati in bene ordinata Republica »58.

Un an plus tard, le 18 août 1604, la forme verbale apparaît directement en relation avec la justice distributive :

« Fra qualli essendo hora introdotta in questa nostra citta la iniqua corruttella di baratar li suffragii, la quale viene esercitata se può dire senza alcuna riserva, conviene alla singola prudenza di questo consiglio procurar con particolari et oportune provisione, oltre diverse altre fatte in tal proposito, la estirpatione di questo pernitioso, et pestifero contratto, con il qualle se offende il signor Dio, et le conscientie de i nostri cittadini, con danno gravissimo della Republica poi che il piu delle volte si viene con tal mezo a

53

Loi du 14 janvier 1526. A.S.V., Senato, deliberazioni, terra, registre 24, 1525-26, fol. 64(82).

54

Loi du 27 juin 1596. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 46, 1596, fol. 39‑40(83‑84).

55

« Legge » et « decreto » sont synonymes à Venise. J’ai donc employé indifféremment la traduction française « loi » et « décret » pour désigner les normes législatives promulguées par les institutions vénitiennes. M. Ferro,

Dizionario del diritto veneziano, II, Venise, p 557-558.

56

Loi du 13 septembre 1517. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 25 deda, 1503-1521, fol. 143‑145.

57

A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 33, vicus, 1601-1606, fol. 49‑50(73‑74).

58

corromper, la vera et santa giustizia distributiva del nostro Maggior Consiglio et anco del Consiglio

nostro di Pregadi »59.

En revanche, on trouve l’acception technique du verbe « corrompere » dans un décret, daté du 7 janvier 1539, qui interdit de corrompre les électeurs par des dons ou des promesses lors des élections du doge :

« Quelli veramente che havessero tanto ardir di prometter ò far prometter alcuna cosa, over con effetto dar, ò donar per condur alcuno à favorir, ò elezer alcuno nelle lettion sopradette delli Ser.mi Prencipi, over a qualonque altro modo di gratia, premio, ò speranza, corromper, ò subornar alcuno nobile nostro »60.

Contarini recourt également à l’acception technique du verbe dans son Della Republica et

magistrati di venetia lorsqu’il évoque les lois interdisant la corruption électorale :

« Un Cancellerio, o Secretario della Republica [...] leggono parimente i decreti fatti da Senati consulti, per i quali si vieta, che gli Elettori non faccino in modo veruno corrompersi da danari, overo per alcuna altra mal arte, o fraude eleggano, overo per dir meglio sudducano quegli, che soran per esser loro competitori, et cosi per giudicio sono disposti al preponere de i consigli. » 61

Le même emploi du verbe « corrompere » est présent dans l’œuvre de Giannotti :

« Tutto quest'ordine, che del creare i magistrati havete trattato, puosse egli con alcuna fraude corromper, tal che per il mezo delle ricchezze, o dell'amicitia, o d'altri modi straordinarii possa alcuno gentil'huomo ottenere i magistrati? »62

Le même terme « corrompere » se manifeste sous une forme substantive dans deux manuels politiques pour jeunes patriciens. Par exemple, Francesco Sansovino, en 1566, incita ses lecteurs à acquérir une bonne réputation par la vertu et non par la corruption vénale: « il

corrompere altrui con doni, et con preghi d’amici » était, selon lui, une « apparente violenza

alle leggi, et alla giustitia » 63. Le précepteur Antonino Colluraffi, qui copia amplement les conseils de Sansovino, évoqua également en 1623 le fait « del corrompere altrui, e del procurare co’ conviti, non co’l merito ; co’ danari, non con le vertù gli honori » comme la cause de la chute des villes libres64. Il réemploie ce terme peu après, sous forme verbale, pour expliquer que les concitoyens « rimangono da que’ medesimi delusi, e falsati, i quali tentano co’ doni di vitiare, e di corrompere »65.La forme adjective trouva également sa place sous sa plume, lorsqu’il écrivit qu’il fallait marcher « per la strada, che conduce alle dignità co’l lume

59

A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 54, 1604, fol. 62‑64(112‑114).

60

A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 27 novus, 1537-1551, fol. 36.

61

G. Contarini, La Republica e i magistrati di Vinegia, Venise, 1564, p. 31.

62

D. Giannotti, « Della republica et magistrati di venetia, ragionamento di M. Donato Giannotti Fiorentino. », op. cit. n. 8, p. 245.

63

F. Sansovino, Dialogo del gentilhuomo vinitiano cioè instituttione nella quale si discorre quali hanno a essere

i costumi del nobile di questa città, per acquistarsi gloria et honore, Venise, 1566, p. 21.

64

A. Colluraffi, Il nobile veneto, Venise, 1623, p. 212.

65

dell’integrità, e del merito, non co’l mezzo de’ danari, e delle largitioni : con l’attioni generose, non co’ doni corruttrici […] »66.

La forme verbale est également présente dans des sources judiciaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Par exemple, le 19 septembre 1621, un patricien, Francesco Zen, fut accusé d’avoir « con denari sedutto, et corrotto diversi nobili nostri, et procurato anco di far l’istesso anco con altri, non solo per esser piezato in elettione, ma per esser ballottato con più di una balla », ayant ainsi l’avantage sur ses concurrents67.

En 1773, les inquisiteurs d’État relèguent, au château de Chioggia, Antonio Capello pour avoir acheté le vote de ses concitoyens. Le préambule de sa condamnation rappelle que l’achat de votes est l’un des délits les plus dangereux pour une république:

« tra tutti li mali modi fu conosciuto sempre nel governo della Republica il più reo, il più pericoloso, e il più detestabile quello di tentar di corromper li cittadini, e comparli loro voti col dinaro »68.

En revanche, le substantif « corruzione » reste rare. Jamais évoqué dans la législation électorale, il se manifeste en revanche dans l’œuvre de Giannotti, publiée en 1540, qui lui accorda une acception plutôt technique :

«All’hora il segretario destinato a questo officio legge loro quelle costituzioni, e leggi, le quali essi sono tenuti osservare nella nominatione de’ magistrati, le quali sono state ordinate, acciocché tale nomination proceda senza corruzione, o altro inganno, et artificio. »69

En raison de l’emploi parallèle et concurrentiel de deux acceptions différentes, il est possible que d’autres termes que « corruzione » aient été préférés pour désigner la corruption électorale. Cependant, le substantif apparaît bel et bien dans quelques sources même si la forme substantive du verbe « corrompere » a été privilégiée par rapport au substantif « corruzione ». Enfin, l’acception technique moderne, que nous prêtons aujourd’hui presque exclusivement au terme « corruption » ou « corruzione », est déjà présente dans les sources étudiées.

66

Ibid. ; le patricien vénitien de la fin du XVIe siècle, Francesco da Molin, employa également le verbe « corrompre » dans une forme passive dans son Compendio lorsqu’il mentionne que le « tristo » du gouverneur de Durazzo avait été « corrotto » par Carazali et les autres « rais » : « Hor continuando la pratica del Cadì di detto loco, et spesso con ambasciate trattenendosi, et dandoci speranza, che finalmente i corsali haverebbono disarmato, in capo di sedeci giorni da uno schiavo, che a nuoto fugì all’Armata, la notte fummo avisati, che il tristo del Gov(ernato)re di Durazzo era stato corrotto da Carazali, et dagl’altri rais […] ». S. Maggio, Francesco

da Molino Patrizio veneziano del ’500 e il suo compendio, Thèse de doctorat, Univ. Trieste, URL :

https://www.openstarts.units.it/dspace/bitstream/10077/2766/1/FRANCESCO%20DA%20MOLINO%20PATRI ZIO%20VENEZIANO%20DEL%20500.pdf , 2008, p. 146‑147.

67

A.S.V., Consiglio di dieci, deliberazioni, criminali, registre 37, 1620, fol. 55‑55v(106‑106v).

68

Condamnation du 26 novembre 1773, qui contient une autre occurrence du verbe (A.S.V., Inquisitori di stato, Deuxième livre : du 19 octobre 1769 au 15 mars 1777, busta 538, fol. 110v‑111).

69

D. Giannotti, « Della republica et magistrati di venetia, ragionamento di M. Donato Giannotti Fiorentino. »,

1.2. « broglio » et « brogli »

Un autre terme, fréquemment utilisé dans les sources vénitiennes et déjà mentionné dans cette introduction, doit également être clarifié : « broglio ». Aujourd’hui, dans la langue italienne, le terme « broglio » se réfère à une brigue électorale, tandis qu’en français son dérivé « imbroglio » désigne une situation confuse ou complexe70. Mais autrefois, ce substantif ne souffrait pas d’une connotation aussi péjorative et avait une acception bien plus large. Il est donc nécessaire de revenir sur ses origines et ses acceptions à l’époque moderne. À l’origine, ce mot vient de « broga », qui désignait dans les langues celtiques à la fois la frontière et le territoire71. Le terme apparaît plus tard sous la forme « brogilos » dans les dialectes du nord de l’Italie, de la Suisse et de l’Allemagne celte72, puis est repris en latin sous celles de « brolium », «brolius » et, au Moyen-Âge, de « brogilus »73. On retrouve également ce terme sous forme verbale, « brogliare », et adjective, « broiesco »74.

Dans les dialectes du nord de l’Italie, le mot « broglio » (ou « brolo , bruolo ») prit la signification de potager75, puis de place publique76. En Lombardie, le « broletto » désigne ainsi une place où furent édifiés les palais des magistratures77. À Venise, l’ancien « broglio » du couvent de San Zaccaria se transforma en place publique, et constituait ce qui forme aujourd’hui la place Saint-Marc entre le palais ducal et la bibliothèque Marciana78. À l’origine, cette place s’étendait jusqu’à l’église de l’Ascension, autrefois appelée S. Maria in

capite brolii79. C’est là que les patriciens avaient l’habitude de se réunir avant d’entrer dans le

70

« Imbroglio » dans Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Nancy, 2012.

71

W. von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch, eine Darstellung des galloromanischen

Sprachschatzen, 1. A-B, Bâle, 1922, p. 555.

72

Ibid., p. 556.

73

G. Alessi, Vocabolario della lingua italiana, Rome, 1986, p. 325.

74

M. Cortelazzio (éd.), Dizionario veneziano della lingua e della cultura popolare nel XVI secolo, Padoue, 2007, p. 226‑227.

75

G. Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1867, p. 101 ; G. Biagi et N. Tommaseo, Dizionario

della lingua italiana, Turin, 1921, p. 360 ; G. Rezasco, Dizionario del linguaggio italiano storico e amministrativo, Florence, 1884, p. 90 ; F. Mutinelli, Lessico veneto: che contiene l’antica fraseologia volgare e forense, l’indicazione di alcune leggi e statuti, Venise, 1851, p. 70 ; G. Alessi, Vocabolario della lingua italiana, op. cit. n. 73, p. 325.

76

S. Battaglia, Grande dizionario della lingua italiana, Turin, p. 325.

77

G. Rezasco, Dizionario del linguaggio italiano storico e amministrativo, op. cit. n. 75, p. 12.

78

D.E. Queller, The Venetian patriciate : Reality versus myth, op. cit. n. 15, p. 53 ; sur un dessin de la place Saint-Marc daté du XVIIe siècle, on peut lire l’ancien nom de la « piazzetta ». A.S.V., Plan de la place

Saint-Marc, Procuratori de supra, busta 53.

79

F. Mutinelli, Lessico veneto: che contiene l’antica fraseologia volgare e forense, l’indicazione di alcune leggi

Grand Conseil. Le terme « broglio » garda l’acception de « potager » au moins jusqu’au début du XVIe siècle puisqu’il est employé plusieurs fois dans ce sens par Marin Sanudo80.

Le terme « broglio » était aussi communément utilisé pour désigner une manière de passer le temps en compagnie, comme par exemple de petites intrigues triviales. Le marchand vénitien Berengo écrivit en 1555 dans une de ses lettres : « ò autto moltti brogi et alte zentilezese da pasar tempo »81. Son contemporain Calmo insérait le « broglio » parmi les activités de divertissement : « Mi ve porave dir che’l broio, che la compagnia, che l’andar in gondola de qua e de là, visitar monestieri, …, andar a pescar in pielego, a Muran e a la Contrae, che assae honestamente e’ me la passo. » 82

Enfin, les dictionnaires vénitiens accordent tous au « broglio » le sens plus spécifique de brigue, voire de fraude, d’intrigue ou de recommandation afin d’obtenir une charge publique83. Les exemples cités dans le Dizionario veneziano della lingua e della cultura

popolare nel XVI secolo nous donnent une idée de cette pratique. Ainsi le poète Pino

Caravana décrit le broglio en 1573 comme étant un mélange de douceurs, de salutations et de courbettes dans le dos de la Seigneurie: « E tutto quanto pien de dolceghini/ Sborrisse a dosso de la so Signora,/ E con mille saludi, e mille inchini / Par che a far broio tutti do concorra »84. Des poésies satyriques mettent en exergue également l’acception politique de « broglio ». L’un des auteurs anonymes de ces satires loue, par exemple, le doge Leonardo Donà (1606-1612), élu à cette dignité grâce à sa vertu et ses mérites, mais il souligne en parallèle qu’il ne s’opposera pas aux « brogi maligni » pour lesquels les gens seraient capables, aveuglés par leur ambition, de dépenser toutes leurs économies 85. Cette acception, liée aux élections, du terme « broglio » semble être restée pendant longtemps une spécificité vénitienne d’après le

Vocabolario della Crusca86.

80

En voici un exemple : « atento le letere del podestà e capitanio di Mestre che scrive che da un incognito nel bruolo di sier Alvise Michiel qu. Sier Vetor, in la villa di Carpeneo, l’ha ferido sopra il capo ». M. Sanuto, I diari

di Marino Sanuto, vol. 51, Bologne, 1969, p. 296.

81

Berengo, Lettere 39. M. Cortelazzio (éd.), Dizionario veneziano della lingua e della cultura popolare nel XVI

secolo, op. cit. n. 74, p. 226‑227.

82

Ibid.

83

Ibid. ; G. Folena (éd.), Vocabolario del Veneziano di Carlo Goldoni, Rome, p. 79 ; G. Boerio, Dizionario,

op. cit. n. 75, p. 101 ; G. Rezasco, Dizionario del linguaggio italiano storico e amministrativo, op. cit. n. 75,

p. 121 ; M. Cortelazzo et P. Zolli (éd.), Dizionario etimologico della lingua italiana, 1/A-C, s.l., 1984, p. 169 ; G. Biagi et N. Tommaseo, Dizionario della lingua italiana, op. cit. n. 75, p. 360 ; S. Battaglia, Grande

dizionario della lingua italiana, op. cit. n. 76, p. 390 ; G. Alessi, Vocabolario della lingua italiana, op. cit. n. 73,

p. 325.

84

M. Cortelazzo (éd.), Dizionario veneziano della lingua e della cultura popolare nel XVI secolo, op. cit. n. 74, p. 226‑227.

85

Poésie du 1er juin 1606, intitulée « capitolo terzo sora el broglio». A. Pilot, « “Disordini e sconcerti” del broglio nella Republica veneta », dans Ateneo Veneto, II, 1904, p. 308.

86

Dans la troisième édition du Vocabolario dell’Accademia della Crusca (1691), « broglio » n’a pas sa propre entrée. Il est simplement désigné comme synonyme de « bucheramento », la version florentine du « broglio ». Le

Il existe également des mots dérivés tels que « brogliazzo », « brogliaccio » ou « brogeto » ; enfin Boerio dans son dictionnaire cite l’expression « omo da brogio », désignant un homme qui peut « se briguer ». Le « brogeto » par exemple, n’indique pas seulement une petite intrigue, mais aussi les feuilles sur lesquelles étaient publiés les résultats des candidats lors des élections aux charges mises aux voix dans le Sénat87. Sans être lié au contexte vénitien, les mots « brogliaccio » et « brogliazzo » renvoient à des registres de recettes et dépenses88, et pourraient avoir donné le mot « brouillon » en français.

Les pratiques de campagne électorale des patriciens ont hérité du nom de la place sur laquelle elles se déroulaient. Lorsque les jeunes patriciens entraient dans la vie politique, ils apparaissaient sur la place de même nom, en présence de proches et d’amis, devant l’ensemble de la classe patricienne89. Le « broglio » restait, par la suite, une étape incontournable tout le long de la carrière politique d’un patricien. Il se caractérisait par un langage gestuel particulier. Par exemple, lors du « broglio », les nobles avaient l’habitude de « calare stola », c’est-à-dire de glisser leur étole (ou plutôt le foulard ou l’écharpe qu’ils portaient sur l’épaule gauche) jusqu’à la manche, un geste interprété comme un acte de recommandation et d’humilité envers la personne dont on briguait la voix90.

Même si le terme peut avoir le sens d’intrigue, il revêtait en général une connotation neutre. Dans le journal de Marin Sanudo, il est synonyme d’élections. Par exemple, il écrivait régulièrement que le Sénat se réunissait après le déjeuner pour faire « broglio »91. À la date du 19 décembre 1531, il présenta les résultats aux élections des trois « savi del Consiglio » en les introduisant ainsi : « il scurtinio [sic] è questo acciò tutti intenda come va il broio »92. En règle générale, s’il voulait désigner les sollicitations de vote, il employait plutôt le terme « preghiere » ou « procure ». Cependant, on retrouve déjà un dérivé du vocable « broglio » sous une lumière peu flatteuse :

verbe « brogliare », pour signifier « andare attorno chiedendo checchesia », apparaît pour la première fois dans la quatrième édition (1729-1738). Vocabolario degli accademici della Crusca, Venise, 1691, 2, p. 246, s.v. « Bucheramento » ; id., Venise, 1729, 1, p. 472, s.v. « Broglio » et « Brogliare ».

87

G. Boerio, Dizionario, op. cit. n. 75, p. 101.

88

M. zzo et P. Zolli (éd.), Dizionario etimologico della lingua italiana, op. cit. n. 83, p. 168 ; G. Biagi et N. Tommaseo, Dizionario della lingua italiana, op. cit. n. 75, p. 360.

89

Boerio, Dizionario, op. cit. n. 75, p. 101.