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Les fraudes et la lutte antifraude sous le prisme de la législation

Chapitre 2 : les manipulations techniques du processus électoral

3. Les fraudes pendant le vote

3.2. Les fraudes liées aux urnes

La mise aux voix des candidats aurait également été ponctuée par des fraudes. Par exemple, les lois font état de bourrages d’urne. Il suffisait aux patriciens, soit d’apporter leurs propres ballottes qui étaient de simples petites balles de tissu blanc, soit de cacher dans leurs (longues) manches celles qu’ils recevaient des « ballotini », et qu’ils auraient dû utiliser pour les autres candidats, afin de les insérer dans une seule et même urne afin de favoriser ou désavantager un candidat578. Les pires sanctions étaient infligées à ceux qui manipulaient et bourraient les urnes électorales. C’est l’unique fraude électorale qui prévoyait une amputation physique du transgresseur : la perte de la main droite. En outre, les amendes étaient particulièrement élevées : mille ducats en 1519 et 1531 outre 200 ducats à payer annuellement579. Même ceux qui étaient témoins d’une telle transgression et ne la dénonçaient pas risquaient une amende de 200 ducats580. Des peines d’exclusion du territoire vénitien, du Grand Conseil et d’inéligibilité étaient prévues aussi bien pour les transgresseurs principaux, que pour les complices et les témoins qui n’avaient pas dénoncé la fraude (voir le tableau en annexe 20). La délation de bourrages d’urne était en outre particulièrement attractive. D’après une loi de 1531581, le délateur, dont l’identité était tenue secrète, pouvait gagner mille ducats octroyés par le trésor du Conseil des Dix (voir également le tableau en annexe 8.1). Cette récompense exceptionnelle s’accompagnait de deux cents ducats versés annuellement jusqu’à sa mort. Mais si celui-ci était lui-même complice ou coupable, il n’en recevait que la moitié outre l’absolution de sa peine582.

Aucune raison n’est donnée à cette répression si remarquable du bourrage d’urne qui allait bien au-delà de celles prévues pour l’achat de votes ou les sollicitations des procurateurs de Saint-Marc. Une nette distinction toutefois se dégage entre cette fraude ou les sollicitations mais également les serments illicites. Mon hypothèse est la suivante : une telle fraude

578

26 juillet 1633. A.S.V., Censori, busta 1, fol. 94v.

579

17 avril 1531. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 7, fol. 14‑15(14‑15).

580

27 octobre 1529. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 5, 1529, fol. 111v‑112(111v‑112).

581

Loi du 17 avril 1531. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 7, fol. 14‑15(14‑15).

582

Dans le registre criminel du Conseil des Dix qui correspond à cette date, on ne trouve aucune trace de sentence qui pourrait correspondre à cette accusation entre avril et août.

nécessitait la collaboration de plusieurs complices pour être efficace. Un seul patricien ne pouvait en effet insérer qu’une dizaine de ballottes tout au plus. Or, cette quantité ne suffisait pas pour obtenir un résultat électoral certain sur les autres candidats. Le fraudeur devait donc soit répéter sa fraude en changeant de banc sans se faire remarquer, soit faire appel à des complices. Cette dernière variante était probablement la plus crainte par la République dont la légitimité existentielle et la longue sérénité reposaient sur l’unité, l’harmonie entre ses patriciens et l’absence de factions à l’inverse de Florence ou de Gênes.

Une autre fraude bien différente était également liée aux « bossoli » : celle de montrer ouvertement pour qui l’on votait. La procédure électorale prévoyait que chaque patricien pouvait librement voter en faveur ou contre les candidats sans aucune influence ou pression extérieure. L’introduction des « bossoli » couverts depuis 1492 permettait effectivement aux patriciens de voter à l’abri des regards indiscrets. Or, il semblerait que les patriciens, en indiquant leur vote, voulaient exprimer leur soutien politique en faveur de telle ou telle personne, ou bien montrer à leurs amis, parents, clients ou patrons qu’ils respectaient l’éventuelle promesse faite avant les élections. Certains patriciens seraient parvenus à montrer qu’ils votaient en faveur de tel ou tel patricien en pivotant l’urne de manière à ce que l’ouverture (par laquelle passait la main) soit dirigée vers le haut si bien que la balle tombait automatiquement dans le dernier compartiment (le vote positif)583.

Pourtant, les « bossoli » avaient été minutieusement conçus pour préserver la liberté de vote. Jusqu’à 1492, il s’agissait d’urnes ouvertes composées d’un compartiment positif et d’un compartiment négatif. Il était aisé pour les électeurs voisins de regarder indiscrètement dans quel compartiment leurs compatriotes inséraient leurs balles. En 1492, un chef du Conseil des Dix, Antonio Tron, ajouta un couvercle à l’urne584. Seule une ouverture sur le côté laissait passer la main. La ballotte complétait l’action antifraude de l’urne. Jusqu’à 1283, elle était faite de cire585. Or, le bruit engendré permettait facilement aux électeurs à proximité de deviner dans quel compartiment la balle tombait. Elles furent alors remplacées par des balles

583

« Cum tuto che sia sta ben regulato l’ordine circa el ballotar cum i bossoli coperti precipuante nel nostro Maior Conseio, non dimeno par che siano sta de quelli che per far manifesta demonstratione de voler alcuni che li sono reccomandati nel ballotar habiano principato a far revoltar li bossoli cum la bocca insuso, et a quel modo getar la ballota dentro, siche de necessita quella convien andar nel bianco che vien a star de sotto, el qual dannabile principio facilmente reussirera in una detestanda et perniciosa forma, che non se die tollerar per alcun modo ». Loi du 27 octobre 1529. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 5, 1529, fol. 111v‑112(111v‑112)..

584

R. Finlay, Politics in Renaissance Venice, op. cit. n. 106, p. 72.

585

Loi du 2 octobre 1283. A.S.V., Maggior Consiglio, Indice e repertorio generale delle leggi statuarie del

serenissimo Maggior Consiglio, eccelentissimo Senato, e Collegio et eccelenso Consiglio di Dieci e Zonta, consistenti nelli libri d’oro, roano e verde. Parte prima, principia dall’anno MCCXXXII., fol. (88)‑87.

de laine fabriquées par les sœurs du couvent de San Girolamo586. Ainsi, les balles tombaient sans bruit dans les urnes et les électeurs pouvaient voter librement à l’abri des regards et des oreilles indiscrets.

Le vote pouvait également être entravé en manipulant les urnes. Par exemple, les patriciens auraient parfois bourré les urnes en cachant les ballottes et les utilisant en une seule fois pour voter en faveur d’un partisan ou contre un adversaire. Curieusement, seuls deux décrets de la première moitié du XVIe siècle font référence explicitement à des fraudes de cette sorte (voir le tableau en annexe 20). En revanche, plusieurs mesures préventives furent prises pour les éviter. Les patriciens devaient montrer aux « ballottini » la ballotte tenue entre leurs doigts avant de l’insérer d’une seule main dans le « bossolo » et de la retirer vide587. Une telle procédure visait à empêcher que les patriciens ne la cachent dans leur manche pour l’utiliser plus tard. Ils avaient également l’obligation de n’introduire qu’une seule main dans le « bossolo »588. S’ils ne montraient pas leur main avec la ballotte avant de voter ou s’ils votaient debout, les électeurs étaient passibles d’une exclusion du Grand Conseil pouvant aller jusqu’à un an589.

Une autre précaution fut employée pour rendre encore plus difficiles les fraudes électorales. En 1628, les censeurs proposèrent de fabriquer des balles de diverses couleurs, signes, lettres ou nombres, mais en quantité suffisante pour chaque couleur ou signe afin que tous les votes d’une seule journée électorale puissent s’effectuer avec des balles identiques590. De pair avec cette idée, les censeurs suggérèrent de tirer au sort la couleur des balles au début des élections à l’instar du tirage au sort des bancs. Ainsi, les patriciens ne pouvaient pas prévoir avant les élections quelle serait la couleur des balles employées pour le vote.

De plus, les balles de laine faisaient l’objet d’une attention minutieuse. Elles étaient gardées dans une caisse qui devait toujours être fermée à clé591. Elle était apportée dans la salle du Grand Conseil et placée au pied des gradins de la tribune en face de la Seigneurie. La caisse était seulement ouverte en présence du chef du Sénat ou d’un censeur. Le secrétaire délégué à la surveillance de ces balles devait toujours rester près de cette caisse et ne jamais la quitter.

586

Loi du 3 mai 1421. Ibid., fol. 88‑88v.

587

Loi du 17 avril 1531 répétée le 26 juillet 1633 mais originalement datée du 16 janvier 1433. A.S.V.,

Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 7, op. cit., fol. 14‑15(14‑15) ; A.S.V., Censori, busta 1,

op. cit., fol. 94v ; D.E. Queller, The Venetian patriciate, op. cit. n. 15, p. 97.

588

Le 2 octobre 1528. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 4, fol. 105(105).

589

Lois du 8 mai et du 28 août 1633. A.S.V., Maggior consiglio, deliberazioni registre 38 padavinus, 1631-39, fol. 72‑73(92‑93);84(104).

590

Lettre des censeurs qui accompagne l’original de la loi du 2 août 1628. A.S.V., Consiglio di Dieci,

deliberazioni, comuni, filza 385.

591

Enfin, les personnes présupposées à leur surveillance devaient distribuer aux « ballottini » la quantité de balles qu’ils estimaient suffisante et non en excédent592.