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Les magistrats chargés de la lutte antifraude et leurs compétences

Les fraudes et la lutte antifraude sous le prisme de la législation

4. Les magistrats chargés de la lutte antifraude et leurs compétences

Diverses magistratures étaient responsables de la lutte contre les fraudes électorales et de la surveillance des élections : les censeurs, le Conseil des Dix, leurs chefs en particulier, les avocats de la Commune, les « auditori nuovi et vecchi » et plus tard les inquisiteurs d’État. Les premiers furent spécialement créés dans l’objectif de lutter contre les fraudes en 1517. Au nombre de deux, ils devaient surveiller les élections et sanctionner tout coupable dès que la culpabilité était avérée. C’est cette magistrature que je présenterai en premier. Cependant, les censeurs n’obtinrent jamais l’entière responsabilité en matière de répression du « broglio », qu’ils partagèrent avec les autres magistratures précédemment citées.

La magistrature des censeurs vit le jour le 13 septembre 1517 alors que la République

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Le 13 janvier 1526. A.S.V., Senato, deliberazioni, terra, registre 24, 1525-26, deliberazioni, terra, registro 24, 1525-26, fol. 64(82).

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« […] con grandissima, et incredibile mormoratione di cadauno, et massime di forestieri, et cum non mediocre indignità del stato nostro […] ». Ibid.

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« Sono tanto moltiplicate le pratiche, che si fanno pubblicamente et senza alcun rispetto nella corte del Palazzo et Piazza di San Marco et di Rialto con numero de parenti, et d’amici, per quelli che pretendono alcuna dignità intervenendo li nobili nostri che passano per le strade che è d’indignità della nobiltà et con mormoratione cosi di quelli di questa città, come di molti altri che in essa concorrono, dove non dovendosi mancar d’ogni opportuna provisione per obviar a tanto inconveniente. » Loi du 10 août 1555. Senato, deliberazioni, terra,

registre 40, 1555-56, fol. 45‑46(65‑66).

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La loi ajoute que la République ne devait sa longue vie qu’à la distribution de ses charges et qu’elle devait être attentive à permettre l’édification des sujets et l’admiration des étrangers. C’est pour cette raison que les rassemblements furent interdits. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 182, 1732, fol. 57.

traversait une période difficile. Les guerres d’Italie avaient vidé les caisses de l’État et porté dommage au commerce. À cela s’ajoutait la croissance démographique du patriciat qui se détournait progressivement du commerce devenu aléatoire pour chercher de nouvelles ressources financières dans le service de l’État. Certes, la plupart des charges n’étaient pas rémunérées, mais certaines prévoyaient un modeste soutien financier. La hausse démographique et l’intérêt accru pour les charges politiques provoquèrent un accroissement sensible des fraudes et de leur perception. Le contexte était par conséquent particulièrement favorable à la création d’une magistrature dédiée à la lutte contre les fraudes électorales. Élus pour un an, les deux magistrats devaient faire obstacle aux « manifestations d’ambition déshonnêtes et pernicieuses »304 pendant les élections du Sénat. Hiérarchiquement situés sous les avocats de la commune et les chefs du Conseil des Dix, leur salaire s’élevait à 100 ducats d’or pour toute l’année de service. L’autorité judiciaire des censeurs était relativement étendue puisqu’ils pouvaient, en toute indépendance vis-à-vis d’un autre conseil, punir les transgresseurs. La seule condition était que deux personnes dignes de foi aient apporté leur témoignage. S’ils interceptaient d’autres manifestations d’« ambition » qui n’étaient pas sanctionnées par les lois, les censeurs étaient libres de juger comme bon leur semblait, dans la limite de deux ans d’exclusion du Grand conseil et 100 ducats d’amende. S’ils sanctionnaient un noble en dehors des élections, ils devaient annoncer sa condamnation au conseil suivant. Aucun magistrat ne pouvait annuler des peines infligées par les censeurs sous peine d’une amende de 50 ducats d’or.

Peu après la création de cette magistrature, sa présence pendant les élections du Sénat fut jugée bénéfique et fut en conséquence étendue aux élections du Grand Conseil305. Les censeurs devaient prendre place sur le banc supérieur du côté de la chaire (sur le côté gauche de la tribune vue d’en-face, voir le dessin de de La Court, annexe 2). Puis la magistrature traversa une période de crise en 1521 lorsque le 15 octobre, le Sénat la jugea désormais inutile et la supprima306. Cette situation ne dura pas, car trois ans après, le conseiller Marin Zorzi proposa de la réintroduire 307. Sept jours plus tard, le 1er octobre 1524, les « savi » du Conseil

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« […] precipuo carico di rimediar à gl’inhonesti et perniciosi modi di ambitione ». A.S.V., Maggior

Consiglio, deliberazioni, registre 25 deda, 1503-1521, fol. 143‑145.

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988 pour, 224 contre, aucune voix non sincère. Ibid, fol. 146.

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Ibid, fol. 188. Dans le Sénat, la loi fut votée le 15 octobre avec les résultats suivants : 161 positifs, 17 négatifs, 1 non sincère.

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Le 1er octobre 1524. G. Lauro, La Magistratura dei Censori nel 1500, op. cit. n. 22, p. 100 ; dans les journaux de Marin Sanudo à la date du 1er octobre 1524 : « Da poi disnar fo Consejo di Dieci semplice, iusta il solito, per lezer li soi ordeni et far la Zonta. Tamen nulla seno per tante preghierie fate a quelli dil Consej di Dieci da quelli che voleno esser di la Zonta preditta. Et il Principe parloe si facesse provisione; adeo nulla fu fato et fo rimessa a uno altro Consejo. / Et è da saper. Sier Marin Zorzi el dotor, quel intrarà Consier, vol meter la

proposèrent au Sénat de réintégrer les censeurs avec la même autorité qu’en 1517308. Un an plus tard, leur autorité fut renforcée par le Conseil des Dix. La simple parole des censeurs contre un patricien suffisait pour le déclarer coupable309. De plus, la magistrature fut soumise à une « contumace »310. Malgré sa perte d’autorité et la difficulté de prendre les patriciens sur le fait, cette magistrature subsista jusqu’aux derniers jours de la République en 1797.

Outre les censeurs, les chefs du Conseil des Dix, les avocats de la Commune, les « auditori novi et vecchi » et les inquisiteurs d’État avaient également pour mission de lutter contre les fraudes électorales. Plusieurs raisons expliquent ce partage de compétences. Premièrement, les deux censeurs ne pouvaient pas vérifier seuls dans la salle du Grand Conseil et dans les autres salles du palais des doges le respect des lois électorales. Deuxièmement, les censeurs avaient d’autres responsabilités qui les accaparaient. En effet, ils jugeaient également les litiges entre serviteurs et maîtres sur les salaires, les paris, les délits commis par les gondoliers et au XVIIIe siècle, le verre passa également sous leur juridiction311. Troisièmement, ils pouvaient juger et condamner un patricien lorsqu’ils le prenaient en flagrant délit, mais si une enquête avait lieu, l’affaire était déléguée au Conseil des Dix.

Le partage de compétences en matière de « broglio » était également voué à contenir l’autorité des différentes institutions (voir tableau en annexe 7). Le principe de séparation des pouvoirs n’existant pas, plusieurs conseils se partageaient des compétences similaires afin que l’autorité d’une institution soit limitée par une autre. Certaines compétences pouvaient ainsi être exercées par plusieurs organes à la fois, la concurrence et la méfiance entre les institutions servant de garantie contre toute concentration de pouvoir312. Par exemple, l’autonomie institutionnelle des censeurs, grignotée au détriment du Conseil des Dix, serait selon Lauro Giorgio due à la crainte du Grand Conseil d’une influence excessive de ce dernier313. Pourtant, les censeurs n’avaient pas les mains libres en matière de « broglio ». D’une part, ils devaient prendre garde à ne pas usurper l’ancienne autorité des avocats de la Commune en matière de lutte contre les fraudes électorales. Bien qu’ils aient perdu ces

parte di far di novo li censori, et è ben fato per le grandissime pratiche si fà, che adesso non si atende ad altro. » M. Sanuto, I diarii di Marino Sanuto, 37, Bologne, 1969, p. 6‑7.

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G. Lauro, La Magistratura dei Censori nel 1500, op. cit. n. 22, p. 104.

309

A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 1, fol. 62(114).

310

G. Lauro, La Magistratura dei Censori nel 1500, op. cit. n. 22, p. 117.

311

A. da Mosto, L’archivio di Stato di Venezia, indice generale, storico, descrittivo ed analitico, Rome, 1937, p. 177.

312

A. Riklin, Die venezianische Mischverfassung im Lichte von Gasparo Contarini (1483-1542),St. Gallen : Institut für Politikwissenschaft, Saint-Gall, 1989, p. 12.

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prérogatives, ces derniers restèrent responsables de la surveillance des patriciens pendant les élections. D’autre part, certaines fraudes électorales étaient liées à des délits qui n’étaient pas du ressort des censeurs. Lorsque des pratiques ambitieuses liées à la profusion de richesse telles que les campagnes électorales étaient en jeu, les chefs du Conseil des Dix et les avocats de la Commune entraient en action314. Si de l’argent était impliqué lors des sollicitations, les censeurs et les chefs du Conseil des Dix se partageaient la responsabilité qui passa en 1532 aux seuls censeurs, puis en 1596 aux chefs du Conseil des Dix315. Les recommandations et les sollicitations furent expressément confiées aux censeurs en 1521316. Mais, en 1555, ces délits furent confiés à l’autorité des avocats de la Commune. En 1697, ces deux magistratures se partagèrent cette responsabilité avec les « auditori vecchi et nuovi » et les chefs du Conseil des Dix.

La lutte contre les échanges de voix est un autre exemple de partage de compétences entre les diférentes magistratures. Ces fraudes furent interdites par la législation vers la fin du XVIe siècle et furent aussitôt et exclusivement confiées aux chefs du Conseil des Dix317. Mais quelques années plus tard, les censeurs prirent part à leur répression318 ; ils devinrent les seuls juges à partir de 1596319, avant de partager cette compétence avec la Seigneurie en 1625320. En 1611321, les dénonciations d’échange de voix pouvaient être envoyées indifféremment aux chefs du Conseil des Dix, aux avocats de la Commune et aux censeurs, mais seul le Conseil des Dix pouvait prononcer des condamnations. En 1632322, une institution redoutée s’immisça. Les enquêtes en cas d’échange de voix pour les élections de sénateurs, de la Zonta du Sénat, de la Quarantie ordinaire et des procurateurs de Saint-Marc passèrent aux mains des inquisiteurs d’État. Les déclarations frauduleuses qui apparurent au XVIIIe siècle leur furent confiées dès le début323. C’est à eux également et aux chefs du Conseil des Dix que fut

314

Loi du 3 décembre 1612. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 62, 1612, fol. 120(157).

315

Loi du 18 janvier 1525. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, misto, registre 47, 1524, fol. 124(179) ; loi du 19 septembre 1532. A.S.V., Senato, terra, deliberazioni, registre 27, 33 1532, fol. 58(80) ; loi du 31 mars 1596. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 32, suranius, 1588-1600., fol. 111(151).

316

Loi du 25 janvier 1521. Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 25 deda, 1503-1521, fol. 174(188).

317

Loi du 13 octobre 1588. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 40, fol. 19‑20(75‑76).

318

Loi du 16 septembre 1593. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 43, 1593, fol. 104(104).

319

Loi du 10 juillet 1596. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comune, registre 46, 1596, fol. 43‑44(87‑88).

320

Loi du 20 mai 1625. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 35, deliberazioni, ottobonus primus,

1625-1630, fol. 8‑9(46‑47).

321

Loi du 29 avril 1611. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 61, 1611, fol. 32‑33(86‑87).

322

Loi du 16 juin 1632. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 82, 1632, fol. 70‑71(132‑133).

323

confiée à la même période la lutte contre la corruption électorale lors des campagnes pour les élections de doge et de procurateur de Saint-Marc324.

À partir du XVIIIe siècle, tous ces magistrats furent impliqués encore plus activement dans la lutte contre le « broglio ». La Sérénissime obligea les conseillers, les chefs de la Quarantie, les censeurs, les chefs des Dix et les avocats de la Commune à rendre compte régulièrement de leurs activités et à proposer des solutions aux problèmes rencontrés325. Les censeurs étaient déjà obligés par un décret du 2 décembre 1702 de se présenter tous les mois au doge et de remettre tous les trimestres un rapport sur l’exécution des lois326, ce qu’ils firent avec zèle au moins pendant les premières années, comme je le montrerai en particulier dans le chapitre consacré au conflit normatif entre « broglio » et serments au XVIIIe siècle.