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Les mesures relatives à la procédure et à la technologie

Les fraudes et la lutte antifraude sous le prisme de la législation

Chapitre 2 : les manipulations techniques du processus électoral

1. Les fraudes pendant le tirage au sort

1.2. Les mesures relatives à la procédure et à la technologie

Afin de lutter contre ces fraudes liées au comportement ou à une manipulation du matériel, la République développa et adapta au fil des siècles sa procédure et la technologie utilisée. Dans le chapitre liminaire, les outils électoraux conçus pour éviter les fraudes ont été évoqués au fur et à mesure de leur apparition. Cette technologie comprenait les « capelli », les balles d’or et celles des commissions électorales, les « bossoli » et les ballottes.

La forme de ces outils avait été conçue pour limiter les possibilités de fraude et de manipulation. Par exemple, les « capelli » étaient placés en hauteur et étaient fermés afin qu’il soit difficile de regarder à l’intérieur et ainsi choisir l’une des balles. Seules deux ouvertures sur les côtés permettaient de laisser passer une main.

Les balles d’or contenues dans ces urnes étaient également conçues pour éviter les fraudes. Il y avait douze groupes de 96 balles chacun517. Des inscriptions étaient gravées sur les balles que probablement seuls les secrétaires et les magistrats connaissaient. À chaque groupe de balles correspondait un code. Si une balle était perdue, il était nécessaire de remplacer toutes

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Cette loi n’a pas été prise en compte dans le tableau car elle représente un cas particulier. A.S.V., Consiglio di

Dieci, deliberazioni, comuni, registre 46, 1596, fol. 39(84).

516

Loi du 27 juin 1604. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 54, fol. 41‑42(91‑92).

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Dans une des « filze » du Conseil des Dix se trouve une copie de la lettre datée du 3 août 1559 de l’orfèvre officiel de la République. Il y explique qu’il n’était plus possible de distinguer les gravures officielles sur certaines balles d’or tandis que d’autres étaient tellement profondes qu’il était facile de les reconnaître au toucher. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, Filza 187.

celles de son groupe et donc d’en fabriquer de nouvelles portant un autre signe distinctif ce qui rendait les précédentes inutilisables. Seul un orfèvre accrédité par la République pouvait fabriquer ces balles d’or518. De plus, leur poids était strictement contrôlé pour qu’il soit égal à celui des balles d’argent. Après avoir constaté en 1517 qu’un poids inégal pouvait faciliter les fraudes, le Conseil des Dix prêta une attention particulière à ce que poids et formes soient similaires519. Les balles étaient sous la responsabilité du « nodaro deputato alle voce » – notaire délégué aux « voix » – qui les gardait dans une boîte dont la clé était confiée au grand chancelier ou à son vice-régent. Tous les autres types de balles étaient gardés par un autre employé, le « nodaro deputato alle cedule ».

Outre ce matériel, le déroulement du tirage au sort fut rigoureusement défini car le déplacement jusqu’à l’urne contenant les balles d’or était une opportunité idéale pour les patriciens afin de contacter leurs collègues. En effet, des dizaines voire des centaines d’entre eux devaient se rendre jusqu’au « capello » dès que leurs bancs étaient tirés au sort. Or, la République souhaitait que ses patriciens se déplacent « modestement », sans parler à leurs collègues, piochent une balle et retournent tranquillement à leur place520. Afin d’assurer le respect de ces règles de comportement, la République promulgua plusieurs interdictions. Lorsqu’ils allaient tirer au sort, il était interdit aux patriciens de créer des tumultes, de s’arrêter excessivement auprès des « capelli » au lieu de poursuivre leur chemin vers la seconde urne ou vers leur banc, ou bien de s’arrêter devant ou sur l’un des côtés de la tribune521, ou encore de retourner par le chemin précédemment emprunté pour sortir du banc dans l’espoir peut-être de se glisser dans la queue de nouveau. Au contraire, les patriciens devaient aussitôt revenir à leur banc en contournant la salle sans adresser la parole à leurs collègues ni s’asseoir sur un banc qui n’avait pas encore été convoqué au « capello »522. S’ils ne respectaient pas ces règles, ils risquaient une exclusion temporaire d’une année du Grand

518

Ibid.

519

Loi du 4 mars 1517 du Conseil des Dix. « Essendo stà visto per vera experientia, che le ballotte d’oro et d’arzento, che se adoperano nei capelli del nostro Mazor Conseio, sono molto varie de peso, adeo che facilmente per causa de tal varietà potria seguir qualche gran disordine, se ha trovato modo, et forma molto laudabile, et fructuosa de far dicte ballotte tutte ad’uno peso, et de una istessa mensura, da qual renovation è molto necessaria per diversi respectti: et però. L’andera parte che per auctorità de questo Conseio le predicte ballotte siano renovate, cum condition, che tutte debbino esser de uno medesimo peso, grottezze, et rotundità, et siano tutte prefate avanti che le se adoperino nel Mazor Conseio. La spesa veramente, che diè intrar in fare dietro necessario affecto, sia fatta dei danari di questo conseio, come è ben conveniente ». A.S.V., Compilazione delle leggi,

ballottazioni, busta 68, fol. 860.

520

« Capitolare ». B.M.C., Ex libris NU. Petri gradenigo de confilio S. Giustinian, ab eo collectis ad utilitatem

studii sui et ad usum prestantium nobilium reipublice, Mss gradenigo-dolfin 161, fol. 642.

521

Indication contenue dans la répétition du 4 avril 1730. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 47, fol. 157v(182v).

522

Conseil, deux ans d’inéligibilité, voire même six mois de prison et une amende de 200 ducats523.

Il était également défendu de se regrouper aux extrémités des bancs situées près de la tribune afin de mieux voir les opérations et peut-être entrer en contact avec des collègues. De plus, les patriciens ne devaient ni rester debout, après être allés tirer au sort, ni s’approcher des membres des commissions électorales. Pendant le passage de la salle du Grand Conseil à celles des commissions électorales, il leur était interdit d’apostropher les membres des commissions électorales afin qu’ils nomment leurs candidats favoris. Si les patriciens ne respectaient pas ces règles de comportement, ils risquaient des peines d’exclusion du Grand Conseil, d’inéligibilité, voire de prison ou des amendes524.

C’est là qu’entrait en jeu la surveillance des magistrats : le contrôle des déplacements pendant le tirage au sort devait être assuré par les avocats de la Commune, les chefs du Conseil des Dix, les censeurs et les « auditori »525. En conséquence, il était prévu qu’ils s’installent à des endroits stratégiques de la salle du Grand Conseil. Un avocat de la Commune et un chef du Conseil des Dix s’asseyaient chacun dans un angle526. Les deux autres avocats et les deux autres chefs du Conseil des Dix prenaient place de l’autre côté, face à face, les chefs étant situés côté canal527. Les « auditori vecchi » et « nuovi » s’asseyaient à la place qui leur était réservée pour surveiller eux aussi les patriciens. Cette disposition fut légèrement modifiée au début du XVIIe siècle, car la confusion pendant le déplacement des nobles jusqu’aux « capelli » semblait s’être accrue528. Pour mieux surveiller les patriciens qui tiraient au sort, un des chefs du Conseil des Dix se plaçait désormais sur la tribune du côté qui était proche du canal tandis qu’un avocat de la Commune en occupait l’autre côté vers la cour. Si un de ces magistrats était absent, un censeur devait le remplacer529. Théoriquement, leur simple parole suffisait à convaincre un noble d’avoir enfreint les lois réglementant les élections, ce qui entraînait une amende, voire une exclusion temporaire du Grand Conseil (voir le tableau en annexe 15)530. Enfin, ce fut le rôle des « ballottini » à partir du XVIIIe siècle d’avertir les

523

19 janvier 1590. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 40, op. cit., fol. 260(204).

524

Loi du 29 juillet 1544. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 16, 1544, fol. 49(49).

525

Ibid.

526

Loi du 21 janvier 1565. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, miste, registre 24, fol. 96v‑97.

527

Les magistrats devaient adopter un emplacement analogue lorsque les élections avaient lieu dans le Sénat.

Ibid.

528

Loi du 22 juin 1604. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 54, fol. 41‑42(91‑92).

529

Ibid.

530

G. Maranini, La costituzione di Venezia, op. cit. n. 140, p. 105. A.S.V., Compilazione delle leggi, busta 18,

« ambito », fol. 192‑194. Le 21 janvier 1566, les « auditori nuovi » ont repris la loi du 26 août 1489 sur l’autorité des magistrats chargés de lutter contre les fraudes électorales.

patriciens qu’ils ne pouvaient pas solliciter les magistrats avec des suppliques pour refuser une charge531.

Une surveillance efficace de la salle du Grand Conseil ne devait pas être une tâche toujours aisée. Les décrets rapportent par exemple que les notaires de la chancellerie ducale étaient parfois négligents lors de la surveillance des «capelli »532. Mais l’obstacle majeur était sans doute le nombre élevé de patriciens dans la salle. Par exemple, Maria-Francesca Todesco évalua leur nombre à plus de 2000 au début du XVIe siècle alors que les magistrats qui les surveillaient n’étaient qu’une dizaine533.