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Les fraudes et la lutte antifraude sous le prisme de la législation

Chapitre 1 : les tentatives d’influence des électeurs interdites par la législation

3. Les campagnes électorales

3.1. Description des campagnes électorales aux charges illustres

Lorsque les dignités de doge ou de procurateur de Saint-Marc étaient en jeu, les élections se préparaient longtemps à l’avance. Les aspirants menaient une véritable campagne électorale à caractère festif dans l’espoir d’inciter les patriciens à voter pour eux. D’après les lois, ces campagnes commençaient parfois plusieurs jours avant la mort d’un procurateur, par exemple lorsqu’une rumeur de maladie ou de mauvais état de santé se propageait447. Ces campagnes étaient interdites, car elles pouvaient influencer le choix des électeurs par des arguments autres que le simple mérite. Lors de la vacance de la dignité de doge, les prétendants auraient invité et réuni leurs égaux, chez eux ou dans des lieux publics, afin de les convaincre de voter en leur faveur. Les candidats se seraient faits aider par des intermédiaires ou des membres de leur famille448.

3.2. Les mesures préventives

Les repas entre les patriciens étaient strictement régulés par la législation. La République craignait que les repas avant des élections à des postes-clés du gouvernement vénitien puissent devenir une opportunité idéale pour convaincre d’éventuels électeurs indécis. Pour cette raison, elle tenta d’en limiter l’ampleur. Le 24 mars 1531449, le Conseil des Dix prohiba toute rencontre entre patriciens chez l'un d'entre eux s'ils étaient plus de huit. Seuls les membres de la famille exclus du vote pour lien de parenté pouvaient se réunir sans limitation du nombre d'invités. Un an plus tard, le Sénat condamna fermement le repas organisé le 1er août précédent entre les membres des Quaranties, les Trente « Savi », les conseillers inférieurs, les avocats de la Commune, les auditeurs « vecchi » et « novi » et leur interdit de réiterer une telle manifestation de sociabilité. Par le même décret, le Sénat prohiba tout repas pré-électoral, dans le palais des doges mais aussi dans toute la ville, avant la prochaine élection de la Zonta ainsi que pour les années suivantes450. Seuls ceux qui étaient automatiquement exclus du vote pour lien de parenté pouvaient organiser des repas ensemble. Si des soupçons pesaient sur l’organisation de tels festins, les avocats de la Commune et les

minimum 800 participants. Voir également les décrets du 29 mai 1611, du 21 juin 1621, du 20 mai 1625 et du 16 juin 1632.

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Loi du 21 juin 1621. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 71, 1621, fol. 93(173).

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Loi du 7 janvier 1539. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 27 novus, 1537-1551, fol. 36 ; loi du 5 novembre 1615. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 34 antelmus, 1607-1616, fol. 143‑144(163‑164).

449

A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registro 7, 1531, fol. 12‑13(12‑13).

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censeurs étaient chargés d’enquêter. Ce décret fut répété le 25 juin 1551451, mais ne se limitait pas à la Zonta. Pendant toute l'année, plus de huit patriciens ou membres d’un conseil ou collège ne pouvaient manger ensemble sauf s’ils s’excluaient mutuellement pour lien de parenté.

Les manifestations de sociabilité à l’approche des élections les plus importantes comme celle du doge ou celles des procurateurs de Saint-Marc étaient les plus craintes par la République. Pour surveiller les patriciens avant les élections d’un nouveau procurateur, un des avocats de la Commune et un des censeurs furent chargés, dès 1611, de se rendre au « broglio », lorsqu'ils le jugeaient bon, pour empêcher par leur présence toute transgression des lois452.Puis dix ans plus tard, aucun concurrent n’avait le droit de se rendre sur les places publiques dès le décès devenu officiel 453. Ils pouvaient y passer seulement lorsque se réunissait le Grand Conseil pour se rendre directement dans le palais des doges. Ils avaient l’interdiction formelle de s’arrêter, seuls ou accompagnés, sous peine de devenir inéligibles à cette élection. La République demanda à tous les avocats de la Commune et à tous les censeurs de participer à cette surveillance. De plus, ils devaient se rendre avant – si un décès était pressenti – comme après la mort d'un procurateur sur la place de Saint-Marc et à Rialto pour empêcher que ne soient formés des groupes secrets ou autres pratiques similaires. Ils pouvaient se faire aider de leurs « fanti » et « ministri » pour surveiller les places. Enfin, la République tenta d’enrayer les sollicitations par la tenue rapide d’élections. Les conseillers étaient obligés, par serment, de convoquer le Grand Conseil immédiatement après la mort d’un procurateur. Par exemple, les élections devaient se dérouler le lendemain matin si le procurateur était mort la veille454.

Dans le cadre des élections du doge et des procurateurs de Saint-Marc, la législation ne visait pas seulement à prévenir la corruption électorale mais aussi l’emploi exagéré du luxe. La réglementation du luxe liée aux élections avait pour premier objectif d’encourager les patriciens à la sobriété et à la modestie propres aux valeurs républicaines de Venise. On peut cependant lire derrière ces lois la volonté, d’une part, de rendre accessible au plus grand nombre de patriciens la candidature aux charges les plus prestigieuses et éventuellement, d’autre part, d’empêcher les promesses de récompense aux électeurs après une élection

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Aucune copie de cette répétition dans les registres du Sénat, du Grand Conseil et du Conseil des Dix. A.S.V.,

Censori, busta 1, fol. 60v.

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Le 29 avril 1611. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 61, fol. 32‑33(86‑87).

453

Loi du 21 juin 1621. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 71, fol. 93‑97(173‑177).

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réussie. Le 3 décembre 1612455 furent ajoutées des mesures à la loi du 31 mars 1596 qui interdisait aux prétendants à toutes charges publiques de pouvoir distribuer ouvertement des « objets, de l'argent ou autre »456. Ce jour-là, le Conseil des Dix interdit aux prétendants à des charges publiques, et en particulier à celle de procurateur de Saint-Marc, de pouvoir distribuer des « objets, de l'argent, du pain, du vin ou autre en public ou de manière évidente, aussi bien dans les ‘traghetti’457 que dans les ‘contrade’458 ou ailleurs, et de faire tirer des pétards ou autres feux d'artifices »459. Il était également interdit aux candidats de se faire accompagner par plus de deux cents personnes et d’organiser des banquets pour plus de cinquante invités.

De plus, le procurateur nouvellement élu devait prêter serment au doge qu’il ne distribuerait pas de « zuccari »460 ou autre provision de bouche à plus de deux cents personnes ni aux électeurs le jour même de son élection. Son serment était ensuite rendu public dans le Grand Conseil et un registre prévu à cet effet était spécialement envoyé à son domicile sur lequel il devait écrire de sa propre main qu'il jurait d’avoir respecté la loi. Il renouvelait ensuite son serment lorsqu'il entrait pour la première fois dans le Collège. Si des doutes subsistaient sur le non-respect de ce règlement par l’un des candidats, les trois chefs du Conseil des Dix avaient toute autorité pour mener des investigations. Il faut cependant attendre la loi du 30 novembre 1764461 pour que soit exprimé clairement le lien entre justice distributive et luxe : il y est expliqué que les manifestations de luxe « décourageaient (disanimano) les citoyens méritants à aspirer à une telle dignité »462.

455

A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 62, 1612, fol. 120(157).

456

« Sia espressamente proibito à chi si sia il poter far palesemente, et in publico dispensa in poca, ò in molta quantità di dennaro, robba, ò altro ». A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 32, suranius,

1588-1600., fol. 111(151).

457

Bateaux semblables à des gondoles qui permettaient et permettent encore le passage d’une rive à l’autre du Grand Canal. G. Boerio, Dizionario, op. cit. n. 75, p. 761.

458

Les « contrade » correspondent aux paroisses. Ibid., p. 192.

459

« […] non possano far dispensa alcuna di robba, denaro, pane, vino,o altro in publico o in palese, giusta in tutto la sudetta parte, così alli traghetti, come per le contrade, ne altrove à modo alcuno ne meno far tirrar codette, o altri fuochi strepitosi; et oltre di ciò le sia prohibito il farsi accompagnar da più di 200 soli, ne far banchetto à maggior numero di 50, sotto pena di ducati mille, quando contrafacessero in tutto, o in parte alle cose sudette; non potendo neanco mandar zuccari, o altro a più di questi dusento, che l’accompagneranno, et a tutti quelli, che anderanno in elettione quel giorno del suo rimaner secondo l’ordinario ». A.S.V., Consiglio di

Dieci, deliberazioni, comuni, registre 62, fol. 120(157).

460

Explication donnée par Molmenti : « Presso i veneziani lo zucchero non era soltanto il preferito condimento di molte vivande, ma, foggiato a fiori, caselli, colonne, statuine ecc., un pregiato ornamento dei ricchi banchetti. A Enrico III, nel 1574 ospite di Venezia, fu offerta nella sala del Maggior Consiglio una colazione tuta composta di zucchero ; il pane, i piatti, i coltelli, le forchette, le tovaglie, le salviette erano di zucchero ». P. G. Molmenti,

Curiosità di storia veneziana, Bologne, 1919, p. 316.

461

A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 50 colombo, fol. 84v‑85v(109v‑110v).

462

« […] « […] frenare le aborite esteriori pomposità le quali disanimano li benemeriti cittadini dall’aspirare ad una tanta dignità […] ». Ibid.

3.3. Sanctions

Tout dénonciateur de repas à visée électorale illégaux pouvait recevoir une récompense de 100 à 200 ducats (voir le tableau de l’annexe 8.4). Les peines appliquées à la suite de repas pré-électoraux différaient en fonction du rôle et du statut social des inculpés. Les patriciens qui invitaient, pouvaient être exclus du Grand Conseil pendant deux ans et inéligibles pendant quatre ans. Ces peines étaient réduites de moitié pour leurs hôtes. Une exclusion de quatre ans de la ville et de son territoire était prévue pour les « cittadini » qui recevaient chez eux ou étaient témoins de ces repas sans les dénoncer. En revanche, si un esclave dénonçait ses maîtres, il était libéré et recevait l’amende en récompense463.

Fixées par une loi de 1531, ces peines furent abaissées l’année suivante à respectivement un an d’inéligibilité et 100 ducats d’amende pour les repas à l’approche des élections de la Zonta du Sénat464. Elles augmentèrent de nouveau en 1551 pour tous les repas réunissant plus de huit personnes qui avaient le droit de participer à l’élection du vote (sans être circonscrites à certaines élections) 465. Cette limitation n’existait pas si les invités étaient exclus des élections en raison de leur lien de parenté avec le candidat. La seule nouveauté était la proclamation publique du nom du transgresseur dans le Grand Conseil.

Enfin, on peut citer le cas particulier des élections des procurateurs de Saint-Marc. Organiser des banquets à l’approche des élections à cette charge était passible d’une amende de 1000 ducats et le nom des transgresseurs était publiquement proclamé. En revanche, aucune exclusion des conseils ni aucune inéligibilité n’était prévue466. En outre, un juge risquait, dès 1531, une amende de 500 ducats s’il se montrait trop laxiste envers les transgresseurs467.