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Les fraudes et la lutte antifraude sous le prisme de la législation

3. Pourquoi lutter contre les fraudes ?

Outre le risque, souvent évoqué, de perte de la protection divine selon le discours vénitien, cinq raisons principales d’intervention émergent de la lecture des sources. Il ne s’agit, toutefois, que des seuls motifs explicitement mentionnés dans la législation et retenus digne de mémoire par les législateurs puisque les séances des assemblées ne faisaient pas l’objet de comptes rendus274. En premier lieu, Venise se plaignait de la violation évidente de ses valeurs républicaines. Le contrôle officieux de la distributivité, les pressions exercées sur d’autres patriciens ou les simples sollicitations allaient à l’encontre du principe d’égalité, de liberté de vote et de sincérité des élections. Sont ensuite mis en exergue l’intensité et la fréquence d’une fraude, l’efficacité d’un précédent décret, des scandales récents ayant éclaté au grand jour et, dans de rares cas, l’impact des trucages électoraux sur la réputation de Venise. Il est rarement précisé avec exactitude quand ont commencé à apparaître les désordres; des transgresseurs

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Loi du 3 septembre 1566. Capi Consiglio di Dieci, notatorio, n°21, 1566-1569, fol. 41v. Capi Consiglio di

Dieci, notatorio, n°21, 1566-1569, fol. non numérotés.

272

Appelés « ministri » dans la législation.

273

D. Raines, « Office seeking » , op. cit. n. 28, p. 137‑193.

274

Tout au plus, on trouve parfois dans les « filze » des documents des censeurs ou des avocats de la Commune qui incitent la sérénissime à faire une loi. Filippo de Vivo explique la volonté de la République de ne pas diffuser une image de discorde du patriciat et se retenait pour cette raison de tenir à jour des protocoles des discussions politiques. F. de Vivo, Information and communication, op. cit. n. 114, p. 18.

précis ne sont jamais pointés du doigt et les lois ne font guère explicitement référence à l’inefficacité des décrets précédents275.

La seconde raison la plus fréquemment citée par les lois est l’intensité croissante des fraudes qu’il n’est malheureusement pas toujours possible de mesurer avec « objectivité ». De plus, cette augmentation ne se laisse pas exactement dater. Les fraudes avaient lieu à « presque chaque réunion du Grand Conseil »276 en 1507, « depuis des jours » en 1508277 et en 1515278 « depuis quelques jours » ou encore « depuis quelques temps »279; en 1603, cela faisait déjà quelques années que des irrégularités perturbaient les élections du Sénat et de sa « Zonta »280. Non seulement la fréquence mais aussi l’intensité des fraudes étaient pointées du doigt. En 1524, le Sénat rapporta que « beaucoup d'ambitieux » ne se contentaient pas de parler à trois patriciens seulement, mais « si ce n'est à tous, du moins à la majorité » des sénateurs281. En 1555, le Sénat estima que les pratiques des prétendants aux charges s’étaient multipliées et se faisaient « publiquement et sans aucun respect dans le palais et la Place de Saint-Marc et de Rialto avec nombre de parents et d'amis » qui intervenaient même auprès des nobles passant dans les rues. Cela fut jugé indigne de la noblesse282. Dans une proposition de loi du 13 août 1603, les chefs du Conseil des Dix rapportèrent que :

« L’on voyait clairement, que les pratiques étaient plus que jamais à leur comble, chaque jour où se réunissait le Grand Conseil, à peine les portes des commissions électorales étaient-elles fermées, que non seulement les candidats pressentis, mais leurs parents et amis, allaient de par les bancs en sollicitant et en interceptant les votes, sans laisser ni lieu ni sujet intact »283.

275

Par exemple dans la répétition du 26 septembre 1704, il est précisé : « La legge 1697 27 decembre di questo eccellentissimo Maggior Conseglio, non ottenga la sua intiera, et universale obedienza ». Compilazione delle

leggi, prima seria, busta 18 ambito, fol. 566.

276

« Magnus certe est, et maxime estimandus disordo ille qui quasi in omini Maiori consili segui videtur ex causa illorum qui in ultima ballotatione ante completam ab omnibus ballotationem se levant in pedes recedunt et multi ab locis eorum et vadunt versus portas consilii ! ». Loi du 11 août 1507. A.S.V., Consiglio di Dieci,

deliberazioni, miste, registro 31, fol. 47(34).

277

Loi du 25 août 1508. Ibid, fol. 31(81).

278

« Da alcuni zorni in quà ». Loi du 22 novembre 1515. Consiglio di Dieci, deliberazioni, miste, registre 39, fol. 42.

279

Loi du 29 mars 1531. Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 7, fol. 10(10).

280

Le 29 juin 1603. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 33, vicus, 1601-1606.

281

Loi du 31 janvier 1525. « Sono molti ambitiosi che si hanno excogità di praticar, et far praticar quelli di questo Consiglio in pregarli li voglino tuor, si nelli scrutinii, come nell’elettion se fano per questo Consiglio non si contentando parlar à tre, ma si fano licito parlar, se non à tutti, alla mazor parte di quello ». A.S.V., Senato,

deliberazioni, terra, registre 23, fol. 158‑159(173‑174).

282

« Sono tanto moltiplicate le pratiche, che si fanno pubblicamente et senza alcun rispetto nella corte del Palazzo et Piazza di San Marco et di Rialto con numero de parenti, et d’amici, per quelli che pretendono alcuna dignità intervenendo li nobili nostri che passano per le strade che è d’indignità della nobiltà et con mormoratione cosi di quelli di questa città, come di molti altri che in essa concorrono, dove non dovendosi mancar d’ogni opportuna provisione per obviar a tanto inconveniente. » Senato, deliberazioni, terra, registre 40, 1555-56, fol. 45‑46(65‑66).

283

« Per essere esse pratiche in colmo più che mai, ogni giorno che è ridotto il Maggior Conseglio, à pena sono serrate le elettioni, che non solo gli eletti, ma li suoi parenti, et fautori ancora, vanno per li banchi, pregando, et

La dernière loi contre les fraudes électorales date de 1793. Quatre ans avant la fin de la République, le Conseil des Dix se plaignit que l’application de deux lois, vieilles de plus d’un siècle (1683 et 1697), avait été négligée au cours du temps au point que les désordres « contamin[aient] désormais tellement la justice distributive qu’un remède était devenu nécessaire et urgent »284.

Dans de rares cas, Venise décida d’appliquer une mesure à d’autres élections après avoir constaté le bon effet d’une loi ou la diminution des abus. Par exemple, depuis 1547285, les candidats aux charges de sénateur ordinaire devaient quitter le palais des doges avant le vote. Cette mesure fut jugée efficace un an plus tard si bien que le Conseil des Dix la fit appliquer aux élections de la Quarantie et des Trente ordinaires286. Une autre loi contre les échanges de votes ne s’appliquait qu’aux procurateurs de Saint-Marc. Les magistrats constatèrent que « dans les mois passés fut mis bon ordre dans les votes des procurateurs de Saint-Marc » 287 et décidèrent par conséquent de l’étendre le 20 juin 1611 aux élections du Sénat et du « scrutinio » où il y avait concurrence, ainsi que pour les élections des sénateurs et des membres de sa Zonta et de la Quarantie ordinaire.

Enfin, les patriciens auraient quelques fois été amenés à voter de nouvelles mesures contre la corruption électorale en raison de scandales récents. Ces cas particuliers sont rarement évoqués dans le préambule des lois. On en recense seulement trois entre le XVIe et le XVIIIe siècle ainsi que dans un rappel de loi. Le 28 mai 1508, deux cousins germains entrèrent ensemble dans une des commissions électorales alors que c’était interdit par le règlement. Informés de cette transgression, les chefs du Conseil des Dix jugèrent que les peines prévues dans de tels cas étaient « plutôt légères et bien inférieures à ce qui conviendrait par rapport à l'importance d'un tel désordre »288 et promulguèrent en conséquence une loi spécifique. En 1519289, le Conseil des Dix fut mis au courant d’une fraude électorale par une lettre anonyme adressée aux censeurs. Plusieurs nobles auraient déposé plus d’une ballotte à la fois dans les

intercedendo voti, senza lasciar ne luogo, ne soggeto intentato ». Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni,

registre 53, fol. 79‑80(129‑130).

284

Loi du 26 avril 1793. S. Romanin, Storia documentata di Venezia, op. cit. n. 187, p. 196‑197.

285

Loi du 3 août 1547. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 18, 1547-1548, fol. 50(50).

286

Loi du 26 avril 1548. Ibid., fol. 112v‑113(112v‑113).

287

« Siccome li mesi passati fù posto buon ordine et regola per le ballottazioni di Procurator di San Marco […]». Loi du 20 juin 1611. Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 61, fol. 60‑61(114‑115).

288

« Et pena legis Maioris Consilii que e tantum modo de libr. Letta parvores com preditione vocis, sunt satis tenues et longe minores qued conveniat importantie tanti disordinis […] ». Consiglio di Dieci, deliberazioni,

miste, registre 32, op. cit., fol. 23(73).

289

« bossoli » lors des élections du Grand Conseil290. Les conseillers décrétèrent par conséquent le 26 novembre 1519291 que l’auteur de la lettre anonyme devait se dévoiler aux chefs du Conseil d’ici trois jours et révéler les noms des fraudeurs. Si la dénonciation était avérée, il recevrait aussitôt mille ducats du trésor des Dix. Cette même fraude fut rapportée en 1531292. De nouveau, le Conseil des Dix apprit que des nobles avaient mis six ou huit ballottes, voire plus en faveur ou contre des candidats dans un « objectif diabolique »293. Il fut donc ordonné aux chefs du Conseil des Dix, de former aussitôt une inquisition pour retrouver les coupables d'une telle « énormité »294. La dernière référence à un cas particulier est un rappel. En 1763295, le Conseil des Dix mentionne les infractions de deux « ballotini ». Les infractions exactes n’étaient pas précisées, mais il est rapporté qu’elles étaient de l’ordre de « l’ambito ». Elles eurent lieu lors de la dernière élection du doge, d’un procurateur de Saint-Marc et même d’un membre du Conseil des Dix. Les deux « ballotini » coupables furent convoqués par les inquisiteurs d’État et admonestés de se comporter correctement296.

Dans deux cas au moins, les textes de loi ne font pas référence à un événement particulier mais plutôt à des fraudes liées à des élections précises. Ainsi, le 10 mai 1533297, le Sénat promulgua une loi concernant la charge de procurateur de Saint-Marc. La dernière élection d'un procurateur de Saint-Marc avait, aux dires du Sénat, été marquée par les « recommandations et pratiques privées faites publiquement »298 et ceci, plusieurs jours avant la mort du procurateur. En 1567, ce sont les paris sur les élections du nouveau doge qui attirèrent l’attention du gouvernement299.

Enfin, la dernière raison exprimée est l’impact des fraudes sur la réputation de Venise. Quelques lois y font référence. En 1526, le Sénat prit une mesure contre l'habitude des patriciens de se serrer la main ou dans les bras ainsi que contre tout autre moyen employé

290

La « filza » correspondante au registre du Conseil des Dix ne contient pas de lettre anonyme.

291

Décret du 26 novembre 1519. Consiglio di Dieci, deliberazioni, miste, registre 43, op. cit., fol. 89‑90.

292

Le 17 avril 1531. Mais dans le registre criminel 4 du Conseil des Dix (1526-1534), il n’existe aucun procès entre avril et août qui pourrait correspondre à cette peine. Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 7,

op. cit., fol. 14‑15(14‑15).

293

« Per adempir lo diabolico intento su […]». Ibid.

294

« enormita ». Ibid. Dans la « filza » 13 du Conseil des Dix, comuni, il n’existe aucune dénonciation et aucun autre document n’accompagne la copie de la loi. Le cas n’est pas mentionné non plus dans la thèse de Giorgio Lauro.

295

26 avril 1763. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, filze 1111.

296

Ibid.

297

Loi du 10 mai 1533. Senato, terra, deliberazioni, registre 27, fol. 118‑120(139‑141).

298

« preghiere et pratiche, private et publicamente ». Ibid.

299

pour féliciter les personnes élues300. Il en allait de même pour les candidats non élus. Le Sénat rapporta que cela provoquait les plaintes des autres patriciens mais aussi les commentaires des étrangers301. Lorsque le Sénat s’attaqua à divers abus dont les recommandations en 1555, il fustigea les sollicitations publiques qui étaient non seulement « indigne[s] de la noblesse » 302, mais qui provoquaient également les murmures des habitants de cette ville comme des personnes de passage. Dans un décret du 10 juin 1732, Venise interdit les rassemblements populaires lors de l’élection du doge. La Sérénissime exprima par cette interdiction son souhait de maintenir les citoyens dans la modération, car cette vertu s’accompagnait du respect des sujets et de l’estime des étrangers303. C’est en fonction du mérite et par une « honnête ambition » et non selon la popularité d’une personne – « capital » instable (en suivant le terme de Bourdieu) – que Venise voulait distribuer ses diverses dignités. Même si ces annotations sont peu nombreuses, elles soulignent l’attention de Venise pour son image envers l’extérieur.