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Les procédures électorales des institutions politiques

4. Les élections dans le Sénat

Dans le Sénat, deux systèmes de vote étaient en usage : par « bollettini » ou « polizze » (bulletins) et par commission électorale243. Le premier système de vote était lui-même divisé en deux variantes. L’une était en vigueur pour les élections des offices « avec peine », l’autre était employée pour les charges « sans peine ». Dans les deux cas, on comptait les électeurs présents dans la salle.

Pour la première variante, chaque électeur du Sénat écrivait le nom, le titre, le prénom du père et du grand-père du prétendant puis il signait son bulletin244. Si rien n’était écrit ou si le candidat n’était pas inscrit correctement, le bulletin était nul. Les sénateurs se rendaient ensuite banc par banc au « capello » situé devant la Seigneurie où ils consignaient leur bulletin aux chefs des Dix qui le déposaient eux-mêmes dans l’urne245. Si un patricien ne voulait pas nommer de candidat, il devait tout de même donner sa feuille. Selon l’historien Maranini, cela aurait été une déclaration de vote négative et donc une pression illicite sur l’assemblée246. Les membres du Sénat étaient autorisés à se proposer eux-mêmes comme candidats. Ils pouvaient également s’inscrire comme aspirant aux charges mises aux voix auprès du grand chancelier. Leur nom était automatiquement ajouté à la liste des candidats même si personne ne l’avait proposé par bulletin247. Selon Maranini, le but de cette procédure était de proposer le maximum de candidats afin d’offrir à la conscience des sénateurs le plus vaste choix possible,248. De plus, cela permettait d’éviter, dans une certaine mesure, les fraudes électorales (le « broglio »)249. Tous les candidats étaient ensuite mis aux voix de l’ensemble des patriciens ayant droit de vote dans le Sénat. À l’inverse du Grand Conseil où les candidats et leurs familles devaient sortir pour toute la durée du vote, dans le Sénat, ils ne devaient quitter la salle que lorsque leur nom était mis aux voix. Pour les charges qu’on pouvait refuser sans peine, le Sénat recourait à l’autre variante : les notaires allaient de banc à banc en demandant à chaque sénateur le nom d’un candidat. Ils inscrivaient le nom de la personne proposée et son « pieggio »250.

Le deuxième système de vote se déroulait par l’intermédiaire de deux ou quatre commissions électorales. À l’inverse des commissions du Grand Conseil, celles du Sénat ne comprenaient

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G. Maranini, La costituzione di Venezia, op. cit. n. 140, p. 261.

244 Ibid., p. 263. 245 Ibid. 246 Ibid. 247 Ibid., p. 264. 248 Ibid. 249 Ibid. 250 Ibid., p. 265.

que sept électeurs. Comme pour les élections dans le Grand Conseil, les membres des commissions étaient tirés au sort. Le nombre de balles d’or dans le « capello » dépendait du nombre de commissions : 28 pour une élection par quatre commissions, mais seulement quatorze s’il y en avait deux. Le « capello » était ensuite rempli avec des balles blanches jusqu’à atteindre le nombre de présents dans le Sénat. Ceux qui piochaient une balle d’or s’asseyaient aux pieds de la Seigneurie. Lorsque sept patriciens étaient tirés au sort, ils se rendaient dans une salle à part sous surveillance et sans possibilité de communication avec les personnes extérieures à leur commission. Un seul représentant par famille était autorisé parmi les quatorze ou 28 membres des commissions, De plus, les familles de ces derniers devaient sortir de la salle. En parallèle aux commissions, la Seigneurie – soit le doge et ses six conseillers – choisissait également un candidat en suivant la même procédure251.

Les opérations dans la commission électorale fonctionnaient de la manière suivante. Chaque membre nommait un prétendant. Il pouvait être de la même famille que son « pieggio » ou que les autres candidats. Ils étaient ensuite mis aux voix au sein de la commission afin de n’en sélectionner qu’un seul, celui ayant obtenu la majorité des votes. Les postulants proposés par les commissions étaient notés sur une liste qui était confrontée par le grand chancelier avec celle des inéligibles, rangée par ordre alphabétique. Mais il ne devait jamais rester un seul candidat à soumettre aux voix sinon l’élection était nulle. Si un seul candidat était éligible, les conseillers devaient en proposer un autre afin d’obtenir un nombre minimum de deux candidats.

Une fois les candidats définitifs proclamés par le grand chancelier, ceux-ci étaient mis au vote. Si l’élection avait lieu par commission électorale, il n’y avait alors que cinq candidats au maximum et ils étaient mis aux voix en même temps. Si la procédure était celle des « polizze », ils faisaient l’objet d’un vote un par un ou deux par deux. Pour chaque candidat, deux « bossoli » circulaient, l’un négatif, l’autre positif. Chaque membre du Sénat devait introduire le poing fermé dans les deux « bossoli » sans laisser deviner son vote aux autres patriciens. Le candidat qui avait le meilleur résultat et la majorité absolue était élu252. Cependant, un tel résultat était rarement obtenu dès le premier vote. En conséquence, il y avait plusieurs tours. À chaque tour, les candidats les plus faibles étaient exclus jusqu’à ce qu’il ne reste que deux candidats à soumettre aux voix. Si des irrégularités graves étaient

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Ibid., p. 261‑266.

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commises comme la mise aux voix de personnes inéligibles, le vote était nul. Si tout se passait convenablement, le grand chancelier proclamait les noms des élus.

Les candidats à la Zonta du Conseil des Dix étaient choisis par le Sénat au moins depuis la seconde moitié du XVIe siècle. En revanche, leur mise aux voix avait lieu dans le Grand Conseil253. L’élection des quinze membres de la Zonta avait lieu le jour de la Saint-Michel. Tous les patriciens ayant droit de vote dans le Sénat devaient écrire sur un bulletin le nom de leur candidat favori sans le signer. Si le patricien proposé était éligible, il était ensuite mis aux voix dans le Grand Conseil. Si au cours de l’année une place dans la « Zonta » se libérait, tous les conseillers et les membres du Conseil des Dix et de sa « Zonta » devaient écrire sur un bulletin le nom du candidat de leur choix sans le signer. Après avoir vérifié l’éligibilité du candidat, il était soumis aux voix du Grand Conseil.

5. Synthèse

Les élections étaient un rouage essentiel pour une république aristocratique comme Venise qui ne cessa de sophistiquer à l’extrême la procédure afin de garantir la liberté de vote et le choix du meilleur candidat. La tenue d’élections à intervalles réguliers répondait à un double objectif républicain: sélectionner le candidat le plus compétent et le plus loyal pour le service de la patrie et permettre la rotation du pouvoir entre les membres de la République. Pour ce faire, deux conditions devaient être remplies: d’une part, garantir les valeurs républicaines telles que la liberté de vote et l’égalité entre les électeurs, d’autre part neutraliser les interférences néfastes à l’obtention d’un résultat sincère et juste. Cette synthèse permettra de souligner la fonction et la signification des divers mécanismes électoraux de Venise.

À Venise, le principe d’égalité par la participation de tous aux élections était un élément fondamental. L’appartenance à la classe patricienne – définie dès la fin du XIIIe siècle pour éviter le monopole du pouvoir par quelques familles seulement254 – donnait automatiquement droit d’entrée dans le Grand Conseil et de participation au vote. Cette participation sans limite du nombre de patriciens répondait à la volonté de diffuser une image d’unité de la République. Le principe d’égalité s’exprimait également à travers le refus officiel de reconnaître des distinctions au sein de son patriciat autres que celles conférées par une dignité ou une charge publique. Le patriciat ne devait constituer qu’une seule et unique classe homogène et soudée.

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Loi du 27 septembre 1558. A.S.V., Consiglio di Dieci, deliberazioni, comuni, registre 23, fol. 174v‑175.

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Hubertus Buchstein reprend l’idée que la fermeture (la « serrata ») du Grand conseil fut prévue pour éviter toute transformation de la République en tyrannie en garantissant l’accès d’un plus grand nombre de familles au gouvernement vénitien : H. Buchstein, Öffentliche und geheime Stimmabgabe: Eine wahlrechtshistorische und

Le principe d’égalité cher à Venise s’exprimait également à travers le mécanisme de la rotation des charges. À Venise, seules deux dignités étaient octroyées à vie, celles de doge et de procurateur de Saint-Marc ; toutes les autres magistratures duraient entre six et 48 mois. Cependant, la rotation ne pouvait être véritablement garantie qu’à la condition qu’un patricien ne puisse pas être réélu directement à la même charge. La plupart des offices étaient en conséquence liés à une période d’inéligibilité appelée « contumace », valable seulement pour la charge sortante. Ainsi, le pouvoir devait être équitablement distribué entre les familles patriciennes.

Un troisième mécanisme garantissait une certaine égalité entre les patriciens à Venise, à savoir le tirage au sort des balles d’or et d’argent. Cet aspect est particulièrement mis en avant par Gasparo Contarini. La possibilité offerte à tous les patriciens de piocher deux fois de suite une balle d’or pour devenir un membre de commission électorale représente l’aspect démocratique de la procédure électorale255. Chaque patricien avait l’opportunité d’obtenir le droit de nomination d’un candidat à la seule condition de ne pas appartenir à la famille d’un patricien déjà membre d’une commission électorale. Milledonne nous explique que, grâce à ce tirage au sort, aucun patricien ne pouvait se plaindre de ne pas avoir eu la chance de devenir membre d’une commission électorale256. Cependant, le principe d’égalité cessait après cette étape. Gasparo Contarini indique en effet qu’il était inconcevable qu’un patricien soit élu à une charge politique par pur hasard257. La nomination puis le vote final devaient permettre d’élire les meilleurs candidats. Pour cette raison, le processus de nomination est lié au concept d’aristocratie chez Contarini258. Rendre imprévisible la suite des élections n’était pas l’objectif du tirage au sort des balles d’or et d’argent dont l’éventuel effet de surprise était en grande partie annihilé par le processus de nomination.

L’égalité entre les patriciens allait de pair avec la liberté de vote de chacun. Afin d’éviter toute influence extérieure sur la conscience des patriciens, le droit de vote était strictement contrôlé. Toute personne liée par parenté avec l’un des candidats mis aux voix devait sortir du Grand Conseil lors du vote final de sorte qu’une famille nombreuse n’ait pas plus d’avantages que des familles plus petites et qu’elle ne puisse faire pression sur les autres patriciens en

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G. Contarini, La Republica, op. cit. n. 61, p. 41. Pour Contarini, seuls les hommes libres – les patriciens – étaient aptes à voter, excluant automatiquement les «cittadini originari» et le peuple car ils exerçaient des activités soi-disant aliénantes.

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« Il Maggior Conseglio, che conta tutto di nobili, et è il vero prencipe della Republica, distribuisce gli honori, et officii con ordini mirabili, secondo l’età, et meriti di ciascheduno, con ballotatione secreta, con elettione fatta per virtù della sorte, onde non resta ad alcuno occasione di dolersi ». A. Milledonne, dialoghi, op. cit. n. 132, fol. 4‑4v.

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G. Contarini, La Republica, op. cit. n. 61, p. 42.

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faveur de son parent pendant le vote. De plus, le rôle de chaque personne présente dans le Grand Conseil était défini en vue d’éviter les conflits. Le personnel électoral provenait du groupe des « cittadini originari » qui n’était pas autorisé à participer à la vie politique et n’avait en conséquence aucun droit de vote dans le Grand Conseil. Les « ballottini » étaient des adolescents non-patriciens dont le jeune âge devait garantir une certaine innocence et impartialité lors des élections. Enfin, les magistrats responsables des élections n’avaient pas toujours droit de vote dans le Grand Conseil.

Le matériel fut également conçu pour garantir le secret et donc la liberté du vote259. Les « bossoli » étaient fermés afin que les patriciens ne puissent pas voir le vote de leur voisin. Les ballottes pour voter étaient en tissu de crainte qu’elles ne fassent du bruit en tombant et donnent ainsi un indice sur le compartiment dans lequel elles avaient été insérées. Sur les balles d’or du tirage au sort étaient gravés des signes que seuls les magistrats et les secrétaires connaissaient de façon à ce qu’aucun patricien ne puisse les copier et importer une fausse balle d’or. En revanche, dans le Sénat, le vote secret n’était pas toujours garanti, à l’exception des charges soumises à une peine en cas de refus, les sénateurs écrivant alors le nom d’un candidat sur un bulletin secret. De même, le secret du vote ne s’appliquait pas aux commissions électorales. Dès que le processus de nomination des candidats était terminé, tout le Grand Conseil apprenait, par le système du « pieggio », le nom du responsable de la nomination de tel ou tel candidat. Curieusement, alors que tout le système électoral tentait de libérer les élections de toute fraude, pression extérieure, ou lien familial, la proclamation du « pieggio » rendait visible les liens familiaux et même clientélaires. L’explication nous est donnée par Contarini260. La nomination d’un candidat était perçue comme une prise de responsabilité, une garantie du candidat nommé. En effet, si celui-ci se rendait coupable d’abus dans l’exercice de sa fonction et était inapte à rembourser la dette, le « pieggio » entrait alors en jeu. Cette règle n’a jamais été mise en application cependant.

D’une certaine manière, la liberté de vote était aussi garantie par la complexité de la procédure électorale dont l’objectif premier était de prévenir les fraudes et les manipulations. D’après Harrington, seule Venise parvint à imiter la liberté politique de la Grèce et de Rome grâce à la complexité de son système électoral261. Lorsque Ruggero Zorzi étendit l’élection du doge à onze étapes alternant entre vote et tirage au sort, c’était dans l’objectif manifeste

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Venise aurait été la première avec Brescia (1255) et Vicenze (1284) à introduire le vote secret : L. Moulin, « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes », art. cit. n. 333, p. 125‑126 ; Buchstein ne donne pas les mêmes dates. H. Buchstein, Öffentliche und geheime Stimmabgabe, op. cit. n. 255, p. 170.

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G. Contarini, La Republica, op. cit. n. 61, p. 35.

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d’empêcher toute manipulation des élections262. L’alternance entre tirage au sort et élection devait rendre impossible toute manipulation préventive et rendre le résultat imprévisible. Cependant, tous les observateurs n’étaient pas dupes. Giucciardini remarqua qu’il était aisé de prévoir qui serait le nouveau doge malgré toute la sophistication du système. La complexité de la procédure n’aurait été qu’un trompe-l’œil pour berner les regards étrangers263.

Avant d’aborder le chapitre sur les fraudes électorales, il faut mentionner un problème structurel fondamental : les charges politiques restaient toujours entre les mains des mêmes personnes. Le principe de rotation était corrompu. Aussi bien des protagonistes vénitiens que des observateurs externes pointèrent du doigt ce fait. Les élections ne jouaient pas réellement leur rôle de renouvellement de la classe politique au pouvoir ; elles permettaient plutôt la rotation des charges entre les quelques membres de l’élite. Machiavel, Harrington et Rousseau remarquèrent qu’un cercle restreint de familles se partageait les offices les plus influents de la République de Venise264. Harrington souligna cette contradiction dans son « Oceana » sous forme de devinette. Selon Buchstein, il laisse le lecteur découvrir seul la réponse : à Venise ou ailleurs, même lorsque les élections sont libres et justes, les électeurs ont tendance à voter répétitivement pour les mêmes candidats265. Cependant, Harrington ne voyait pas d’inconvénient à ce que les citoyens de sa république idéale élisent les mêmes candidats, ce qui limitait la rotation des offices à ces seules personnes, pourvu que leur jugement et leur conscience les estiment aptes à ces offices266.

262 Ibid., p. 175. 263 Ibid., p. 177 et 188. 264

Rousseau constate que beaucoup de patriciens pauvres étaient écartés des charges politiques. Aux yeux de Machiavel, Venise ne pouvait pas servir de modèle parce que tout le pouvoir politique était concentré dans les mains des plus grands et parce que Venise avait renoncé à toute ambition en matière de politique extérieure.

Ibid., p. 65 et 188.

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Ibid., p. 66.

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PARTIE 1