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Par définition, la corruption tente de ne laisser aucune trace, préférant aux accords écrits la discrétion de l’échange oral. L’historien est, en conséquence, confronté à un déséquilibre des sources : à la rareté des témoignages de première main s’oppose l’abondance des sources

98

Le 3 octobre 1611. A.S.V., Maggior Consiglio, Libro Verde 3, fol. 36.

99

Ibid.

100

8 mai 1633. A.S.V., Maggior consiglio, deliberazioni registre 38 padavinus, 1631-39, fol. 72‑73(92‑93).

101

Loi du 30 juin 1626. « Non cosi tosto sono serrati li elettionarii del Maggior Consiglio, che immediate, anzi molto prima, che siano portate, et aperte alla presenza della Signoria nostra le polizze si publicano gli eletti: il che non solo porge materia di broglio, di prattiche contra la forma delle leggi. » A.S.V., Consiglio di Dieci,

deliberazioni, comuni, registre 76, 1626, fol. 102‑103(168‑169).

102

Texte des avocats de la Commune du 13 décembre 1697. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, filza 60.

103

21 décembre 1697. A.S.V., Maggior Consiglio, deliberazioni, registre 44 busenellus, 1704 1697 ?, fol. 29‑33(48‑52).

104

Voir en particulier le chapitre 6. A.S.V., T. Giacinto, Discorso morale sopra Parte presa dal Ser.mo Maggior

normatives. Celles-ci permettent de saisir du point de vue juridique les pratiques officieuses se déroulant aussi bien en dehors qu’à l’extérieur des salles électorales. Ce type de sources, toutefois, pose un problème méthodologique, car l’incertitude entourant le degré d’application des lois a souvent conduit à douter de leur portée pour une histoire des pratiques 105. Cependant, Achim Landwehr et Jürgen Schlumbohm ont souligné les fonctionnalités multiples des lois, bien au-delà de leur seule efficacité. À Venise, tandis qu’un proverbe affirmait que l’efficacité des lois ne durait qu’une semaine106, elles occupaient un rôle crucial dans la liturgie publique car, selon Contarini, elles étaient comparables à des esprits sans passion qui gouvernaient les habitants de la lagune 107. Sans oser une telle comparaison, Landwehr reprend un principe de la sociologie du droit privilégiant les effets des lois sur leur efficacité, difficilement quantifiable en raison des nombreux facteurs d’applicabilité des normes, d’ordre pratique, mais aussi économique ou social108. En s’intéressant à l’effet des normes, il cible les « pratiques », engendrées par la législation, à travers lesquelles les personnes subordonnées essayaient de composer avec l’autorité. En effet, les sujets savaient s’accommoder des institutions et intégrer les normes à leurs propres stratégies afin de les instrumentaliser pour servir leurs propres objectifs109. Les normes, appliquées ou non, étaient contournées, respectées, instrumentalisées ou ignorées, faisant ainsi l’objet d’un débat110. Selon Landwehr, elles structuraient les actions des acteurs ; elles fixaient des corridors ou marges de manœuvre, qui influençaient l’attitude des sujets, en stabilisant les comportements autorisés et interdits ; en contre-partie, les acteurs pouvaient influencer et modifier ces structures normatives par leur comportement vis-à-vis de celles-ci111. À Venise, malgré l’immense fossé séparant parfois la législation de la réalité politique, les patriciens essayèrent d’adapter leurs fraudes aux interdictions, soulignant ainsi l’influence des normes sur les pratiques informelles des élections.

Une seconde fonctionnalité des normes a été mise en évidence par Jürgen Schlumbohm, selon lequel elles avaient pour objectif de donner la possibilité aux seigneurs de se présenter comme de (bonnes) autorités – en insistant par exemple sur l’aspect chrétien de la législation – ce qui

105

Voir la bibliographie citée par A. Landwehr, « “Normdurchsetzung” in der Frühen Neuzeit? Kritik eines Begriffs. Normen im frühneuzeitlichen Territorialstaat », dans Zeitschrift für historische Forschung, vol. 30, 2003, p. 146.

106

R. Finlay, Politics in Renaissance Venice, Londres, 1980, p. 37.

107

G. Contarini, La Republica e i magistrati di Vinegia, Venise, 1564, p. 16.

108

A. Landwehr, « “Normdurchsetzung” in der Frühen Neuzeit? Kritik eines Begriffs. Normen im frühneuzeitlichen Territorialstaat », art. cit. n. 105, p. 153.

109 Ibid., p. 161. 110 Ibid., p. 162. 111 Ibid.

conduisait à privilégier l’aspect symbolique et théâtral des lois112. Cette fonctionnalité s’appuie sur la nature même des normes, qui forment « la base de la communication politique »113, puisqu’elles sont l’émanation officielle des gouvernants auprès de leurs administrés. Dans la lagune, les lois étaient le seul instrument officiel à travers lequel les sujets de Venise étaient tenus au courant des activités et des décisions prises par la classe gouvernante114. Leur publication était, en conséquence, « un acte communicatif prudemment réglementé », selon Filippo de Vivo qui pourtant ne les a pas prises en compte dans sa thèse sur la communication à Venise115. En suivant cette logique, il n’existait, afin de ne pas laisser transparaître l’image d’un patriciat divisé, aucun protocole des séances du Grand Conseil, du Sénat ou bien du Conseil des Dix. De même, la communication des lois à l’extérieur était attentivement réglementée et contrôlée : en 1697, l’ambassadeur florentin put seulement par chance envoyer au grand-duc une copie du nouveau décret contre les fraudes électorales, car l’imprimeur (le « stampatore ducale ») avait reçu l’ordre de ne distribuer, sous peine de mort, cette loi à personne d’autre qu’aux patriciens116.

L’objectif presque exclusivement communicatif des lois était exacerbé par la nature même du droit vénitien. D’une part, Venise refusa absolument de reconnaître le droit commun, excluant toute immixtion du droit romain dans sa juridiction, afin d’accentuer son indépendance vis-à-vis de l’Empire, et préféra concéder à ses juges une ample marge de manœuvre en cas de lacune juridique117. Lors des procès, elle leur accordait une grande latitude en ce qui concerne les termes de la sentence, car, en tant que membres du cercle dirigeant, ils pouvaient interpréter librement le droit comme ils le souhaitaient118. Selon Gaetano Cozzi, la liberté octroyée aux juges prévalut avec le temps, car il n’était pas exigé d’eux une connaissance parfaite du droit119. Cet espace de manœuvre réservé à la justice s’imposa en raison de l’abondance des lois et de leur superposition sans remise à jour ni abrogation des normes précédentes, ce qui rendait très difficile, voire impossible, une connaissance parfaite de la

112

Ibid., p. 147.

113

« Laws form the basis of political communication ». I. Gilcher-Holtey, « Laws as the Basis and Object of Political Communication », dans H.-G. Haupt, W. Steinmetz et C. Gusy (éd.), Writing Political History Today, Francfort sur-le-Main, 2013, p. 197.

114

F. de Vivo, Information and communication in Venice: rethinking early modern politics, Oxford, New York, 2007, p. 8.

115

« […] The publication of laws was a carefully regulated communicative act which was necessary to the laws’ validity. » Ibid., p. 7‑8.

116

Lettre du 4 janvier 1698. Fondation Giorgio Cini, Archivio di Stato di Firenze, Archivio mediceo, carteggi

con Venezia, filza 3048, microfilms de la correspondance diplomatique des ambassadeurs étrangers à Venise,

bobine 123, années 1697-1698-1699, fol. 302.

117

G. Zordan, L’ordinamento giuridico veneziano, Padoue, 1980, p. 212‑213 et 263.

118

Ibid., p. 221.

119

G. Cozzi, Repubblica di Venezia e Stati italiani. Politica e giustizia dal secolo XVI al secolo XVIII, Turin, 1982, p. 323.

législation vénitienne. D’autre part Giorgio Zordan, historien du droit vénitien médiéval et moderne, estime que le droit « consuetudinario » ou écrit n’a jamais été perçu par les Vénitiens comme un modèle auquel il aurait fallu absolument s’adapter et se plier120.

Un autre type de source normative sera utilisé dans cette thèse : les manuels de comportement à l’usage des patriciens. Écrits en règle générale par des précepteurs, ils s’inscrivent dans le sillage de Castiglione et della Casa dont ils adaptent l’enseignement à la situation vénitienne afin de délivrer à leurs lecteurs des conseils de comportement au quotidien, en politique ou en économie. Deux lettres écrites chacune par un patricien à son fils au début du XVIIIe siècle prescrivent des conseils similaires. Les auteurs donnent peu d’exemples concrets, car ils sont soumis à la censure et ne peuvent a priori exprimer sans crainte des conseils allant à l’encontre des lois. Si l’un des auteurs s’y risqua, c’est probablement grâce à la publication anonyme de son livre.

Les autres sources traitant du « broglio » sont bien plus rares et éparses. Le tournant du XVIIIe siècle fait exception, car plusieurs documents, dont certains anonymes, nous sont parvenus dans lesquels leurs auteurs défendent leur propre point de vue sur le « broglio » et les mesures anti-corruption de la loi de 1697. L’historien peut ainsi s’appuyer sur des textes anonymes écrits au début du XVIIIe siècle, dont le contenu est corroboré par l’histoire politique de Venise dans la première moitié de ce siècle rédigée par Vittore Sandi121, patricien récemment agrégé, et par les registres officiels du gouvernement vénitien : registres de délibération et de « l’Avogaria di Commun », et résumés réguliers des censeurs et des avocats de la Commune. Un des textes anonymes, intitulé Regolazione del broglio, 1697, figure dans la « compilazione delle leggi »122. Une copie en est conservée à la bibliothèque d’Udine123. Il retrace le contexte de la loi de 1697 et la suite des événements jusqu’à 1700. Le second texte anonyme s’intitule Trattato dell’ambito sine broglio. 1706 sin 1709 et provient également de la « compilazione delle leggi »124. Il s’inscrit dans le contexte des agrégations de nouveaux patriciens très riches, qui furent boudés par les patriciens les plus pauvres craignant de perdre leurs privilèges. Un troisième écrit anonyme se trouve à la Bibliothèque Correr, dans un

120

G. Zordan, L’ordinamento giuridico veneziano, op. cit. n. 117, p. 181.

121

V. Sandi, Principi di Storia civile della Repubblica di Venezia: Dalla Sua Fondazione Sino All’Anno Di N.S.

1700. Dall’anno di N. S. 1700. sino all’anno 1767, Venise, 1772.

122

A.S.V., Anonyme, Regolazione del broglio nel 1697, Compilazione delle leggi, ambito, busta 17, foglio 341-351.

123

Bibliothèque d’Udine, Biblioteca civica « Vincenzo Joppi », anonyme, Regolazione del broglio, ms. 412 (ex Svajer 808), fondo Manin, sans date. Merci à Dorit Raines et Gabriele Rosso pour la copie de ce document.

124

A.S.V., Anonyme, Trattato dell’ambito sine broglio. 1706 sin 1709, Compilazione delle leggi, prima seria, busta 17, ambito, fol. 294-332.

cahier contenant des copies de lois sur le « broglio » et les serments125. L’auteur de cette

Scrittura rappresentativa d’esame sopra la matteria di brogli 1712, était probablement un

patricien, tout comme les auteurs des documents précédents en raison de leur connaissance minutieuse des pratiques électorales informelles.

D’autres sources livrent le point de vue des patriciens ou de théologiens sur la loi de 1697 et le serment contre le « broglio » sans s’attarder sur le contexte. L’un a été écrit par un chef de la Quarantie, l’un des tribunaux de Venise généralement monopolisé par les familles modestes, mais non indigentes, qui n’a pas précisé son nom126. Un autre auteur, également anonyme, prit position contre la loi127. Enfin, deux théologiens, un dominicain et un augustinien donnèrent deux avis sur l’interprétation de la loi128.

L’historien peut, en revanche, difficilement s’appuyer sur les quelques journaux de patriciens, qui ne sont en général guère prolixes sur les pratiques électorales informelles, ou sur les correspondances de patriciens qui, étendues sur trois siècles de vie de la République, constituent un matériel trop épars, dont l’exploitation aurait été chronophage. En revanche, quelques poésies dénonçant le « broglio » ont été reproduites par Antonio Pilot129. La procédure électorale a aussi attiré l’attention d’observateurs vénitiens et étrangers, permettant ainsi de disposer de quelques descriptions, même si elles ne sont pas toujours dénuées d’un certain idéalisme. Les descriptions les plus connues sont celles de Donato Giannotti dans son

Della Repubblica de' Viniziani, publié en 1533, et de Gasparo Contarini dans son De magistratibus et Republica Venetorum, imprimé en 1543. Bien plus intéressante et bien

moins connue est la description d’Antonio Milledonne, secrétaire du Conseil des Dix, dans ses Dialoghi: ragionamento di doi gentil’huomini l’uno romano, l’altro venetiano sopra il

governo della Republica Venetiana écrits en 1580, mais restés inédits. Enfin, Vittore Sandi,

précédemment cité, et Leopoldo Curti, deux patriciens du XVIIIe siècle, témoignèrent également du déroulement des élections.

125

B.M.C., Anonyme, Scrittura rappresentativa d’esame sopra la matteria di brogli 1712, archivio Morosini-Grimani N 253, raccolti di decreti, aperti in materia di broglio e giuramenti, 1712.

126

A.S.V., Compilazione delle leggi, ambito, busta 17, Scrittura d’un Capo di 40 al superior, fol. 233‑264. Le texte se trouve également dans la « filza » 503 du fonds « consultori in jure 1744 ».

127

A.S.V., La nascita, Compilazione delle leggi, ambito, busta 17, fol. 227‑232.

128

A.S.V., Texte du père Riginaldo des Gesuati, Compilazione delle leggi, ambito, busta 17, fol. 217‑226 ; T. Giacinto, Discorso morale sopra Parte presa dal Ser.mo Maggior Conseglio di Venetia in materia di Brogli

l’anno 1697, op. cit. n. 104.

129

A. Pilot, « Ancora del Broglio nella Republica veneta », dans Ateneo veneto, 1904, p. 1‑22 ; id., « Ancora notizie di versi e di prosa sul broglio nella Republica Veneta », ibid., 1908, p. 259‑276 ; id., « “Disordini e sconcerti” del broglio nella Republica veneta », ibid., 1904, p. 295‑311 ; id., « La teoria del Broglio nella Republica Veneta », ibid., 1904, p. 170‑189 ; id., « Un capitolo inedito contro il broglio », ibid., 1903, p. 544‑561.

Les récits d’ambassadeurs, parfois riches en informations sur les élections du doge, ne sont guère loquaces sur les rares procès pour « broglio » retrouvés dans les archives du Conseil des Dix. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce silence. Venise interdisait à ses patriciens de fréquenter les étrangers par crainte qu’ils ne dévoilent des secrets d’État. Les instructions des nouveaux ambassadeurs français renvoient régulièrement à cette interdiction qui obligeait les envoyés étrangers à recourir aux subterfuges et aux voies détournées s’ils ne voulaient pas se contenter du discours officiel. Il est également probable que des affaires internes au patriciat, telles que les procès pour « broglio », n’aient pas été jugées assez intéressantes, en particulier si elles n’avaient aucune influence sur les relations diplomatiques, pour être relatées aux souverains étrangers. Enfin, la politique vénitienne de communication visant à ne pas laisser transparaître à l’extérieur l’image d’un patriciat défaillant influa peut-être sur le filtrage des informations perçues par les diplomates. L’exemple cité plus haut de l’ambassadeur florentin à propos de la copie de la loi de 1697 l’illustre bien. C’est probablement pour ces quelques raisons que deux procès pour « broglio », pourtant retentissants au niveau local, n’ont été que brièvement mentionnés, voire complètement négligés.

Quant aux fonds judiciaires vénitiens, ils ont souffert de plusieurs remaniements. La réorganisation des archives au cours du dernier siècle de la République, puis du XIXe siècle eut des conséquences désastreuses, car elle entraîna la suppression presque totale des procès des inquisiteurs d’État et du Conseil des Dix. Les sentences des censeurs, les deux magistrats chargés de la lutte contre le « broglio », étaient fort probablement conservées avec celles du Conseil des Dix et disparurent avec ces dernières. Dans son étude sur cette magistrature au XVIe siècle, Giorgiana Bacchin ne recense que deux sanctions pour « broglio » dans les registres des censeurs. Il ne reste à l’historien que les traces de procès dans les registres de délibérations judiciaires du Conseil des Dix et des inquisiteurs, tandis que les interrogatoires ont été détruits. Toutefois, il n’est pas certain que les archives perdues aient contenu de nombreux procès. Les registres ne regorgent pas de sentences pour « broglio » ; les quelques traces de procès et les récits de contemporains laissent deviner qu’il n’était pas simple de prouver la culpabilité d’un patricien ayant commis un délit de « broglio ». Vittore Sandi, par exemple, mentionne l’excuse d’un échange de tabac entre patriciens, utilisée par l’un d’entre eux lorsqu’il fut pris en flagrant délit de sollicitation de vote. En 1609 et 1610, deux patriciens furent emprisonnés par le Conseil des Dix en raison de plusieurs méfaits130. L’un d’entre eux fut soupçonné d’avoir menacé un patricien afin qu’il retire sa candidature à un office

130

également brigué par son père. C’est l’un des rares procès du XVIIe siècle du Conseil des Dix dont les interrogatoires ont été conservés. Malheureusement, la victime affirma avoir cédé de son plein gré, sur le conseil de sa famille, et contesta les témoignages concordants de ses amis sur les pressions reçues, ce qui obligea les juges à retirer l’accusation de pression électorale.