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Face aux exigences sociales : l’élaboration du « broglio onesto »

2. Créer, affirmer et délimiter l’espace du « broglio onesto »

2.1. L’inéluctabilité du « broglio »

Privés d’existence officielle, le « broglio » et les rituels qui lui sont attachés étaient exclus du mythe vénitien car ils entraient en concurrence et contredisaient le principe républicain et chrétien de la Sérénissime selon lequel les offices devaient être pourvus par les meilleurs patriciens choisis librement et de manière désintéressée. Bien qu’il contredise ce principe, il représentait pourtant un espace et une étape de socialisation inéluctable pour tous les patriciens, jeunes ou âgés, ambitionnant une carrière politique. C’est cette fonction de socialisation du « broglio » que tous les auteurs mirent en avant dans leurs textes, que ce soit en début ou en fin de carrière, tout au long de l’année et après les élections même si elles avaient été un échec.

Sansovino fut le premier à souligner l’importance du « broglio » dans la vie d’un patricien 710 :

« Je ne parle pas ici des sollicitations au Rialto et près du Palais qui, comme vous le savez beaucoup mieux que moi, sont nécessaires à toute personne née noble dans cette ville : en adoptant un autre comportement, tu donnerais l’image d’un homme qui assimile les affaires publiques à un jeu et en conséquence vous seriez tenu pour un homme qui blague »711 .

Cette citation, reprise plus tard par Colluraffi, met en exergue le lien étroit entre participation au « broglio » et réputation. Selon Sansovino, Colluraffi et Erizzo, oublier ou éviter un tel espace de socialisation pouvait être interprété comme un signe de dédain et d’arrogance qui ruinerait pour longtemps la réputation politique du patricien712. Erizzo, par exemple, précise à son fils que son apparition sur cette place était un moment crucial pour sa carrière politique. Ce « grand théâtre de la place ou du “broglio” » était en effet un des écueils les plus dangereux du citoyen dans la République de Venise713 car il s’y formait les opinions sur les

710

Les autres auteurs, exceptés Colluraffi, ne disent pas explicitement si le « broglio » est nécessaire ou superflu.

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« Non parlo del sollecitare il Rialto, et il Palazzo che questo voi sapete assai meglio di me quanto sia necessario a chi è nato nobile in questa città : ch’altra mente facendo, daresti a credere d’essere huomo che si prendesse le cose pubbliche in giuoco :onde verreste anco tenuto huomo da scherzo. » F. Sansovino, Dialogo del

gentilhuomo vinitiano, op. cit. ; « E benche di prattiche, e d’amicitie trattiamo, non parlo io però quì del

frequentar le piazze di S. Marco, e di Rialto, percioche sendo questo à chi è in Venetia nato Nobile sommamente necessario, è certo, che altrimenti oprando, darebbe à credere di non curare, e prendere à scherzo le cose pubbliche : onde odioso a tutti ne verebbe poi anch’egli nella petitione de’ magistrati per huomo da scherzo, e da nulla riputato. » A. Colluraffi, Il nobile veneto, op. cit. n. 64, p. 201 ; même les candidats nobles à Rome ne pouvaient pas éviter le forum pour se confronter à l’électorat bien que leur origine sociale leur conférait un atout majeur sans compter les éventuels liens clientélaires dont ils disposaient peut-être plus que leurs concurrents de la plèbe. A. Yakobson, Elections and Electioneering in Rome: A Study in the Political System of the Late

Republic, Stuttgart, 1999, p. 196-198.

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Cicéron souligne déjà l’importance de la réputation et de l’opinion publique parce que cela pouvait changer rapidement et influencer le résultat électoral dans son texte Pro Plancio. Ibid., p. 101.

713

« Entrerai, quando piaccia al cielo, nel gran teatro della piazza, o sia del broglio. Scoglio più pericoloso non v’è nel cittadino della veneta repubblica. » G. Gullino, « Istruzione morale », art. cit. n. 679, p. 349.

jeunes patriciens qui entraient en scène pour la première fois. Erizzo explique que si la première impression donnée était mauvaise, même un comportement rigoureux pendant de longues années ne suffirait pas à rétablir une bonne réputation714. En revanche, il assure que si l’opinion était favorable dès le début et si le nouveau patricien prouvait par sa sociabilité et par des « manières droites, sages et respectueuses » qu’il voulait entretenir cette bonne réputation, le jeune homme était sûr de suivre le droit chemin715.

Le « broglio » était d’ailleurs un rite de passage pour tout jeune patricien entrant dans la vie politique. Le premier jour d’entrée officielle dans la vie politique, le jeune noble était conduit sur la « piazzetta », surnommée « piazza del broglio », par plusieurs nobles appelés « compari » qui représentaient des parrains politiques. Colluraffi décrit cette coutume comme l’une des « habitudes dignes et usuelles »716 de la République717. Puis ce rite se poursuivait tout au long de la carrière politique car le succès électoral n’était pas un capital acquis à jamais selon Colluraffi. Au contraire, la relative mobilité hiérarchique conférée par l’évolution des fortunes et par celle de la carrière politique – outre la part non négligeable de la « fortune » – remodelait et influençait le capital politique de chaque patricien. Colluraffi explique qu’un patricien qui cessait de fréquenter ses compatriotes sur le « broglio » risquait de leur faire croire qu’il était excessivement ambitieux parce qu’il s’estimait tellement important au point de penser ne plus avoir besoin de demander des charges718. Le précepteur

714

Ibid., p. 350.

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« Diversamente poi, se la opinione pende al bene, quando per sua parte il novello patrizio vi medita per cooperarvi, e con destre, saggie e rispettose maniere di conservarsi in questo buon concetto, egli si può dire ben navigato per tutto il corso del suo vivere. » Ibid.

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« Tra l’altre degne, e consumate consuetudini di questa ben’instituta Repubblica […], che la prima volta, che si veste la toga il nobile, non è egli da’precettori, ma da’ nobili al broglio condotto [...] ». A. Colluraffi, Il nobile

veneto, op. cit. n. 64, p. 187.

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Elle sera également relatée deux siècles plus tard par Agostino Sagredo. C. Povolo, « Introduzione » dans Il

tricorno e il ventaglio. Poteri e relazioni tra i sessi nell’aristocrazia veneta del Settecento, Cierre edizioni,

Vérone, 2012. Claudio Povolo y cite un extrait de la Storia civile e politica d’Agostino Sagredo ; « Nel broglio, cioè sotto ad una porzione delle loggie, i nobili si trovavano prima di convocarsi i consigli; con profondissimi inchini si salutavano così i grandi i piccoli, come i piccoli i grandi. Un giovane nobile, che per la prima volta indossava la veste patrizia, sia che avesse compiuto il vigesimo anno (epoca legale della ammissione alla sovranità), sia che avendo compiuto il vigesimo primo, e imborsato in una urna nel giorno di santa Barbara co’ suoi coetanei, fosse sortito per mano del doge ottenendo la remissione di tre anni di età, il giovine nobile ivi era presentato agli altri nobili, prima di salire nel maggior consiglio e giurare obbedienza alle leggi. Dodici gentiluomini dei maggiori lo accompagnavano, onde nasceva una specie di parentela civile, una alleanza che non finiva più. E quei presentatori, e il presentato, d’indi in poi si chiamavano compari. Nel broglio, chi aspirava ad una dignità o magistratura, chi domandava una grazia, era obbligato di presentarsi in atto supplichevole. La supplicazione dimostravasi togliendo il batolo (stola), che soleva portarsi in ispalla, e ponendolo sul braccio; l’atto del supplicare dicevasi calar stola. Tuttti i congiunti, anche i più lontani, i compari, gli amici si univano al supplicante con la stola calata, e profondissimamente inchinavano i gentiluomini, che passavano, fossero ricchi o poveri. » A. Sagredo, « Storia civile e politica » dans Venezia e le sue lagune, Venise, 1847, p. 128. Cette cérémonie a été raffigurée par Gabriel Bella dans un de ses tableaux visibles au musée Querini Stampalia.

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A. Colluraffi, Il nobile veneto, op. cit. n. 64, p. 231 ; c’est aussi un conseil que l’on retrouve dans le Commentariolum de Cicéron : « Quant à la présence constante, il n’y a pas besoin de précepte, la notion même dit assez ce dont il s’agit ; il est certes puissamment utile de ne jamais quitter la ville, mais à être constamment

appuie ses propos par l’exemple du romain Paul-Emile (Lucius Aemilius Paulus), qui n’avait pu atteindre le Consulat, et qui pour cette raison, continua les campagnes électorales (les « pratiques ») et à fréquenter les places publiques. Son zèle fut récompensé car il eut finalement la faveur du peuple grâce à sa patience et sa persévérance plutôt que par la « splendeur de sa noblesse, la force de ses mérites et vertus »719.

L’assiduité sur le « broglio » est présentée comme un atout voire une nécessité par plusieurs auteurs. Ottobon conseille à son fils de fréquenter le « broglio » régulièrement pour obtenir au fur et à mesure « l’inclination de ses compatriotes, puis l’amour et enfin l’exaltation »720. Selon l’Accademico Imperfetto, si le jeune noble se préparait longtemps à l’avance, l’obtention des votes serait plus simple. Un noble devait toujours être « offitioso » comme s’il devait aller sur la place du « broglio » le lendemain pour obtenir une charge721. Il fallait donc se rendre régulièrement sur la place du « broglio » et même très tôt le matin selon l’Accademico Imperfetto et Erizzo722. Si, à l’inverse, le patricien se rendait sur la place seulement lorsqu’il recherchait une charge, cela donnerait immédiatement l’impression que « sa pratique est intéressée »723 et il risquait fort de ne pas être récompensé et de ne pouvoir obtenir en deux jours les votes nécessaires.

Même après avoir essuyé un échec, il fallait continuer à fréquenter le « broglio ». Scardua explique que le patricien devait « souffrir le refus avec une soumission vertueuse aux délibérations souveraines » et ne pas montrer de ressentiment ou de retenue méprisante car cela serait interprété comme l’expression d’une âme hautaine ou d’un cœur qui recherche les

présent on gagne non seulement d’être toujours à Rome et sur le forum, mais de faire campagne constamment, de s’adresser souvent aux mêmes personnes, et d’éviter que quiconque (autant que possible) puisse dire qu’il n’a pas été sollicité par toi, et sollicité avec insistance et application. » F. Prost, Quintus Cicéron: le petit manuel de

la campagne électorale (Commentariolum Petitionis), présentation, édition, traduction, s.l., 2009, p. 39.

719

« Altrimenti per fine operò L.P. Emilio, il quale non havendo ottenuto il consolato, nè s’invili d’animo, nè lascio di continovar le prattiche, e le piazze ; ma vinse poi il popolo con l’importunità e con la pazienza, che nè con lo splendore della sua nobiltà nè con la forza de’ suoi meriti, e vertù haveva potuto vincere, nè piegare ». A. Colluraffi, Il nobile veneto, op. cit. n. 64, p. 232.

720

« L’esser frequentatore del broglio ti riuscira di sommo vantaggio, perche dalla frequenza ne nasce l’inclinazione, dall’inclinazione l’amore, e dall’amore l’esaltazione. » A. Ottobon, Lettere d’un nobile, op. cit. n. 694, p. 11.

721

Ibid., p. 68-69.

722

Ibid., p. 57 ; G. Gullino, « Istruzione morale », art. cit. n. 679, p. 352.

723

« Non si lascierà vedere in piazza solo quando vorrà la carica, o poco prima, perche facendo conoscere, che la sua prattica è interessata non verrà gradito, ne potrà in due giorni guadagnar que’ voti, che concorrono volontieri, quando prima del bisogno vengono senza affettatione coltivati, et serviti, perche non si può seminare, et raccogliere in un punto, onde deve esser sempre ad un modo offitioso, come che il giorno seguente dovesse esser in broglio per qualche carica; che giunta poi la congiontura, e disposti già gl’amici con motivarle solo il bisogno attuale sarà servito. » L’Accademico Imperfetto, Ricordi etici, economici, e politici alla gioventù patricia veneta, Venise, 1674, p. 68-69.

satisfactions personnelles plutôt que celles du public724. Pire encore, faire preuve de ressentiment mettrait les amis dans l’embarras pour la plus grande joie des adversaires. Pour illustrer leur propos, Scardua et Colluraffi citent l’enseignement du bénédictin génois Angelo Grillo725 : « pour devenir une personne d’autorité dans les républiques, il ne suffit pas d’avoir la tête d’un républicain, il est mieux encore d’avoir un estomac d’autruche »726.

Enfin, le « broglio » restait un espace de socialisation inévitable après les élections entre élus et électeurs. Que le patricien ait été élu ou ait échoué à l’élection, il devait se rendre sur cette place pour saluer ses partisans. En effet, les électeurs d’un jour seraient peut-être aussi ceux qui le soutiendront aux prochaines élections ; en conséquence, il était important d’entretenir le réseau de soutiens déjà acquis. Ce conseil était aussi bien délivré par les précepteurs Scardua et l’Accademico Imperfetto que par le nouveau noble Antonio Ottobon. Ce dernier insiste auprès de son fils sur ce conseil à suivre, même si la charge octroyée était plutôt un cadeau empoisonné (à cause des lourdes dépenses) qu’un honneur727. L’Accademico Imperfetto encourage à montrer sa reconnaissance avec « soumission et affection »728 ; Scardua répète ce même conseil729.

Le « broglio » était donc un espace de socialisation inévitable pour tout patricien que ce soit à l’aube ou en fin de carrière politique. Cependant, son existence officieuse était tout de même marquée par des limites à ne jamais franchir.