• Aucun résultat trouvé

Quand les élèves intègrent l’école, ils n’arrivent pas vierges de tout rapport à l’écrit. Ils ont été environnés par l’écrit, plus ou moins certes, en fonction de leur milieu familial, mais environnés tout de même. Nos sociétés sont en effet des sociétés de l’écrit, structurées par une histoire de deux mille ans fondées sur les écrits60 qui véhiculent inévitablement et

implicitement des représentations et des croyances. Olson (1998) répertorie ces croyances autour de l’écrit :

(i) L'écriture serait une simple transcription de la parole.

ou autrement dit, l’écriture serait une sorte de « parole notée ». Olson affirme que cette conception traverse les siècles depuis Aristote et perdure encore jusque chez les premiers linguistes, Saussure et Bloomfield.

(ii) L'écrit serait supérieur à l'oral.

Le « peuple » détient une parole « libre et dépourvue de règles »61, contrairement à l'écrit qui

est un outil de précision et partant, un instrument de pouvoir. Et en effet, la transcription telle qu’elle est pratiquée par les linguistes marque visuellement le fait que la langue parlée est pleine d'hésitations, de répétitions, d’éléments phatiques, d’énoncés suspendus, non aboutis, etc.

(iii) Le système alphabétique d'écriture est supérieur techniquement.

L'invention de l'alphabet par les Grecs est considérée par le monde occidental comme l'un des sommets de l'évolution culturelle. Aujourd'hui encore, le français ne fait pas de différence entre culture écrite et apprentissage de la lecture et un seul mot désigne ces deux notions : « l'alphabétisme ».

(iv) Lecture et écriture sont les instruments du progrès social.

Si lecture et écriture sont considérées depuis longtemps comme les vecteurs de l’élévation du niveau d'instruction du peuple, elles prennent au XXIème s. une coloration particulière : les États sont désormais définis par le niveau de littératie62 de leurs habitants. La littératie devient

60 Les écrits fondateurs ont souvent un caractère législatif donc normatif (cf. La Bible : le Lévitique, troisième livre

du Pentateuque, posant les lois humaines).

61 C’est en ces termes que le grammairien Nebrija décrivait la langue orale castillane à la reine Isabel (cité par

Illich & Sanders, 1989).

62 Traduction littérale de l’anglais « literacy ». L'Organisation de coopération et de développement économiques

en tout cas un des indicateurs de poids dans le rapport de richesse, de puissance et de suprématie des États. Lecture et écriture incarnent donc des enjeux forts de développement et de croissance économique des nations. Cette conception sous-tend l'engagement pris par l'UNESCO de lutter pour l'éradication totale de l'analphabétisme63 d'ici l'an 2000 comme

condition sine qua non de la modernisation. On passe donc d’une conception de l’émancipation individuelle par le savoir à une logique comptable, de l’honnête homme à l’homo oeconomicus. Si cette conception est très prégnante aujourd’hui, Olson, faisant preuve d’une vision quelque peu « weberienne », fait remonter ses origines à Luther. Nous reviendrons plus longuement sur la littératie dans la dernière partie de la thèse portant sur l’évaluation de la compréhension.

(v) L'alphabétisme est un outil de développement culturel et scientifique.

De toute évidence, l'écriture et la culture écrite semblent, dans la culture occidentale, être à l’origine de l'apparition des modes de pensée modernes (philosophie, science, justice, médecine, théologie, etc.). Le même lieu commun nous pousse à considérer que les superstitions, les mythes et la magie reculent devant les progrès de l'alphabétisme. Selon cette relecture ontologique, l’humanité aurait ainsi parcouru un long chemin de la magie à la religion et finalement à la science.

(vi) La culture écrite contribue au développement cognitif.

Le vrai savoir de référence, institutionnalisé, est celui qui est appris à l'école, par et dans les livres.

L’univers de l’écrit, tel qu’il est décrit par Olson (1998), est volontairement outrancier car il cherche à montrer comment ces croyances sont à l’origine de représentations totalement erronées. Celles-ci sont en effet tenaces, très prégnantes encore dans nos sociétés scripto- centrées occidentales. L’école incarne le cœur de cet univers de l’écrit, le véritable sanctuaire du savoir. Si Dubet (2008) soutient la thèse d’une certaine désanctuarisation de l’école française au XXIème s., cette institution continue néanmoins d’incarner le Savoir et de

courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités » (rapport OCDE du 14 juin 2000 : La littératie à l’ère de l’information)

63 Le terme d’illettrisme apparaît en 1979 dans un rapport moral de l’association d’inspiration chrétienne ATD-

Quart Monde. Les membres de l’association justifient le néologisme par le caractère péjoratif et impropre du terme « analphabète ». Illettré se dit d’une personne qui a suivi une scolarité mais qui ne maîtrise cependant pas la lecture courante ; analphabète, d’une personne qui n’a pas eu de scolarité et n’a jamais appris à lire (Lahire, 2005).

véhiculer implicitement ces croyances. Les enseignants, pour beaucoup purs produits du système, perpétuent peut-être, bien que souvent à leur insu, ces croyances, héritées de la mythique École de la Troisième République. En ce sens, les enseignants et l’institution font partie intégrante de la littératie. Entrer à l’école, c’est ainsi largement entrer en littératie.

Or, l’hétérogénéité est très forte à cet égard : Les enfants de 3 ans arrivant à l’école maternelle pour la première fois ont un rapport à l’école très différent les uns des autres. Non seulement, ils présentent un développement attentionnel, intellectuel et langagier très hétérogène d’un enfant à l’autre - qui n’est cependant pas toujours prédictif de leur niveau ultérieur- mais ils sont également porteurs de pratiques langagières familiales (nous revenons plus loin sur ces aspects) et surtout d’un rapport particulier à l’école et au savoir en général (Charlot, 1997). Charlot, dans une vision anthropologique, défend d’ailleurs l’idée que l’être humain, dès la naissance, est dans l’obligation d’apprendre d’un monde déjà-là pour pouvoir survivre et grandir. Selon lui, « l’apprendre » connaît une acception bien plus large que le savoir. Charlot décline différentes « figures de l’apprendre » :

- Des savoirs-objets contenus dans des objets-savoirs (livres, monuments, œuvres d’art, etc.)

- Des savoir-faire divers utilisant des media et des objets des plus familiers et élémentaires (brosse à dents, lacets, etc.) aux plus sophistiqués (appareils électroniques, ordinateurs, etc.)

- Des activités à maîtriser (lire, nager, gestes techniques divers, etc.)

- Des relations interpersonnelles et groupales à s’approprier (changement de registres, rituels, conventions sociales, etc.)

Tous les enfants doivent faire leur ces figures de l’apprendre, cernant peu à peu la spécificité de chaque figure. Pour certains enfants, le statut de chacune demeure longtemps flou, bien au-delà de l’entrée en maternelle. Le statut des savoirs-objets notamment peut être flottant et confondu avec d’autres figures de l’apprendre. Grand enjeu d’appropriation à l’école, ce statut est parfois assimilé implicitement chez certains enfants à des formes « ordinaires »64

de l’apprendre.

En outre, la connivence avec l’univers scolaire sera, pour certains élèves, forte et évidente : c’est le cas lorsque les pratiques langagières familiales se superposent aux pratiques langagières scolaires ; les références culturelles, le rapport au savoir et les postures intellectuelles de même. Alors, l’adaptation est grandement facilitée et parfois instantanée. En revanche, lorsque pratiques langagières familiales, références culturelles, rapport au savoir et posture intellectuelle sont distantes de ces pratiques scolaires, l’adaptation est alors plus délicate et peut prendre le temps de l’accommodation à ce nouvel environnement et à ses exigences spécifiques ; temps que d’autres élèves plus en phase avec l’univers scolaire utilisent à construire des savoirs nouveaux. Concernant plus spécifiquement la lecture- compréhension de textes (entendus ou lus), Lahire (1993) parle, dans la lignée de Bourdieu, d’ « habitus lectoral »65 pour caractériser spécifiquement le rapport à la lecture des individus.

Cet habitus lectoral ainsi défini présente de même une forte hétérogénéité d’un élève à l’autre : certains enfants arrivent à l’école maternelle avec un habitus lectoral très ancré ; pour d’autres, tout est à construire. L’habitus lectoral englobe des caractéristiques aussi diverses que la capacité à fixer son attention à l’écoute d’un récit, la fréquence à laquelle des lectures sont proposées à l’enfant, sans parler du caractère qualitatif des récits proposés à l’enfant (Bonnéry et Joigneaux, 2015).

À travers les pratiques langagières, l’habitus lectoral et le rapport au savoir, nous constatons que dès l’école maternelle, bien en amont de l’apprentissage de la lecture-déchiffrage, les inégalités en lecture-compréhension sont déjà très sensibles (Joigneaux, 2009).

Les phénomènes décrits précédemment sont représentatifs de la notion de violence symbolique amplement développée par Bourdieu et Passeron (1970). Certains élèves, dès le plus jeune âge, se retrouvent dans un milieu étranger dont ils ne connaissent pas les codes. Dans la pensée de Bourdieu, la violence symbolique est exercée sur l’individu non pas tant par un autre individu que par une structure qui exerce une domination. Cette violence symbolique est infra-consciente car relevant du non-dit et peut être à l’origine de sentiments d’infériorité diffus ou du moins d’insignifiance. Pour le cadre scolaire, Lahire reprend la notion de Bourdieu pour décrire le mécanisme d’auto-sape dans lequel s’enferment parfois certains élèves : se

65 La notion d’« habitus » a pour origine un concept développé dans la pensée scolastique de Thomas d'Aquin

qui l’utilise pour traduire le terme aristotélicien d'hexis. Repris par Bourdieu, le terme renvoie au lien qui peut exister entre socialisation et actions des individus : l’ensemble des dispositions, schèmes d'action ou de perception que l'individu acquiert à travers son expérience sociale, qui forme ce que Bourdieu appelle l’habitus. Lahire adapte le concept pour les pratiques de lecture et parle d’habitus lectoral.

sentant, dans l’univers scolaire, en décalage social par rapport aux attentes de l’institution, ils construisent petit à petit une image dégradée d’eux-mêmes comme élève et/ou se construisent en réaction et en opposition ce qui parfois les amène au décrochage scolaire. Cette partie de la population a beaucoup intéressé les sociologues de l’école qui ont développé un ensemble de concepts et notions visant à rendre compte de ces difficultés spécifiquement socio-culturelles. Pour expliquer les performances moindres des élèves issus de populations socio-culturellement moins favorisées, deux hypothèses ont longtemps été concurrentes :

- l'hypothèse du déficit. Selon cette lecture, on pointe chez ces élèves un certain déficit linguistique et/ou intellectuel (e.g., Bereiter & Engelmann, 1966).

- l'hypothèse de la différence. Selon cette deuxième lecture, on met en avant chez ces élèves un usage de codes langagiers différents ou des pratiques langagières différentes ou encore un rapport à l'évaluation différent (Labov, 1978).

Jusque dans les années 70, c'est l'hypothèse du déficit qui a prévalu. La littérature de la sociologie de l’école a développé la notion de « handicap ». À la notion de patrimoine socio- culturel est ainsi venu se greffer son pendant de « handicap socio-culturel ». Cependant, cette hypothèse a été remise en cause, voire vertement contestée et dénoncée, dans de nombreux travaux. La célèbre recherche de Labov du « black english » a marqué un tournant décisif dans la conception de ces hypothèses. Le « black english », sorte d'argot vernaculaire employé par des communautés noires américaines de quartiers populaires new-yorkais, était largement considéré, à l’époque, comme un avatar dégradé de l'anglais standard. Labov a montré à travers son travail d’analyse secondaire sur une recherche antérieure comment les performances moindres des populations concernées étaient plus le produit de représentations erronées inhérentes aux techniques d'analyse linguistique elles-mêmes. Il a montré en effet comment ces dernières reflètent une conception des productions langagières populaires en termes de « manques » en référence à une norme – cette dernière devenant de facto une surnorme (François, François et Marcellesi, 1983) - et qui serait l'anglais standard. En outre, Labov pointe également le fait que les contextes de communication, sémantiques et pragmatiques n'étaient pas pris en compte dans ces expérimentations. Dans une nouvelle étude, utilisant d'autres procédures et méthodes d'analyses, Labov (1978) montre que le « black english » fonctionne selon ses propres règles qui sont aussi complexes et structurées

que l'anglais standard et qu’il ne peut être en aucun cas considéré comme un avatar dénaturé de celui-ci. L’argumentaire d’Olson au sujet de la langue orale est assez proche. De même, Goody (1979), dont Olson revendique la filiation, n’oppose pas la « raison graphique » à une « déraison orale ».

Le Ny (1976), quant à lui, pose le débat sur un plan sémantique. Il défend l'idée que les différentes pratiques langagières selon des classes sociales distinctes induiraient des différences sémantiques qui auraient, par ricochet, des incidences sur les capacités cognitives des individus. Espéret (1979) y voit de même l'origine des différences de performances entre sujets. Baudet (1986) pense ainsi que les structures et processus cognitifs mis en œuvre dans les activités qui conduisent à ces performances sont à l'origine des différences de ces performances. Mais la tentative de Baudet pour déterminer des processus cognitifs différenciés n’a pas pu aboutir sur un modèle et cette piste d’explication, pour pertinente qu’elle soit, n’est pas aisée à investiguer et pourrait rapidement être perçue comme politiquement non correcte voire sulfureuse ; ce qui expliquerait peut-être pourquoi les travaux n’ont pas abondé dans ce sens. En revanche, les sociologues de l’école ont développé des pistes de réflexion autour de cette hypothèse de la différence, notamment à travers des monographies (Les nouveaux profils de lycéens, de collégiens selon Dubet) et l’étude de cas atypiques afin de comprendre en creux les mécanismes de déphasage social par rapport aux attentes de l’école. Ainsi est apparue dans la littérature la notion « d’exception statistique » qui désigne en premier lieu les élèves qui sont en réussite scolaire alors que les indicateurs socio-culturels les classaient plutôt dans une catégorie à fort risque d’échec scolaire. Un autre champ d’investigation a été celui de la discrimination positive : « convention Sciences Po », « Classe Préparatoire aux Études Supérieures » (CPES comme passerelle vers la CPGE au lycée Henri IV, par exemple) ou encore les internats d’excellence (Boulin, 2013). De nombreux travaux s’intéressent d’ailleurs à ce sujet à la fracture sociale et familiale qu’introduit le savoir- lire et la réussite scolaire des enfants de famille socio-culturellement moins favorisée.

En résumé, si l’hypothèse du déficit est pour le moins controversée, elle est encore aujourd’hui sous-jacente dans de nombreux discours. Le dernier rapport Pisa (2012), par exemple, parle même d’élèves « résilients », comme si le fait d’appartenir à une tranche socio- économico-culturelle moins favorisée représentait un traumatisme premier à dépasser !

Outline

Documents relatifs