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Les jugements sur le texte : les mots et les choses

Le texte de Colette présente, nous l’avons déjà mentionné, des difficultés certaines. Une des plus importantes réside dans le genre textuel auquel il appartient. Il s’agit d’un récit d’enfance semi-autobiographique. Ce genre textuel est souvent privilégié par l’école dans le sens où le personnage-narrateur est un enfant. Il apparaît comme une évidence que les élèves trouveront un intérêt à la lecture et pourront enclencher un processus d’identification étant donné que le vécu de l’enfant dont il est question dans le récit est supposé être proche de celui du lecteur. Ce genre textuel pose néanmoins d’épineux problèmes relevant de l’écriture- même qui sont rarement pris en compte : s’agissant la plupart du temps d’un adulte qui écrit sur l’enfant qu’il a été, un procédé dit de double énonciation du je-enfant et du je-adulte est à l’œuvre, si bien que l’on ne sait pas vraiment qui parle lorsque le narrateur décrit ses sentiments notamment. Cette polyphonie est très troublante (en même temps qu’elle en fait toute la saveur littéraire) et peut poser des problèmes importants de compréhension. C’est le cas du texte de Colette dans lequel l’ambiguïté des sentiments est particulièrement forte : la reconstruction du passé par Colette adulte amène à penser que Claudine enfant aime à se faire peur dans la solitude de la forêt. D’un point de vue formel, une des grandes difficultés du texte tient à une syntaxe complexe et elliptique (des phrases longues ; des points-virgules ; des verbes élidés ; des juxtapositions à interpréter comme énumération ou équivalence ; des reprises anaphoriques nombreuses). Enfin, une certaine acception poétique des mots confère au texte un niveau de langue soutenue. Nous notons d’emblée qu’il s’agit d’un extrait et que l’effet d’entrée in medias res81 augmente la difficulté de compréhension par le truchement

d’un référent postposé (« mes préférés, les grands bois »).

En dépit de la consigne explicite et ouverte concernant les difficultés du texte, la majorité des enseignants ne fondent pas leur analyse sur les propriétés intrinsèques du texte mais jaugent bien plutôt celles-ci à l’aune de leurs élèves ; en d’autres termes, ils adoptent le point

81 « In medias res (du latin signifiant littéralement « au milieu des choses ») est un procédé littéraire qui consiste

à placer sans préalable le lecteur, ou le spectateur, au milieu d'une action, les évènements qui précèdent n'étant relatés qu'après coup » (Dictionnaire des termes littéraires de Gorp, Delabastita, Legros et al., 2005, p. 533)

de vue présumé, imaginé de leurs élèves pour évaluer les difficultés du texte. D’ailleurs, nous remarquons que les enseignants ne cherchent pas à dégager des catégories de difficultés ou élaborer un exposé répertoriant les difficultés mais les abordent de manière linéaire, suivant l’ordre du texte, comme seraient susceptibles de le faire les élèves82. C’est pourquoi nous

avons repris la taxonomie des difficultés proposée par Cèbe et Goigoux dans « Lector et Lectrix » (2009) qui adopte le point de vue du lecteur-élève. Se référant aux modèles de lecture issus de la psychologie cognitive, cette taxonomie égraine les diverses compétences qu’un lecteur expert convoque simultanément.83 À partir de cette taxonomie de référence,

nous avons affiné les catégories par des éléments relevant de l’analyse littéraire et stylistique.

Dans un premier temps, nous avons relevé les difficultés dans l’ordre selon lequel les enseignants les présentaient. La première question visant à définir la difficulté majeure du texte, nous émettons l’hypothèse que la première réponse énoncée par les enseignants est considérée comme la plus importante. Parmi les trois premières sources de difficultés énoncées, le lexique est présent chez huit enseignants sur quinze ; viennent ensuite le problème des référents et de l’incipit84 que six enseignants placent dans les trois premières

difficultés formulées. Ensuite seulement apparaissent la syntaxe, les phénomènes relevant du genre textuel et du figement (ou expressions figées) (cinq fois citées parmi les trois premières difficultés). Nous pouvons déjà noter que le lexique demeure, malgré nos précautions (choix du texte aux mots courants), très nettement l’argument avancé en tout premier lieu par les enseignants, tel que le décrit largement la littérature mentionnée à maintes reprises dans ce travail de thèse.

Par souci de clarté dans notre analyse des propos des enseignants visant à dégager les représentations et conceptions sous-jacentes de la compréhension de textes chez les enseignants, nous suivrons l’ordre des compétences de la taxonomie proposée par Cèbe et

82 La difficulté du début du texte, renforcée par le choix de l’extrait, a peut-être accentué la linéarité des

commentaires.

83 Nous présentons cette taxonomie en détails dans le chapitre portant sur l’enseignement et l’évaluation de la

compréhension des textes narratifs. Pour rappel : il y aurait 5 compétences à mobiliser lorsqu’on lit et comprend un texte 1° des compétences de décodage (pré-requis pour la compréhension de textes, elles renvoient à l’automatisation des procédures d’identification des mots écrits); 2° des compétences linguistiques (syntaxiques et lexicales); 3° des compétences textuelles (genre textuel, énonciation, ponctuation, cohésion : anaphores et connecteurs); 4° des compétences référentielles (connaissances « sur le monde » ou encyclopédiques sur l’univers des textes); 5° des compétences stratégiques (plus métacognitives donc, telles que la régulation, le contrôle et l’évaluation, par l’élève, de son activité de lecture).

84Incipit (du latin incipere « commencer ») désigne les premiers mots d’un manuscrit, d’un texte, par référence

Goigoux (2009), non que celle-ci renvoie à l’ordre de citation des difficultés par les enseignants de notre corpus que nous venons d’évoquer à l’instant, non que cette taxonomie ne soit non plus hiérarchisée en fonction du degré des difficultés. Cette taxonomie permet de répartir clairement les domaines en fonction des propriétés intrinsèques du texte d’une part et ce qui relève plus du lecteur d’autre part. Une exception sera faite au sujet des compétences de décodage qui apparaissent peu sous cette forme dans nos entretiens (en fin d’école primaire, l’automatisation des procédures d’identification des mots est prétendue acquise). Les enseignants de l’enquête évoquent des aspects proches mais plutôt en termes de niveau de lecture. C’est pourquoi nous traiterons de cette compétence conjointement aux compétences stratégiques.

Les compétences relatives aux propriétés du texte

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