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Les compétences relatives aux propriétés intrinsèques du lecteur

Après les propriétés du texte, nous abordons celles qui relèvent plus du lecteur dans l’interaction texte-lecteur, c’est-à-dire que nous nous interrogeons sur les connaissances antérieures du lecteur lorsqu’il aborde la lecture d’un texte et sur les stratégies de lecture qu’il met en place pendant la lecture.

Les compétences référentielles

La troisième catégorie concerne la dimension référentielle du texte de Colette, c’est-à-dire les connaissances dites « sur le monde » ou « encyclopédiques » qu’il est nécessaire de posséder pour comprendre le texte, que ce soit (i) un lexique spécifique à un univers particulier décrit dans le texte, (ii) un vécu psychologique personnel qui permette de comprendre les états mentaux et les décisions d’un personnage ou encore (iii) des éléments de culture narrative. Il s’agit donc de connaissances extérieures au texte et antérieures à la lecture du texte. Cette dimension est très présente dans les entretiens ; on peut même dire qu’elle est sur-représentée. Elle occupe en tout cas une place centrale dans les explications de la source et origine des difficultés de compréhension de textes, ce qui en soi constitue à nouveau un glissement du texte vers l’élève ; mais paradoxalement, si cette dimension investit pleinement le discours des enseignants, elle n’est pas explicitement revendiquée comme origine essentielle de la difficulté par les enseignants de l’enquête, puisque trois enseignants seulement mentionnent le vécu supposé des élèves et l’horizon d’attente dans les trois premières difficultés du texte de Colette. Cela est peut-être dû au fait que nous ne tenons pas compte ici du lexique traité supra. Nous avons cependant conscience que ce dernier entre pleinement dans cette dimension. Le lexique représente d’ailleurs plus précisément la charnière vers cette dimension dans le sens où il est l’objet d’un nouveau glissement des élèves, cette fois, vers l’extra-scolaire et l’appartenance socio-linguistique et culturelle des élèves. Ce n’est plus l’aspect descriptif du stock du lexique mental chez les élèves mais bien un jugement qui est envisagé à présent : « Ça vient aussi de la maison… On est vraiment dans un milieu, on le dit, on le répète, absolument pauvre lexicalement (…) Ils n’ont pas toutes les expressions françaises – les insultes, ils les ont bien -, ceux qui sont pauvres lexicalement » (S05) ; « On sait très bien qu’il y a certains élèves dans certaines classes dans certaines écoles qui ont quand même un vocabulaire assez réduit » (S04). Ainsi, le « déficit » culturel des élèves est largement mis en avant dans les propos des enseignants de l’enquête. C’est

particulièrement saillant chez les enseignants exerçant en EP qui adoptent couramment une véritable rhétorique du handicap socio-culturel (Bautier et Rochex, 1997). Cette rhétorique ne concerne pas seulement le lexique ; elle vient également doubler un discours de doxa au sujet des élèves et enfants d’aujourd’hui qui sont de plus en plus en décalage avec la culture véhiculée par l’école, a fortiori les élèves en EP.

Vécu supposé des élèves

Certains enseignants de l’enquête mentionnent le décalage qui peut exister entre le vécu des élèves et l’univers décrit dans le texte. Il s’agit pour certains d’une question d’époque : « C’est pas notre époque, Colette, c’est pas leur époque » (S01) ; « Il aurait peut-être fallu prendre un extrait un peu plus récent, avec des prénoms qui parlent mieux aux enfants. Parce que là, c'est difficile peut-être pour eux d'imaginer Claudine, une jeune Claudine, raconter ses aventures. Peut-être qu'en mettant, je sais pas, une Sarah ou Clémence, Élisa (…) peut-être une Sofia, une Faïzanour ! Un peu de mixité ! » (S11). Pour ce jeune enseignant, le texte de Colette semble trop éloigné de l’univers de référence de ses élèves. Ailleurs dans l’entretien, il déplace le point de vue des élèves vers le sien : « En fait, quand je l'ai lu au départ, ça m'a fait penser à une histoire de Martine. Martine à la ferme. Martine à la campagne. Martine... Colette, même le nom de l'auteur, Colette, Claudine à l'école, je crois que c'est plus l'histoire d'une petite fille dans les années 50-60, même sans connaître l'extrait, sans connaître le livre, moi, je tablerais sur quelque chose comme ça. Et donc, ça pourrait être très bien lu par une jeune fille dans les années 50 ou dans les années 60 » (S11). S11 n’est pas le seul à évoquer sa lecture personnelle du texte ou son propre rapport à l’auteur comme autre référentiel de jugement sur le texte, S13 par exemple déclare : « parce que...moi, personnellement, je connais ‘Claudine à l'école’ ; je connais l'auteur Colette ; je connais le livre et je sais de quoi ça parle. Et donc, ça ne m'étonne pas qu’il y a une description de la campagne dans ce livre-là. Maintenant, je pense pas que les enfants en CM2 aient cette culture – enfin, je sais pas comment définir cela » ; S02 parle même de son rapport intime avec la lecture à l’âge de ses élèves à peu de choses près : « J'adore Colette. Je les ai tous lus...en cachette. À douze ans, j'ai lu ‘l'ingénue libertine’, un livre défendu ! Je le lisais en cachette ». On peut s’interroger sur la motivation des enseignants à produire ainsi leur propre jugement sur le texte : s’agit-il d’un second référentiel de jugement ou cela répond-il à une nécessité de connivence avec l’enquêteur ou encore un besoin d’attester une certaine expertise de lecteur ? C’est

probablement un mélange des trois. C’est peut-être avant tout un moyen de noter une certaine fracture générationnelle que l’on retrouve dans les déclarations générales de doxa quand ils déplorent l’absence de pratique de lecture de leurs élèves : « Y a des enfants qui, sortis des consoles, des jeux video et de la télé lisent peu. Moi, j'en ai quand même beaucoup qui lisent peu, dans la classe, qui sortent peu » (S06). N’ayant pas interrogé directement les enseignants à ce sujet, la question reste en suspens.

Pour une grande majorité d’enseignants, le décalage des élèves avec l’univers du texte se situe plutôt au niveau du clivage urbain/rural. Le contexte du bois, de la forêt est supposé être étranger pour des élèves urbains : « les enfants n’ont plus l’habitude des balades dans les bois, toute l’émotion que l’on peut ressentir, dans une forêt ; l’impression qui s’en dégage…Je pense pas que ça parle à des petits urbains comme les nôtres. Je les appelle les enfants d’appartement » (S08). Nous nous interrogeons sur la pertinence d’employer cet argument de la connaissance de l’univers de référence en tant que critère de jugement de la difficulté d’un texte :

- L’univers de la forêt, en tout cas, nous semble être au contraire assez familier de l’univers de référence des enfants ; la forêt étant un topos des contes pour enfants mais aussi être le décor de nombreux films d’animation ou encore le sujet de reportages à la télévision. - Doit-on obligatoirement avoir été dans la taïga pour comprendre « Michel Strogoff » ? - Pour la compréhension d’œuvres de science-fiction, par exemple, l’absence d’univers référentiel est rarement mentionnée comme explication de difficulté.

Enfin, pour certains enseignants, le texte de Colette exige avant tout une maturité d’ordre psychologique, avoir vécu les sentiments soi-même pour les comprendre chez le personnage : « la nostalgie, comme eux, ils ont pas vécu...enfin, on n'a pas vécu les mêmes choses, c'est un sentiment qu'ils connaissent pas du tout. La mélancolie, la nostalgie...C'est quelque chose qui arrive tard et quand j'avais essayé de leur expliquer, c'était pas évident ; de leur faire ressentir ce genre de choses » (S07).

Horizon d’attente et culture narrative

La notion « d’horizon d’attente » a été introduite par Jauss dans le cadre de la théorie de la réception littéraire (Jauss, 1978). Elle s’est diffusée en didactique notamment à partir du rapport texte/images et du travail d’analyse des couvertures d’album. Elle nous a paru intéressante à convoquer pour le texte de Colette, dans le sens où s’agissant d’un extrait, le texte est introduit par une phrase, un paratexte, censé présenter le contexte du récit. À la lecture de celui-ci, le lecteur se forge une représentation initiale du texte et développe des attentes, un horizon d’attente. Les termes « horizon d’attente » et « paratexte » ne sont employés spontanément par aucun des quinze enseignants (S12 parle de « présentation ou petite introduction » ; S11 de « consigne »). Cependant à notre initiative, les enseignants réagissent de manière très tranchée sur la fonction du paratexte qui introduit l’extrait : « Dans le livre dont ce texte est extrait, le personnage principal, Claudine, raconte des aventures de son enfance qui s’est déroulée à la campagne ... ». La quasi totalité des enseignants (14/15) trouvent qu’il « ne remplit pas sa fonction » (S11), est « insuffisant » (S01), « induit en erreur » (S13) voire note une « discordance entre les éléments fournis dans le paratexte et le texte lui- même » (S02). Deux termes en particulier sont retenus pour étayer leur jugement : « campagne » et « aventures ». Plusieurs enseignants opposent « campagne » et « forêt » et pensent à l’instar de S14 que le terme peut tromper les attentes des élèves et être un obstacle à la compréhension : « quand on dit campagne, on imagine plus des grands champs de blé et là, c'est des arbres. Pour moi, c'est du texte de forêt91 » (S14). Le terme « aventures » nous

intéresse encore davantage car il véhicule de nombreuses représentations que l’on peut rattacher au genre textuel et à la culture narrative. La grande majorité des enseignants associent « aventure » à « action » : « ils vont s'attendre à plus d'action que ça. Y a aucune action, là ! » (S10) ; « ils veulent de l'action, enfin qu'il se passe des choses, pas de l'action genre de la bagarre, mais il faut qu'il se passe quelque chose» (S03). Pour S01, c’est plus exactement l’association action/verbes d’action : « les enfants, ils sont plutôt sur de l'action, sur des verbes d'action, sur elle fait ci, elle fait ça ». On retrouve d’ailleurs ici à nouveau l’opposition implicite entre action/êtres vivants et description/paysage. Les termes de

« suspense » (S10), « des choses qui sortent de l’ordinaire » (S10), de « rocambolesques » (S07), de « péripéties » (S11) sont fréquemment convoqués.

Ainsi, nous voyons que les enseignants de l’enquête associent étroitement, mais de manière sous-jacente, l’action au schéma narratif. S08 le formule même explicitement : « Ce ne sont pas des actions...voilà, qui font avancer l'histoire ».

Une autre idée étroitement liée au terme d’aventure et d’action est celle de rythme : « t’attends plus de piquant, de mouvement, enfin de rythme ; alors que c'est très posé, finalement... au niveau du rythme, de l'action » (S13). En filigrane, nous percevons donc la représentation des enseignants concernant la culture narrative de leurs élèves - certains enseignants parlent plutôt « d’imaginaire » (S01 ; S07) ou de « représentation mentale » (S13) -. La culture narrative prégnante des élèves d’aujourd’hui serait ainsi, à travers les propos des enseignants, les blockbusters américains et les jeux video. Les élèves, à la lecture d’un récit, auraient les mêmes attentes qu’en regardant un film d’action américain : « Ça doit aller très vite. C'est une invasion de je sais pas quoi. Ou alors, à la campagne, qu'est-ce qui pourrait se passer ? Ben, se battre contre un ours...enfin, des trucs complètement... un peu à l'américaine. Maintenant, plus ça va, plus il faut faire du rocambolesque, des choses fantastiques et toutes les choses de la vie courante, ils ont du mal à s'y faire. On leur donne des jeux video et ils ont du mal à revenir aux choses primitives." (S07). Cependant, tous les enseignants de l’enquête ne sont pas d’accord avec cette représentation comme S04 qui fait référence au genre textuel du récit d’enfance plutôt qu’à celui du roman d’aventures : « Pour moi, le mot ‘aventure’, il renvoie plutôt à un genre littéraire que ce qui est réellement décrit. Il me semble qu'en cm2, les enfants ont déjà lu assez de textes racontant des souvenirs d'enfance, de vacances etc...Donc, je suis pas certaine que le mot « aventure » soit vraiment, vraiment relié, en tout cas chez les enfants, à la notion de péripéties. Pour moi, c'est typiquement le mot qui renvoie aux souvenirs d'enfance, à tous ces textes, en fait, d'auteurs qui ont raconté leur enfance. Et donc...des aventures d'enfance » (S04).

En conclusion, lorsque les enseignants de l’enquête jaugent les difficultés de leurs élèves du point de vue des compétences référentielles, ils mettent en avant les déficits culturels et véhiculent un discours de doxa qui déborde largement le cadre scolaire. Nous remarquons également un certain glissement des représentations de la lecture de leurs élèves vers leurs propres représentations et attentes de la littérature et du rapport à la lecture. Pour parler du

rapport à la lecture de leurs élèves, les enseignants ont souvent besoin de faire référence à leur propre rapport à la lecture.

Les compétences stratégiques

La quatrième et dernière catégorie, les compétences stratégiques, regroupe, dans la taxonomie de Cèbe et Goigoux (2009), ce qui concerne les processus de lecture et les compétences de lecture métacognitives telles que la régulation, le contrôle et l’évaluation, par l’élève, de son activité de lecture. Nous ajoutons à celles-ci (i) le niveau de lecture que les enseignants mentionnent parfois qui correspond dans la taxonomie de référence à la première catégorie sur les compétences de décodage mais qui n’apparaît pas en tant que tel dans nos entretiens, de toute évidence parce que nous interrogeons des enseignants de fin de cycle 3 ; (ii) les remarques sur l’enseignement explicite de la compréhension de textes car compétences stratégiques et enseignement semblent inextricablement liés dans les propos des enseignants de l’enquête.

La moitié des enseignants (7/15) mentionnent cette catégorie de compétences au sujet de leurs élèves. Un enseignant fait référence au processus d’intégration : « L'enfant, il formule des hypothèses au fur et à mesure qu'il rencontre des informations dans le texte (…) ; ça peut poser des problèmes de compréhension puisque la lecture, c'est une succession d'hypothèses » (S02). Les six autres évoquent la régulation : « les élèves ont pas forcément le réflexe d’opérer le retour nécessaire, quand ils ont lu ; ils lisent une fois, ils peuvent relire le texte (sous-entendu « dans son intégralité »), mais ils font pas le retour » (S04). Mis à part ces quelques mentions éparses, les enseignants tiennent peu compte de cette dimension lorsqu’ils commentent les difficultés de compréhension du texte, alors qu’ils le font systématiquement pour le questionnaire. Il est, par exemple, particulièrement étonnant de constater qu’aucun enseignant ne parle de production d’inférences dans cette première partie d’entretien, alors qu’ils évoqueront beaucoup les problèmes qu’ils qualifient « d’implicites » pour les questions. Pourtant, les caractéristiques du texte (phrases complexes et nombreuses reprises anaphoriques, ainsi que l’incipit, notamment) auraient pu engendrer des remarques sur la nécessité d’une auto-régulation très contrainte afin d’assurer tout au long de la lecture une représentation cohérente du texte. De même, le choix parmi plusieurs dénotations en fonction du contexte (cf. « vague ») aurait pu engendrer des remarques sur l’intervention de compétences stratégiques visant à convoquer le sens adéquat en fonction du contexte. Or,

certains enseignants témoignent de cette difficulté chez leurs élèves : d’une part, ils ne maîtrisent pas la polysémie du terme et, malgré le conflit de champ sémantique, ils n’imaginent même pas qu’il puisse y avoir d’autres sens. Ils restent avec une discordance non résolue et témoignent de l’absence d’une certaine forme de régulation par et de la compréhension, qui permet la contextualisation. L’anecdote rapportée par S06 est emblématique de ce point de vue : « On avait parlé de Dreyfus qui avait été dégradé. Juste avant l’évaluation, je leur pose la question : qu’est-ce que ça veut dire dégradé ? Ils me répondaient des choses, mais hallucinantes ! Et là, y en a un qui me dit : Ben, c’est la frange ! ». Les enseignants pointent avec beaucoup de justesse une des difficultés majeures de compréhension, mais ne sont pas toujours à l’aise pour convoquer la dimension stratégique a priori, à l’unique lecture du texte. Pour l’adjectif « vague », par exemple, les enseignants qui ont soulevé une difficulté de cet ordre n’y ont vu qu’un problème de lexique.

Plus qu’en termes de compétences stratégiques, c’est finalement en termes de motivation chez les élèves que les enseignants de l’enquête qualifient la difficulté du texte. Par un renversement de la perspective, la difficulté est associée au caractère plus ou moins attrayant du texte qui, dans le cas de celui de Colette notamment, devient alors un obstacle : « ça va pas les accrocher » ; « ils ne vont pas entrer dans le texte » ; « ils vont buter » … Pourtant, ils ont du mal à définir ce qui constitue l’attrait. À la question « Qu’est-ce qu’un texte accrocheur ? », S06 répond : « C’est un texte qui n’est pas trop éloigné de leur univers, pour lequel ils vont avoir une référence ». Le souci premier des enseignants interrogés semble en effet se focaliser sur la motivation des élèves et leur engagement dans la tâche de lecture et de réponse aux questions. Ils soulignent tous plus ou moins explicitement l’importance de l’implication dans l’activité de lecture. Cette dernière ne laissant pas de « trace » tangible, les enseignants ont besoin du témoin de l’engagement dans la tâche comme gage de la qualité de la lecture-compréhension. C’est pourquoi les enseignants de l’enquête procèdent volontiers un renversement de la perspective : pour assurer la compréhension des élèves, le choix du texte est primordial. Choisir le support de lecture devient alors le premier acte pédagogique de toute séance d’enseignement-apprentissage de compréhension de textes. Le texte proposé aux élèves doit correspondre à des critères précis : (i) correspondre au niveau de lecture des élèves, comme le soulignent particulièrement les deux directeurs d’école (S01 et S03) qui se réfèrent au socle commun ; (ii) des critères de longueur : il faut donner aux

élèves des textes courts, sinon ils se découragent (on peut se demander si certains enseignants n’associent pas implicitement textes courts et textes faciles) ; (iii) il est important de bien choisir l’extrait.

Nous pouvons en conclure que les enseignants ont des intuitions tout à fait justes concernant les choix des textes mais qu’ils procèdent à une inversion de la perspective : si le texte n’est pas adapté aux élèves, alors on ne peut rien dire de sa difficulté ni des difficultés des élèves.

D’une manière générale, cette première partie d’entretien portant sur le texte a permis de mettre à jour des éléments précis concernant les représentations de la compréhension de textes chez les enseignants. S’ils ont souvent des intuitions justes, ils ont parfois fait preuve de référentiels et d’outils peu opérants pour analyser le texte proposé. Les propos des

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