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Cain (2010) mentionne deux processus essentiels dans l'établissement de la cohérence locale : le traitement des anaphores18 et des connecteurs. Ces deux traitements sont

considérés comme relevant de la production d’inférences, même si le statut de l'implicite est moins évident à nos yeux de lecteur expert qui traitons, dans la grande majorité des textes, ces deux éléments linguistiques de manière holistique.

Les anaphores

Quand nous lisons les deux phrases suivantes « Émilie a pris sa voiture pour gagner du temps. Prise dans les embouteillages, elle le regrette à présent », nous comprenons instantanément que le pronom « elle » renvoie à Émilie et le pronom « le » à toute la première phrase, c'est-à-dire le fait même d'avoir pris sa voiture pour gagner du temps. Cependant, il semble qu'un traitement inférentiel, quoique quasi instantané, existe bel et bien. Dans une étude on-line sur le traitement des anaphores, Garnham et Oakhill (1985) ont mesuré les temps de lecture par des lecteurs experts de deux phrases de ce type :

a) Mélissa a prêté un stylo à Karen parce qu'elle voulait écrire une lettre. b) Paul a prêté un stylo à Karen parce qu'elle voulait écrire une lettre.

Les auteurs ont montré que les lecteurs experts mettaient plus de temps à traiter la phrase a) que la phrase b) en raison de l'ambiguïté du référent. De même quand le référent est éloigné, le lecteur peut mettre un peu de temps pour retrouver le référent ad hoc (Seigneuric & Megherbi, 2008). Comme nous le verrons en détail dans le chapitre sur l'évaluation de la compréhension de textes, les anaphores19 font souvent partie des questionnaires. Or, ces

questions portant sur les anaphores sont en général des items très échoués. La production d'inférences de cette nature semble poser problème aux élèves de fin d’école primaire.

Les anaphores nécessitent donc bien une production d'inférences, même si celle-ci n'est pas très appréhendable pour le lecteur expert qui a intégré ce processus, sauf à relire un bon

18 « La cohérence du texte repose en partie sur la répétition. Divers éléments linguistiques y contribuent ; les groupes nominaux, en particulier, assurent, par leur articulation et leurs relations au fil du texte, la reprise de l'information. La notion d'anaphore permet de décrire cet aspect de l'organisation du texte. L'anaphore se définit traditionnellement comme toute reprise d'un élément antérieur dans un texte. » (Riegel, Pellat & Rioul, 1994). Cain (2010) mentionne surtout les pronoms qui représentent, il est vrai, les anaphores les plus courantes. 19 Appelées indifféremment anaphore ou substitut dans les instructions officielles 2008

roman russe du XIXème s. !

Les connecteurs

Les connecteurs ont un fonctionnement différent des anaphores dans le sens où ils relient deux événements entre eux et sont en outre constitutivement porteurs de sens. Ils permettent au lecteur d'assurer, en cours de lecture, le lien logique entre deux phrases, donc d'assurer le processus d'intégration ; en somme, ils aident le lecteur à construire la cohérence et ce faisant la représentation mentale du texte. Certains connecteurs permettent une relation cause/conséquence (« Émilie est en retard, donc elle prend la voiture » vs « Émilie est en retard parce qu'elle a pris la voiture ») ; d'autres connecteurs impliquent une relation temporelle (avant/après) ou encore une relation d'opposition (bien que/ mais).20 Ces auteurs

signalent cependant que les connecteurs ne sont pas forcément mentionnés de manière explicite. À côté des connecteurs explicites, il existe des connecteurs implicites. Comparons les deux phrases suivantes (exemple repris de Giasson, 1990) :

a) Jean a mal au ventre parce qu'il a mangé trop de pommes vertes.

b) Jean a mal au ventre. Il a mangé trop de pommes vertes.

Le lecteur expert donne exactement le même sens aux deux phrases, alors que la première comporte un connecteur explicite quand la seconde n'a qu'un connecteur implicite. Pour comprendre la phrase b), le lecteur a besoin de produire une inférence. Nous verrons dans le chapitre sur l'enseignement de la compréhension que les phrases comprenant un connecteur implicite peuvent poser problème à de jeunes lecteurs en difficulté. Il est en effet plus coûteux pour le lecteur de comprendre deux phrases courtes liées par un connecteur implicite qu'une seule phrase longue comprenant un connecteur explicite. Or, bien souvent, les enseignants donnent aux élèves en difficulté des textes aux phrases courtes, dans une intention louable et avérée de leur faciliter la tâche et demandent ainsi à leur insu une production d'inférences qui surcharge cognitivement les élèves en difficulté.

La cohérence globale

Au niveau de la cohérence globale, la littérature s'intéresse à deux processus : la production

20 Irwin (1986) et Blain (1988) ont établi des classifications de connecteurs très détaillées des fonctions de connecteurs (disjonction : ou ; exclusion : sauf ; comparaison : comme ; manière : comme ; etc.).

d'inférences et le recours aux connaissances préalables du lecteur21. Les inférences mises en

jeu dans l'établissement de la cohérence locale seraient plus simples à réaliser que les inférences impliquées dans la cohérence globale. Mais le passage d'un niveau à l'autre paraît très flou et subjectif.

Cain (2010) propose donc finalement une catégorisation des inférences en deux grandes classes : les inférences nécessaires et les inférences élaboratives.

Les inférences nécessaires sont indispensables pour construire une représentation mentale cohérente d'un texte aussi bien au niveau local qu'au niveau global. Les inférences élaboratives ne sont pas à proprement parler nécessaires, mais elles permettent au lecteur d'enrichir sa représentation mentale du texte. Cain (2010) donne deux exemples pour illustrer le possible passage d'un statut à l'autre :

a) « Ce week end, Charlie a creusé un trou dans son jardin pour planter un nouvel arbre fruitier. Il a toujours rêvé de récolter ses propres pommes ».

b) « Ce week end, Charlie a creusé un trou dans son jardin pour planter un nouvel arbre fruitier. Sa vieille bêche avait un manche en bois ».

Dans l'exemple a), il est fort probable que Charlie a utilisé une bêche pour creuser, mais le texte ne le dit pas (Ce pourrait être aussi une pelle ou une petite cuillère ! On ne sait pas). Il n'est donc pas nécessaire de produire l'inférence ; on comprend sans cela. Cependant, celle- ci ne nuit évidemment pas à la compréhension ; elle vient au contraire l'enrichir. Dans l'exemple b), en revanche, il est nécessaire de comprendre que la bêche de la seconde phrase est l'outil qui est mentionné dans la première phrase et qui a servi pour réaliser l'action (creuser). Sinon, le lecteur ne peut établir de lien entre les deux phrases. Dans l'exemple a), il s'agit d'une inférence élaborative ; dans l'exemple b), d'une inférence nécessaire.

D'un point de vue développemental, il peut être intéressant de tenter de différencier habileté à produire des inférences et connaissances du lecteur pour mieux cerner l'évolution de la production d'inférences. Si de nombreuses études ont montré que les enfants non- lecteurs produisent des inférences à partir d'histoires racontées à voix haute et audio-visuelles (Kendeou et al., 2008), il existe peu de travaux portant spécifiquement sur les connaissances

encyclopédiques des jeunes enfants (Hare & Devine, 1983) ; quelques travaux portent sur le rapport entre habileté à inférer et développement du lexique (Denhière et Jhean-Larose, 2011). Pour statuer de la progression des habiletés à inférer chez l'enfant et être sûr d'être dégagés de toutes contingences de connaissances existantes, Barnes et al. (1996) ont mis en place une étude auprès d'enfants âgés de 6 à 15 ans (groupés en 5 tranches d'âges) portant sur des connaissances imaginaires. Ils ont, tout d'abord, « appris » aux enfants un ensemble de connaissances purement fictives au sujet d'une planète imaginaire appelée Gan. Ensuite seulement, lorsque les connaissances étaient acquises par tous, ils ont lu aux enfants une histoire prenant comme cadre la planète Gan. Après chaque chapitre, ils posaient une série de questions. Une des questions de chaque série demandait de la part des enfants de produire une inférence nécessaire à l'établissement de la cohérence globale du récit. Pour générer cette inférence les enfants devaient faire appel à leurs connaissances récemment acquises sur la planète Gan. Une autre question de chaque série incitait les enfants à produire une inférence élaborative. Les résultats ont montré que les enfants de tout âge produisaient plus d'inférences nécessaires que d'inférences élaboratives - rejoignant par là-même les études réalisées auprès d'adultes (e.g. Singer, 1994 ; Whitney, Ritchie et Clark, 1991) - et que la production d'inférences augmentait bien avec l'âge.

Si on parvient ainsi à isoler artificiellement la production d'inférences dans le but précis d'en estimer l'évolution, il n'existe pas, à ce jour et à notre connaissance, d'outil d'analyse qui serait en mesure de concevoir la compréhension de textes comme un continuum allant de la compréhension littérale à l'interprétation et d'envisager conjointement habileté à inférer et connaissances du lecteur qui fonctionnent en interaction.

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