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Tout un courant de recherches nord-américain s’est intéressé au phénomène de « lisibilité » des textes. Celle-ci peut être définie comme « une aptitude du texte à se faire comprendre » (Bourque, 1989). Pour estimer cette aptitude, des formules ont été mises au point permettant de quantifier la difficulté des textes. Ces formules prennent comme paramètres des traits de surface : elles évaluent la difficulté du lexique par un indice de fréquence moyenne des mots et la longueur des mots et elles évaluent la syntaxe par le nombre de mots et la longueur des phrases. Statistiquement en effet, plus une phrase est longue en nombre de mots, plus elle est complexe. Les formules les plus célèbres sont celles de Flesch, Gunning et Taylor. En France, il faut attendre les années 70, avec De Landsheere (1973) pour voir apparaître des formules adaptées au français. Dans le même temps, l’Institut national de la Langue Française (InaLF) met au point un outil, un dictionnaire, classant les mots de la langue française selon un critère de fréquence. Ces données chiffrées sont entrées dans une formule mathématique qui permet de statuer de la difficulté des textes. Quelques logiciels sont désormais disponibles. Ils proposent une évaluation automatisée de la difficulté des textes : parmi lesquels, « Scolarius », « Doxilog » qui se réfère au cadre européen commun de référence pour les langues ou encore LISI, créé par Mesnager (2008). Il suffit d’entrer le texte que l’on veut estimer dans le logiciel et cela donne des conclusions du type : « texte lisible par des élèves de 6ème-5ème » ou « par 80% de la population adulte ». Nous avons eu la curiosité d’entrer « Sidonie » dans Doxilog, accessible gratuitement sur la toile. La conclusion était la suivante : « texte adapté aux 10-11 ans ; niveau B1 du cadre européen commun de référence pour les langues avec 88% de mots pérennes57 ». Le logiciel propose aussi une liste de textes

équivalents en termes de difficultés du texte donné. « Sidonie » est mis au même rang que

57 Nous avons cherché en vain une définition du terme « pérenne » en ce sens. Il est sans doute la traduction

« les lettres persanes », « les femmes savantes », « le pont Mirabeau », « les Essais », « le Tiers Livre » !

Mesnager qui rédige un document « ressources pour l’école menjva/dgesco » (2011) à ce sujet souligne, tout en les promouvant, les limites de ces outils. Les logiciels ne tiennent pas compte de :

- l’homographie (tour, édifice vs tour, procédé)

- la polysémie et/ou sens figuré (solution, résultat vs solution, mélange chimique)

- la relativité de l’usage des mots suivant les régions (cime, d’usage courant dans le midi, est plus rare dans le nord de la France)

- des expressions imagées, des tours figés, des périphrases, même avec des mots simples : sortir le grand jeu, perdre ses moyens, essuyer une défaite.

Ces limites sont justement à la source de nombreux malentendus entre les élèves et l’enseignant qui ne comprend pas ce qu’ils ne comprennent pas. Nous en avons une jolie illustration à travers une anecdote rapportée par une enseignante dans nos entretiens d’enseignants Au cours d’une explication de texte portant sur l’affaire Dreyfus, les élèves tentaient d’expliquer le verbe « dégrader », en faisant référence au sens ordinaire du terme en coiffure (« un dégradé »). Cette dimension de la difficulté (ici exprimée par une sorte de quiproquo sémantique) ne peut être prise en compte par les évaluations automatisées. La définition de celle-ci demeure, selon ce procédé, très partielle : songeons un instant, par exemple, au genre philosophique. Comment appréhender la difficulté d’une phrase aux mots pourtant très simples telle que « Ce qui est est » (Platon, « Parménide ») ? De même, pour revenir aux textes narratifs, comment est-il possible de « mesurer » la complexité inférentielle, la complexité de la chaîne anaphorique d’un récit, etc. ?

Des études récentes mettent en exergue les limites de ces mesures de la lisibilité des textes au sujet de la cohésion textuelle dans le sens où (i) ces mesures conçoivent les textes du point de vue exclusif de leur contenu, mettant de côté les dimensions communicatives et énonciatives de ces textes ; (ii) les variables utilisées par ces mesures sont uniquement d’ordre lexical et phrastique ; elles ne concernent donc pas les unités et les structures de connexion,

de cohésion et de modalisation, soit des aspects de cohésion textuelle importants. Or, ces unités et ces structures constituent, selon le type de discours, des facteurs essentiels de la difficulté (Revaz & Bronckart, 1988).

En outre, la distinction utilisée par plusieurs auteurs (e.g., Reuter, 2001 ; Tauveron, 1999) entre « comprendre » et « interpréter » pour caractériser les différences de statut de la compréhension entre enseignement primaire et secondaire peut être éclairante. Il semble évident qu’un même texte peut être lu et compris à plusieurs niveaux d’analyse. La question devient alors de savoir quand finit la compréhension et quand commence l’interprétation. Dans l’ouvrage collectif « Pour une lecture littéraire », Dufays, Gemenne et Ledur (2005) mentionnent que l’interprétation est toujours seconde par rapport à la compréhension, que les deux ne sont peut-être pas l’expression des mêmes structures sémantiques et que la seconde naît peut-être de la déception de la première. Lorsque la compréhension n’est pas satisfaisante, le lecteur tâche de combler les lacunes par des tentatives d’interprétation. Ainsi, on peut dire que chaque texte peut avoir plusieurs strates de lecture-interprétation. Les auteurs donnent l’exemple du « pont Mirabeau ». Le lecteur, selon son projet de lecture, peut envisager ce poème comme « un témoignage sur la vie sentimentale d’Apollinaire (interprétation biographique), la confirmation d’une tendance déjà observée dans son écriture personnelle (interprétation cotextuelle ou intertextuelle auctorale), l’expression d’un psychisme tourmenté par le conflit entre un ‘ça’ envahissant et les appels désespérés d’un surmoi qui voudrait sauver l’amour et arrêter le temps (interprétation psychanalytique), une sorte de manifeste formel de l’art nouveau en même temps qu’une variation littéraire sur le ‘Fugit irreparabile tempus’ des Anciens et sur les mètres de la poésie classique (interprétation intertextuelle et architextuelle), un écho du doute existentiel qui gagne une partie de la France à la fin de la Belle Époque (interprétation socio-historique), ou encore l’expression d’une écriture égocentrique qui laisse dans l’ombre les réalités sociales du temps (interprétation idéologique)». 58 Nous verrons d’ailleurs dans le chapitre sur l’enseignement de la

compréhension de textes que l’enseignement de la littérature a connu des modes au cours de son histoire, suivant en cela les approches successives de la critique littéraire. Les auteurs nomment cette lecture qui fait varier plusieurs sortes d’interprétations « lecture plurielle ». La diversité interprétative générée par cette lecture plurielle fait partie intégrante du savoir-

lire, selon les auteurs. Au niveau de l’école primaire, elle est certes balbutiante, beaucoup moins touffue et étendue, mais on peut remarquer les prémices de cette aptitude à la diversité interprétative ; diversité encouragée par les instructions officielles souvent rédigées par des littéraires (professeurs du secondaire ou des universitaires, agrégés, etc.). Cependant, les enseignants se trouvent plutôt démunis pour jauger la difficulté des textes et initient leurs élèves à l’interprétation de manière confidentielle et largement implicite. La liste de références des ouvrages de littérature de jeunesse publiée par le ministère de l’éducation indique pourtant un degré de difficulté de 1 à 3. Mais lorsque l’on examine de plus près les ouvrages cités, les critères de cette classification semblent bien obscurs. Nous n’avons pu trouver de descripteurs pour cette classification.

Pour toutes ces raisons, la difficulté d’un texte demeure un domaine de recherches à investiguer plus avant.

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