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Dans cette section, nous nous intéressons aux travaux qui envisagent la compréhension de textes narratifs du point de vue des structures narratives. Depuis les années soixante-dix, et aujourd'hui encore, de nombreux travaux sur la compréhension de textes narratifs accordent, en effet, une place conséquente à l'étude de la structuration du récit. Que ce soit dans l'étude de la structure des textes aussi bien que dans l'étude des processus cognitifs du lecteur, la définition de structures narratives et d'invariants narratifs ont occupé et occupent toujours une place privilégiée dans la tentative d'expliquer comment on comprend les histoires. Les auteurs de ces travaux s'interrogent sur l'existence, dans les textes-mêmes et chez les lecteurs, de structures narratives. Mais bien souvent, ils semblent juxtaposer les deux sans débattre explicitement des liens entre les deux. On peut, en effet, légitimement se demander si ce sont les mêmes structures narratives, s'agissant de la superstructure d'un texte écrit d'une part et des structures narratives que les lecteurs convoqueraient pour comprendre et restituer les récits ou encore en inventer. Il nous semble que la plupart des auteurs ne posent pas la question en ces termes et assimilent les deux, même si les termes pour qualifier les unes et

les autres peuvent être différents28. Ils utilisent en tout cas les mêmes outils pour traiter et

analyser les deux, textes écrits et rappels des lecteurs, ce qui soulève des interrogations : en effet, les situations ne sont pas symétriques pour les auteurs ou lecteurs (pour les premiers, il faut organiser un discours et linéariser une idée narrative ; pour les seconds, il faut organiser de l'inconnu en une trame narrative cohérente)29. En outre, ils font rarement de références

explicites à une culture littéraire partagée qui leur semble peut-être aller de soi. Nous nous efforçons tout au long de ce chapitre de comprendre quelle définition de la compréhension de textes narratifs se dessine à travers les études portant sur la structuration du récit et de rendre explicites les modèles sous-jacents aux tâches proposées dans ces travaux.

Pour poser le problème : une vision littéraro-anthropologique ?

Face aux nombreux termes que l'on rencontre pêle-mêle dans les ouvrages de psychologie cognitive renvoyant à la structuration du récit (e.g. « grammaire de récit », « schéma de récit », « canevas conceptuel », « frame », script », « topos », « scenario », etc.), il est difficile de comprendre ce que les différentes tâches proposées dans les protocoles d'expérimentation tentent d'attraper chez le sujet. Serge Baudet, dans sa thèse portant sur la mémorisation du récit (1986), pose clairement le problème : il souligne de manière explicite les liens forts qui existent entre superstructure narrative et schéma de récit30. Selon lui, l'analyse de l'objet

« récit » permet i) d'analyser le texte et le rappel en proposant des unités31, des niveaux32 et

des techniques de description sémantique33, ii) d'établir des hypothèses sur les structures

mentales utilisées dans le traitement du récit. Nous remarquons cependant que Baudet ne remet pas en cause le fait d'utiliser le même outil, notamment l'analyse propositionnelle, pour un texte écrit, potentiellement littéraire, d’une part et une production orale faisant l'objet d'une transcription a posteriori, le rappel d’autre part.

Baudet (1986) voit deux explications possibles au fait que de nombreux récits d'une même

28 Grammaire de récit et schéma de récit, par exemple.

29 Cette question est posée de manière assez similaire en musicologie entre outils servant à l’analyse musicale et

modèles de la perception, par exemple.

30 Définition du schéma de récit par Jocelyne Giasson (1990) : « Alors que la grammaire de récit concerne la structure des textes, le schéma de récit fait référence au lecteur et peut être défini comme 'une représentation interne idéalisée des parties d'un récit typique' (Mandler et Johnson, 1977 ; traduction de l'auteure) ».

31 le sème ; le lexème ; la proposition ; la phrase ; l'épisode ; la macrostructure sémantique (Le Ny, 1978 ; Denhière, 1985).

32 La surface du texte ; la base de texte ; le modèle de situation (van Dijk et Kintsch, 1978). 33 L'analyse propositionnelle principalement.

culture partagent des structures narratives similaires (reprenant en ce sens, Denhière & Le Ny, 1980 et Denhière, 1984 a et b) :

- soit les auteurs de ces récits ont des structures mentales communes qui les conduisent à produire des récits structurés de la même manière.

- soit les lecteurs et/ou auditeurs ont des structures mentales communes qui les conduisent à ne conserver en mémoire que les récits conformes à ces dites structures et à produire des récits ou des rappels en conformité avec ces dites structures.

Baudet a une préférence pour cette seconde explication. Nous pouvons peut-être objecter que les deux se rejoignent sans doute, les auteurs des récits ayant baigné dans cette même culture de référence et ayant été auditeurs et lecteurs avant d'être auteurs.

L'humanité dès le berceau baigne en effet dans une culture narrative (Bruner, 2002 ; Olson, 1994) : quel que soit le type de culture dans lequel l'individu grandit - écrite ou orale -, les berceuses, comptines et autres nursery rimes structurent notre façon de concevoir la narration34. Le conte constitue la forme privilégiée des récits de tradition orale. Des trouvères

ou troubadours en Europe aux griots en Afrique ou encore au personnage oriental de Sheherazade, les conteurs ont toujours les mêmes principes de fonctionnement : soutenir l'attention de l'assemblée, assurer la mémorisation des auditeurs afin que ces derniers ne perdent pas le fil du récit, établir une connivence entre les membres de l'assemblée (topoï, motifs récurrents, héros, etc.) et permettre la liberté et l'improvisation du narrateur à partir d'un canevas fort et repérable par tous (cf la commedia dell'arte). Tout en entretenant cette connivence qui établit un jeu subtil avec les processus cognitifs, ces derniers s’en trouvent façonnés. Avec le passage à l'écrit, la liberté se perd. En revanche, les structures fortes demeurent. Dans les Chansons de gestes35, par exemple, la répétition est une figure de style

très présente : i) au niveau de surface : usage de synonymes, tours de phrases, expressions figées, ritournelles incantatoires ; ii) au niveau de la structure : répétitions d'événements, structure cyclique, découpage ternaire des quêtes, connecteurs forts qui assurent un schéma

34 Étymologiquement, conter et compter sont confondus : du latin « computare », le verbe orthographié indifféremment conter ou compter renvoie à une idée commune dans la mentalité médiévale d'énumérer, dresser la liste de (d'après Alain Rey, Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, 1992).

35 Dès le XIe siècle, des poèmes, les chansons de gestes, racontent les aventures de chevaliers pendant des

événements historiques remontant aux siècles antérieurs (gesta, en latin, signifie « action » ou « fait exceptionnel »). Ce genre littéraire est typiquement médiéval.

de récit stable et reconnaissable de tous. Les contes transcrits par Perrault puis les frères Grimm plus tard, pour ne citer que ces auteurs majeurs, portent également les traces de cette oralité qui donnent un cadre modélisant pour les récits. Ces cadres ont fait l'objet de nombreuses analyses par la narratologie.

Structure de textes et structures cognitives

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