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Le syndrome Gaspard Hauser

Dans le document La culture de l'information en reformation (Page 110-115)

l’information à la lumière de la culture technique

1.3.2 L’état de minorité :

1.3.2.1 Le syndrome Gaspard Hauser

Nous pensons que cet état de minorité peut être qualifié de « syndrome Gaspard Hauser », tant l‘orphelin de l‘Europe est demeuré l‘exemple d‘un mineur manipulé et aisément manipulable sans qu‘il soit possible d‘établir son ascendance. Un mystère qui constitue une antithèse aux Lumières, en étant symbole d‘un obscurantisme peu romantique et surtout tragique.

L‘exemple de Gaspard en tant qu‘ « individu mineur » se voit à plusieurs niveaux.

D‘une part, il n‘est évidemment pas vraiment autonome et ne peut s‘ex-primer. Il ne peut nullement faire part de son identité, il lui est impossible de réaliser pleinement son individuation personnelle et son inscription au sein dans le collectif. Il est au contraire à la vue de tous, cible de toutes les « mauvaises » attentions. Il n‘a reçu aucune formation (Bildung) et ne peut donc se situer par rapport à ses parents mais également historiquement213.

Le syndrome s‘applique d‘autant plus aux jeunes générations du fait de leur méconnaissance historique parfois étonnante214. Par conséquent, il est difficile de savoir pour l‘adolescent où il désire parvenir et ce qu‘il doit rechercher quand il ne sait qu‘imparfaitement d‘où il vient c'est-à-dire qu‘il ne possède pas toutes les informations de base nécessaires.

212 STIEGLER. Bernard. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Op. cit., p.48

213 Poème de Paul Verlaine, Gaspard Hauser chante : Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu'est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde: Priez pour le pauvre Gaspard. Extrait deu poème « Sagesse » Disponible sur :< http://fr.wikisource.org/wiki/%C2%AB_Gaspard_Hauser_chante_%C2%BB>

214 Ce qui renforce l‘impression de présent perpétuel dénoncé notamment par Paul Virilio.

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110 Nous songeons également à cette chanson allemande qui parle de Gaspard215.. L‘expression

« sein Gang war gebeugt », que nous pouvons finalement traduire aussi bien par « sa marche était boiteuse » aussi bien que par « sa démarche était hésitante » signifie bien cette difficulté à avancer, à « s‘individuer » pour devenir majeur. Gaspard est donc un « imbécile » au sens étymologique : il ne peut marcher car il est privé de bâton. L‘imbécile est celui qui se retrouve sans support, notamment technique, pour organiser sa réflexion.

L‘imbécile, au sens cette fois-ci informationnel, serait celui qui s‘avère incapable de penser et donc d‘agir par lui-même et qui aurait besoin pour cela, soit de techniques faisant le travail à sa place (par paresse dirait Kant) soit de personnes qui lui serviraient de directeur de conscience. Au final, cette sortie hors de la minorité ne pouvait concerner à son époque que peu d‘individus :

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s‘y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu‘on ne l‘a jamais laissé en faire l‘essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l‘usage de la parole ou plutôt d‘un mauvais usage des dons naturels, (d‘un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l‘on a attachés au pied d‘une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu‘un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu‘il n‘est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s‘arracher à la minorité et à pouvoir marcher d‘un pas assuré.216

Nous notons que chez Kant, la seule volonté ne peut suffire à parvenir à cette majorité et à avancer de ce pas assuré (einen sicheren Gang). Cela signifie qu‘il ne peut y avoir d‘Aufklärung sans Bildung au préalable et que la Bildung permet l‘accès à la Kultur.

Notre choix d‘accoler au nom de Gaspard Hauser, le terme de syndrome emprunté au lexique médical peut paraître étonnant mais nous n‘innovons pas en la matière puisque le domaine de la circulation des informations permet parfois d‘étonnants parallèles. Nous songeons notamment aux théories liées à la contagion des idées notamment celles de Dan Sperber217 ou l‘expression plus récente de marketing viral. Nous nous inscrivons quelque peu dans cette lignée en définissant le syndrome comme un ensemble de caractéristiques (symptômes en

215 Chanson de Reinhard May. Kaspar Hauser «Sein Haar in Strähnen und wirre, sein Gang war gebeugt.

„Kein Zweifel, dieser Irre ward vom Teufel gezeugt. » (Ses cheveux en mèches incontrôlées et désordonnées, sa marche était boiteuse. Aucun doute, cette erreur était guidée par le diable)

216 KANT. Op. cit.

217 Dan SPERBER. La contagion des idées. Odile Jacob, 1996

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111 médecine) qui permettent de définir un comportement ou un agissement communicationnel basé sur des négligences informationnelles (pathologies en médecine).

Le syndrome Gaspard Hauser convient donc pour décrire une série de négligences liées à un état de minorité informationnelle qui peut conduire notamment aux dérives des théories du complot, point sur lequel nous reviendrons en ce qui concerne les enjeux de la culture de l‘information.

Individuation Identité inconnue voire méconnue.

Identification collective difficile Situation

temporelle et

historique

Rupture

générationnelle

Présent permanent

Expression Capacités faibles Analphabétisme

Attention Captée Objet de mauvaises

attentions

Démarche Hésitante Facilement

manipulable Tableau n°9. Description de l’état de minorité

Nous pourrions ainsi également lister toute une série de symptômes qui sont d‘ailleurs à rapprocher fortement à ce que nous appelons les négligences, ces actes de non-lecture au sens étymologique du terme sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans la dernière partie consacrée aux enjeux :

- Méconnaissance d‘un sujet (Inconscience du besoin d‘information) - Confiance accordée au dernier qui a parlé.

- Propagation de rumeurs.

- Croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer.

- Méfiance vis-à-vis des autorités

Nous verrons que ces symptômes sont caractéristiques d‘une absence de conscience d‘un besoin informationnel.

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112 Il faut également ajouter que Gaspard est un « monstre », c'est-à-dire une chose à montrer.

Nous reviendrons dans la dernière partie sur la constitution de ce que nous appelons une

« tératogénèse documentaire », comme préfiguration d‘une culture de la dé-formation, au sens qu‘il devient de plus en plus difficile de parvenir à ces classements efficaces en ce qui concerne les documents que nous trouvons sur les réseaux. Il nous semble que nos doubles numériques suivent quelque peu la même voie en devenant également des objets à voir et à montrer.

Face à ce syndrome, nous partageons la thèse du « prendre soin » de Bernard Stiegler qui voit dans le texte de Kant, un appel à une pharmacologie de lřesprit218et à un bon usage des objets techniques. Ce sont ces derniers qui permettent la formation mais également la déformation.

Stiegler montre que le précepte de « prendre soin » ou de l‘épimeleia a été oublié au profit du

« connais toi toi-même ». Or ce précepte du prendre soin s‘appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l‘écriture. Stiegler retrace l‘étymologie du précepte de l‘épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d‘abord la discipline en un sens qui nřest justement pas celui des sociétés disciplinaires219. C‘est l‘oubli de ce sens premier du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault, qui du même coup ne voit pas les côtés positifs de l‘institution et notamment de l‘institution scolaire. Selon Stiegler, la « discipline » correspond ainsi à la formation, la Bildung de Mendelssohn. Une formation qui repose sur la capacité d‘attention, la capacité de se concentrer et ce grâce à des techniques :

Ces psychotechniques- ces techniques de l‘âme- qui s‘accompagnent aussi de somato-techniques- ces cas de techniques du corps (…)-, ces psychotechniques qui comme melete entendue au sens de meditatio, sont des processus de concentration sur un objet de méditation, préfigurent la confession, tout comme l‘art d‘écouter et l‘écoute de soi préfigurent l‘examen de conscience. Examen de conscience qui sera bientôt prescrit par un directeur de conscience, voire dicté par lui, ce que Kant avec l‘Aufklärung, arrivant après Martin Luther et Ignace de Loyola, condamnera comme facteur de minorité en affirmant que l‘écriture et la lecture forment ce processus historique par où se forme la majorité en tant que conscience rationnelle, c'est-à-dire critique. 220

218 Bernard STIEGLER. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Op. cit., p.44

219 Ibid., p.242

220 Ibid., p.247

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113 Cette prise de soin correspond donc aussi bien au soin du corps que de l‘âme et le pauvre Gaspard correspond hélas à l‘antithèse en tant que corps et âmes indisciplinés221, non pas au sens que pourrait lui conférer Foucault, mais à celui développé par Stiegler. Aujourd‘hui, les Gaspard Hauser sont différents mais sont indisciplinés également, en devenant parfois des

« patates de salon », la conscience dictée par la publicité et dés-individués parce que vivants par procuration leur existence au travers de stars souvent éphémères.

1.3.3 L’individuation

Simondon décrit l‘objet technique dans un processus d‘individuation. Il recommande son étude dans son évolution afin que lřon puisse dégager le processus de concrétisation en tant que tendance222. L‘individuation est toujours un processus basé sur un socle pré-individuel et des potentialités en tension. Il s‘oppose ainsi au schème hylemorphique qui construit l‘individu de manière séparé et en opposition avec ce qui ne le constitue pas intrinsèquement d‘où l‘étymologie du mot (in-dividuum, in-divisum)223. L‘intérêt de l‘individuation est l‘élargissement de la notion à l‘humain et pas seulement à l‘objet technique. De la même manière, l‘individu n‘est pas totalement séparé : il est en relation constante avec un milieu et un collectif. L‘individu n‘est ni stable, ni instable, il est métastable. Il porte ainsi en lui une part de pré-individuel en relation qui fait qu‘il est transinviduel comme l‘explique Muriel Combes décrivant la transindividualité chez Simondon :

Il désigne le fait que l‘individu n‘est jamais seulement tel : il a en partage avec d‘autres ce qui ne se laisse pas discerner comme des qualités attachées à un individu. Il ne suffit pas de dire que les relations nous constituent. Il n‘est certainement pas faux de dire que l‘individu porte avec lui la trace laissée par ses relations avec les autres, ainsi que la condition de ces relations. Mais l‘important est dans ce qui, entre « moi » et « l‘autre », est indiscernable, inassignable à une individualité. Chacun porte en effet avec soi une part qui n‘est pas individuée, une part préindividuelle. L‘individu est plus et autre chose que lui-même, « plus qu‘unité et plus qu‘identité », plus qu‘un et autre qu‘un moi. 224

221 Nous pourrions même dire in-formes, c'est-à-dire à la fois privés de formes et de formation.

222 Gilbert SIMONDON. Du mode d'existence des objets techniques . Op. cit. p.49

223 Henri VAN LIER. L‘individuation selon Simondon. Disp. sur :

<http://henrivanlier.com/anthropogenie_locale/ontologie/simondon.pdf> :

« Selon lřidée de lřOccident traditionnel depuis lřantiquité, même si le mot nřest introduit que par les bourgeois de la fin du XVIIe siècle, un « individu « (in-dividuum, in-divisum) était une substance stable composée dřéléments stables : atomes de Démocrite, ou idées de Platon, ou idées divines, ou formes selon les implications à la fois réelles et logiques dřAristote : essence > forme substantielle > facultés > opérations. » p.2

224 Bernard ASPE, Muriel COMBES. L‘acte fou. Multitudes 18, automne 2004. Disp.

sur :<http://multitudes.samizdat.net/L-acte-fou>

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114 L‘individu est donc sans cesse en devenir, il n‘est pas jamais stable et son individuation constitue la preuve de son existence selon Stiegler :

S‘individuer, c‘est se tranformer : la trans-formation des modes de vie est la loi de la forme de vie humaine- de l‘existence. L‘homme ne fait pas que sub-sister : il existe, et cela signifie qu‘il se transforme. 225

Et cette existence se manifeste justement par une sortie (ex) hors de chemins déjà tracés pour lui (Aus-Gang), hors de la fatalité. Nous remarquons que la position de Kant comme celle de Simondon est une philosophie positive impliquant le progrès et une issue favorable. Elle implique également une démarche d‘action :

L‘individu n‘est pas un être mais un acte, et l‘être est individu comme agent de cet acte d‘individuation par lequel il se manifeste et existe. 226

Cette réalisation implique une dimension collective et démontre que nous ne pouvons avoir raison tout seul227.

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