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2. Quelques traits marquants de la vie politique en RDC, autant de défis

2.3. Le syndrome d’Adam et Ève

Dans un pays où les dirigeants refusent de rendre compte de leur gestion, la culture de l’irresponsabilité se développe incontestablement. Occupant le bas-fond de l’indice de dé- veloppement humain depuis plusieurs années maintenant, la RDC fait partie des « États faillis102». Selon Le dico du commerce international :

L’expression « État failli » n’a pas vraiment de définition officielle. Couram- ment utilisée aux États-Unis, elle commence à trouver sa place en France de- puis la crise financière de 2008 dans les discours de politiciens, économistes et observateur du monde géopolitique. Concrètement, on peut dire que l’État failli représente un État dans lequel rien ne fonctionne correctement, qui ne parvient pas à assurer ses missions essentielles, particulièrement le respect de l’état de droit et renvoie donc à la notion d’échec. Cette faillite étatique se manifeste par une diversité de symptômes découlant de l’absence d’un contrôle minimal de l’espace politique et économique, c’est à dire [sic] une incapacité relative à pré-

101 Ce titre a déjà été utilisé par d’autres chercheurs mais avec une autre approche : I. K. Kornakares, « Le

syndrome d’Adam et Ève », Gregorios o Palamas Thessaloniki, 62 (1979), nos 672-673, p. 145-151.

102 Un collectif très éclairant a été publié sur cette question : Jean-Marc Châtaigner et Hervé Magro (dir.),

server l’ordre, à garantir la sécurité de la population, à canaliser les demandes et susciter la loyauté de celle-ci, donc à normaliser [les] relations sociales103.

Il est vrai que la notion d’État failli ne fait pas l’unanimité104, mais elle permet de souligner l’incapacité d’un État à assumer ses obligations régaliennes105, à cause notamment du dys- fonctionnement de ses institutions. C’est le cas de la RDC depuis des décennies. Ce pays va mal, il va très mal. Pourtant, à entendre ses acteurs politiques, anciens et nouveaux, aucun d’eux ne serait ni coupable ni responsable de ce désastre. Comme dans le récit biblique d’Adam et Ève (Genèse 3, 9-14), chacun rejette la responsabilité du marasme socioécono- mique congolais sur l’autre : les partis d’opposition sur la majorité au pouvoir, la Troisième République sur la Deuxième, les gouvernés sur les gouvernants, les jeunes sur leurs aînés, etc. C’est ce que j’appelle le syndrome d’Adam et Ève, une sorte de gangrène de l’irresponsabilité qui ronge la classe politique et, avec elle, la société congolaise dans son ensemble. En faisant référence au récit biblique, je ne sous-entends pas une quelconque malédiction divine dont les Congolais seraient frappés. D’ailleurs, dans le récit biblique lui- même, « il n’y a pas de malédiction d’Adam et Ève. Pas plus du travail. Seuls sont maudits le serpent et la terre (qui représentent le chaos primitif). Ce chaos, c’est le monde sans pro- jet, laissé à lui-même, désorganisé106 ». Justement, pour mettre fin au chaos dans lequel gît la RDC aujourd’hui, il faut que les Congolais assument, devant Dieu et devant l’histoire, leur responsabilité de gestionnaires de la création. Malheureusement, avant et après l’indépendance, les gouvernants de la RDC ont souvent accusé les autres au lieu d’assumer pleinement leurs actes.

Les Belges disent n’avoir rien à se reprocher parce qu’à l’indépendance, la RDC était parmi les pays les plus prospères de l’Afrique. Ce n’est pas faux, mais les Belges oublient de dire qu’ils n’ont jamais préparé une élite congolaise capable de gouverner le pays. La première université congolaise (l’Université Lovanium devenue Université de Kinshasa) date de

103 www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/etat-failli.html (01/08/2014).

104 Kathia Légaré, « État failli », 14 février 2008. http://www.operationspaix.net/51-resources/details-

lexique/etat-failli.html (22/01/2015).

105 Émile Bongeli Yeikelo Ya Ato, Mondialisation. L’Occident et le Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan,

2011, p. 136-155.

1954, et les quatre premiers partis politiques107 (MNC, UPCO, MPNC, CONAKAT) datent seulement de 1958, à la veille de l’indépendance. Avant cela, il était strictement interdit aux Congolais de mener une activité à caractère politique. Comme les mutuelles tribales étaient autorisées, certaines se muèrent en partis politiques. C’est le cas de l’ABAKO (Alliance des Bakongo). À part ceux qui avaient fait un peu de philosophie au grand séminaire avant d’en être renvoyés pour diverses raisons, les premiers politiciens congolais n’avaient jamais fait d’études postsecondaires. Dans l’armée, aucun Congolais n’avait le grade d’officier. En refusant d’envisager l’indépendance, en interdisant aux Congolais de s’exercer à la poli- tique, en les excluant de la prise des décisions sur l’avenir du pays avant de leur accorder précipitamment l’indépendance, les Belges n’ont-ils pas préparé le déluge après leur dé- part ? Avec des politiciens néophytes et des partis politiques fondés sur une base tribale ou clanique, l’indépendance congolaise avait des allures d’un échec programmé. Comme l’écrit Nimy Maidika, c’était une indépendance « sans “esprit”, sans culture démocratique légués par le colonisateur. Sans cadres préparés à la gestion économique, administrative, judiciaire, militaire du pays. Tout au plus une montagne de bonne volonté chez nos “pères de l’indépendance”108 ». En plus, il leur manquait l’argent nécessaire au bon fonctionne- ment des institutions109, sans compter le très déstabilisant soutien militaire belge à la séces- sion du Katanga. On peut donc logiquement parler, avec Colette Braeckman, d’une décolo- nisation calamiteuse, volontairement bâclée110 par les Belges.

Côté congolais, c’est la même chose. Le premier président, Joseph Kasavubu, est souvent présenté comme le politicien le plus sage et le plus propre que la RDC ait connu. Pourtant c’est lui qui, par sa tentative de destituer illégalement le premier ministre Lumumba, dé- clencha la grave crise politico-juridique qui grisa la machine démocratique de la Première

107 Guy Aundu Matsanza, État et partis au Congo-Kinshasa. L’ethnicité pour la légitimité, Paris,

L’Harmattan, 2010, p. 88.

108 José Patrick Nimy Mayidika Ngimbi, Je ne renie rien Je raconte… L’histoire d’un parcours sur un par-

cours d’histoires, Paris, L’Harmattan, 2006.

109 Isidore Ndaywel è Nziem, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la république démocra-

tique, Bruxelles, Duculot, 1998, p. 578.

110 Voir Colette Braeckman (dir.), Congo 1960, échec d’une décolonisation, Waterloo, Éditions André Ver-

République111. Sa décision injustifiée de destituer le premier ministre Moïse Tshombe, vainqueur des législatives, et son entêtement à le remplacer par Cyrile Adoula, très impopu- laire et recalé par les deux chambres du parlement, plongea le pays dans une crise politique dont profita l’armée pour prendre le pouvoir le 24 novembre 1965112. Kasavubu était éga- lement un homme très impulsif. Durant la table ronde de janvier 1960, qui préparait l’indépendance, ses décisions unilatérales et ses absences remarquées mirent gravement à mal le cartel ABAKO-PSA. De même, la guerre qu’il mena contre la famille Kanza au sein de l’ABAKO a miné ce grand parti politique, qui en est finalement mort113. Pour leur part, les lumumbistes nagent dans la victimisation et passent leur temps à accuser indistincte- ment Kasavubu, Mobutu, les Belges et les Américains d’être les instigateurs des troubles politiques ayant conduit à la mort de Lumumba et à l’instauration d’un régime néocolonial en RDC. Il y a certainement du vrai dans ces accusations, comme l’ont démontré le livre de Ludo de Witte114 et le rapport de la Commission d’enquête du parlement belge sur la mort de Lumumba115. Mais l’intransigeance de Lumumba116, les rivalités internes qui ont conduit à la désintégration du MNC117, les erreurs politiques de Lumumba, comme sa décision de mater dans le sang la sécession du Kasaï118, et les crimes commis par les Lumumbistes pendant la rébellion de 1963-1964119 sont des faits historiques attestés120, dont les consé- quences sur l’avenir du pays ont été néfastes121. Le discours de Lumumba le 30 juin 1960 a certainement exprimé la voix des masses congolaises mais, comme le dit David Van Rey- brouck :

111 Alain Fogue Tedom, Enjeux géostratégiques et conflits politiques en Afrique noire, Paris, L’Harmattan,

2008, p. 150-151.

112 Kamba, Violence politique au Congo-Kinshasa, p. 199-205.

113 Mahaniah Kimpianga Kasa-Vubu, Lumumba et l’indépendance du Congo. 1956-1960, Paris, L’Harmattan,

2013, p. 179-190.

114 Ludo de Witte, La mort de Lumumba, Paris, Karthala, 2000, p. 127-277.

115 François Durpaire, Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone?, Paris, L’Harmattan,

2005, p. 280-284.

116 de Witte, La mort de Lumumba, p. 191.

117 Kimpianga, Kasa-Vubu, Lumumba et l’indépendance du Congo, p. 47-154. 118 Nziem, Histoire générale du Congo., p. 579.

119 Kamba, Violence politique au Congo-Kinshasa, p. 193. 120 Ergo, Congo (1940-1963), p. 214.

121 Jean-Paul Sartre, « La Pensée politique de Patrice Emery Lumumba ». http://www.kongo-kinshasa.

Le moment ne pouvait être plus mal choisi. C’était le jour où le Congo accédait à l’indépendance, mais Lumumba parlait comme si on était encore en pleine campagne électorale […]. Le discours de Lumumba eut donc une portée impor- tante, mais un impact problématique […]. Et par rapport aux discours vérita- blement grandioses de l’histoire […] celui de Lumumba contenait un regard tourné plutôt vers le passé que vers l’avenir, plus de colère que d’espoir, plus de rancune que de magnanimité, et donc reflétant plus l’esprit d’un rebelle que ce- lui d’un homme d’État122.

Par ailleurs, après la mort de Lumumba, le gouvernement lumumbiste installé à Stan- leyville (Kisangani) par Antoine Gizenga fut reconnu par pas moins de quinze États membres de l’ONU. La résistance lumumbiste n’a jamais pu « capitaliser cet impression- nant succès diplomatique à cause de manque de vision politique claire de ses dirigeants et leur incapacité à gouverner le vaste territoire qu’ils contrôlaient123 ». Le célèbre révolution- naire Che Guevara confirma lui aussi ce manque de vision et l’irresponsabilité des révolu- tionnaires lumumbistes, après son séjour dans le maquis de Laurent-Désiré Kabila au Ki- vu124.

Les habitants de Shabunda ont vu défiler des acteurs politiques dont le principal pro- gramme politique, souvent le seul, était de s’en prendre à leurs adversaires politiques : à la veille de l’indépendance, les principaux leaders politiques Lega (Kititwa, Kisanga, Bitingo, etc.) accusaient l’administration belge de tous les maux dont souffraient les Congolais ; pendant la rébellion lumumbiste, Kamankanda Nkoma échappa de justesse aux rebelles Simba qui étaient à ses trousses et conquirent la garnison de Shabunda le 1er août 1964. Après un discours incendiaire contre Kasavubu, Mobutu, Tshombe et les autres « néocolo- nialistes », le commandant des Simba à Shabunda, Joseph Wasso, surnommé Kifakio (balai de nettoyage), « ordonna de fusiller les militaires de l’ANC faits prisonniers et il fit exécu- ter l’élite de la population : fonctionnaires nommés par le gouvernement et profiteurs de l’indépendance surnommés les “Penepene” (membres du PNP ou Parti National du Progrès, considérés comme antirévolutionnaires)125 ». Lorsque l’AFDL installa son administration à

122 Van Reybrouck, Congo, p. 297-298. 123 Kalumvuenziko, Congo-Zaïre, p. 159. 124 Ibid., p. 198-199.

125 Jean Pierre Sonck, « Bukavu, amère défaite des Simba ». www.congo-1960.be/Operation_Bukavu_

Shabunda, les meetings des responsables politiques de l’AFDL consistaient en une diatribe contre Mobutu et les politiciens de la Deuxième République. De même, les différents res- ponsables du RCD à Shabunda n’avaient comme programme que le rappel des défauts de Laurent-Désiré Kabila, accusé d’avoir confisqué la révolution menée par l’AFDL.

Loin de moi l’idée de noyer la culpabilité et la responsabilité de certains décideurs poli- tiques dans une responsabilité collective de tous les Congolais. Je mets tout simplement en lumière un phénomène récurrent en RDC. À mon avis, le syndrome d’Adam et Ève requer- rait un travail d’éducation politique, de manière à ce que chaque acteur politique en particu- lier, et chaque Congolais en général, reconnaisse sa part de responsabilité, si minime soit- elle, dans une dynamique globale de changement des mentalités et de conversion des cœurs (Ap 2,5-16; Lc 19,1-10). Apprendre à assumer ses erreurs et à se corriger est nécessaire pour reconstruire et faire prospérer la RDC, ce jardin d’Éden confié aux Congolais (Gn 1,28) que le mensonge, l’orgueil et l’égoïsme humains ont transformé en enfer. Apprendre à tous les Congolais, gouvernants comme gouvernés, un tel sens de responsabilité est un autre grand défi que doit relever l’éducation civique en RDC.