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1. Six catégories dans une dynamique d’ensemble

1.2. La justice et la paix

Je considère la justice et la paix comme un binôme. D’abord parce que les deux catégories apparaissent souvent ensemble dans les opinions des participants à l’enquête, au point de devenir une seule expression. Ensuite parce que les deux sont tellement interdépendantes que l’absence de l’une induit l’absence de l’autre368. Déjà dans l’Antiquité, annonce le phi- losophe Sylvain Tshikoji, les anciens considéraient qu’« il n’y a pas de vraie paix sans la vraie justice. Ce lien leur semblait éternel et fécond parce qu’il était placé au cœur même de la vie humaine369 ». Enfin, ces deux catégories découlent directement des deux pre- mières que je viens d’analyser : la connaissance de la loi renforce la justice, tandis que la

réconciliation restaure la paix entre les citoyens. En considérant la justice et la paix

comme des fruits des deux premières catégories, je pourrais donner l’impression de les faire passer pour des éléments secondaires. J’assume cette impression en précisant cepen- dant que, dans mon entendement, secondaires ne veut pas dire sans importance, bien au contraire. Pour moi et pour beaucoup de participants à l’enquête, c’est l’absence de la jus- tice et de la paix qui fonde la pertinence du programme:

Si nous nous engageons dans la justice et la paix, nous voyons d’abord que nous portons le nom de chrétiens, c’est-à-dire que nous sommes à l’exemple du Christ. Et lui le Christ était un homme de réconciliation. Maintenant nous les chrétiens, nous devons montrer en nous cette figure du Christ à travers Justice et Paix. C’est ainsi que d’autres diront voilà comment ils sont, ce sont des chrétiens. (Communauté Saint-François-Xavier)

Nos actions de Justice et Paix s’inscrivent dans notre foi chrétienne, parce que celui qui respecte la justice respecte Dieu. C’est pourquoi nous, parce que nous devons respecter Dieu, nous devons aussi travailler pour la justice, la paix et le développement. Parce que sans la justice, sans la paix, sans le déve- loppement, il n’y a pas de parole de Dieu. (Communauté Emmanuel)

368 Sur la justice sociale, lire notamment : John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Éditions Points, 2009 ;

Vanessa Nurock, Rawls. Pour une démocratie juste, Paris, Éditions Michalon, 2008 ; Will, Kimlycka, Liber- alism, Community, and Culture, Oxford, Oxford University Press, 1989/1991 ; Id., Politics in the Vernacular: Nationalism, Multiculturalism, Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Enrique Dussel, Ethics of Liberation. In the Age of Globalization and Exclusion, Durham, Duke University Press, 2013.

369 Sylvain Tshikoji Mbumba, Le pouvoir de la paix en Afrique en quête de développement, Paris,

Mais qu’est-ce que la justice ? « La justice désigne avant tout une valeur, un idéal moral, un concept philosophique dont la caractérisation paraît à la fois instinctive (le sentiment d’injustice ou de justice s’impose à nous) et complexe (il est impossible de définir abstrai- tement les critères du juste).

Dans sa théorie de la justice, John Rawls considère la justice comme équité et en fait « la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pen- sée370. » L’idée de justice fait référence sinon à l’égalité, du moins à l’équilibre dans les relations entre les hommes : la justice implique la proportion et la stabilité371. » La justice est inévitablement reliée à des lois ou à des coutumes qu’il faut appliquer pour rendre à chaque personne ce qui lui est dû, en se fondant sur le principe de l’égalité de tous devant la loi. Mais, « lorsqu’il s’agit des rapports de l’homme à Dieu, le vocabulaire de la justice ne connaît, dans nos langues, que des applications limitées. Il est courant d’évoquer Dieu comme juste juge et d’appeler jugement l’ultime confrontation entre l’homme et Dieu. Mais cet emploi religieux des mots de justice paraît singulièrement étroit en regard du lan- gage de la Bible372 ». Ce n’est pas ce sens religieux de la justice qui ressort des opinions des participants à la recherche, mais bien le sens de la justice rendue ou qui devait être ren- due par les juges des tribunaux de Shabunda à partir du droit positif congolais. Ces opi- nions font transparaître une perception très négative de la manière dont fonctionne le sys- tème judiciaire à Shabunda, au point qu’on devrait plutôt parler de l’absence de justice que de la justice elle-même. Ce manque de justice serait tel qu’il vaudrait mieux ne pas s’y présenter pour résoudre un différend, parce qu’en plus de perdre inutilement de l’argent, le différend ne sera jamais tranché clairement, ce qui aggrave chez les parties en conflit les risques de tomber dans la vengeance. Face à cette situation, le recours à la Commission paroissiale Justice et Paix devient le moyen le plus sûr d’obtenir une justice impartiale, sans amendes transactionnelles et sans risque de vengeance parce que, dans le cadre du programme d’éducation civique et électorale de l’Église catholique, l’accent n’est pas mis

370 Rawls, Théorie de la justice, p. 29.

371 « Les principes de la justice », sur le site « Vie publique », 31 août 2012. www.vie-publique.fr/decouverte-

institutions/justice/definition/principes/qu-est-ce-que-justice.html (30/03/2015).

sur celui qui a raison et celui qui a tort mais sur le pardon mutuel et le rétablissement des liens fraternels :

L’idée maîtresse que nous avons trouvée dans ce programme de Justice et Paix c’est que nous pensions que c’est seulement au bureau de l’État que toutes les affaires nous concernant devraient être traitées. Maintenant nous avons compris que nous pouvions nous-mêmes régler nos problèmes ici dans l’église. Ça j’ai trouvé que c’était très important, au lieu d’aller dans un endroit où nous allons nous faire du mal et garder des rancunes inutiles. (Communauté Saint-Kizito) Ce qui était important c’est le fait d’éviter aux gens de perdre de l’argent, parce que lorsque vous recourez à l’État pour trancher votre problème vous allez perdre de l’argent. Mais lorsque vous vous adressez au bureau de Justice et Paix, d’abord vous n’allez pas perdre l’argent et en plus on va vous réconcilier comme des frères. (Communauté Saint-Joseph)

Le lien que font les participants à la recherche entre la justice bien rendue et l’absence de vengeance mérite d’être souligné, parce qu’il montre combien la paix entre les citoyens dépend aussi de la manière dont est rendue la justice dans la communauté. Sans justice, il est difficile de garantir l’égale dignité de tous, ce qui ouvre la voie à l’arbitraire et à di- verses formes de violence. Le concept de violence, qui « désigne souvent des actions très variées et des phénomènes très différents373 », est à considérer ici dans toute sa polysémie. C’est aussi pour cette raison que je mets ensemble la justice et la paix.

Étymologiquement, le mot paix vient du latin « pax, de pangere : fixer, enfoncer, établir solidement, s'engager et promettre, établir un pacte. Cette approche nous révèle une triple dimension incluant : la durée (elle est temporelle) ; un état de droit (elle est juridique) et la notion d’éthique (elle est réciproque). Ceci est corroboré par l’étymologie grecque : eiréné de eiro : s'engager, tenir parole, d'où viendra plus tard irénisme, qui est la doctrine qui pri- vilégie comme valeur suprême la paix374. » La paix est donc une harmonie librement cons- truite et maintenue dans le temps par plusieurs protagonistes sur la base d’une entente, ta- cite ou officielle, qui comporte des éléments juridiques et des éléments éthiques.

373 Augustin Tshitende Kaleka, Politique et violence. Maurice Merleau-Ponty et Hannah Arendt, Paris,

L’Harmattan 2014, p. 58.

374 Jacques Annebeau, « Le concept de paix du point de vue pédagogique », 2005.

www.jacques.annebeau.pagespersorange.fr/ursep/Dossier_documents_valides_URSEP/Jaques_Annebeau_le_ concept_de_paix_du_point_de_vue_pedagogique.doc (30/03/2015).

La rupture de ce contrat juridico-éthique conduit à la guerre, qui est globalement l’absence de la paix. Mais la paix n’est pas qu’une réalité juridique ou éthique, elle est aussi une donnée profondément théologique. Au-delà de l’absence de guerre, la paix comporte plu- sieurs dimensions que développe le vocabulaire biblique : paix et bien-être, paix et bon- heur, paix et justice, la paix devenant ainsi « la somme des biens accordés à la justice : avoir une terre féconde, manger à satiété, habiter en sécurité, dormir sans crainte, triom- pher de ses ennemis, se multiplier, et tout cela en définitive parce que Dieu est avec nous (Lv 26,1-13). Loin donc d’être seulement une absence de guerre, la paix est plénitude et bonheur375 ». C’est justement l’absence de cette plénitude et de ce bonheur que soulignent les opinions exprimées par les participants à l’enquête :

Ce qui ne marche pas encore c’est que nous sommes encore stressés par le manque de paix. Notre gouvernement a encore des problèmes, que ce soit au niveau du groupement, au niveau de la collectivité ou au niveau du territoire. Nous n’avons pas de paix. Si tu te plains à la justice, même si tu as raison, c’est toi qu’ils vont emprisonner. C’est la paix qui manque. (Communauté Saint-

Kizito)

Mais si la paix est une valeur fondamentale, elle ne semble pas être une fin en soi aux yeux des participants à la recherche. Comme la connaissance de la loi aide la justice en limitant les abus que favorise l’ignorance, et que la résolution pacifique des conflits ouvre la voie à la réconciliation, ces quatre catégories mises ensemble devraient favoriser le développe- ment de la RDC. Mais, encore une fois, qu’est-ce que le développement ?