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1. Une région au cœur des conflits, Shabunda

1.2. La conception traditionnelle lega de Dieu et de l’homme

En matière de religion, les Lega sont traditionnellement monothéistes. Ils croient en un seul Dieu, qu’ils nomment par ses attributs : Kinkunga (créateur), Kalaga (pré-destinateur), Sa-

miganza (qui compte les jours d’une vie), Kyagandaganda (qui remplit et domine

l’espace). Les Lega « perçoivent la présence de Dieu dans tous les secteurs de la vie. D’après eux, la vie ne provient ni des esprits ni des démons ni des ancêtres, mais unique- ment de Dieu, auteur de toutes choses. Dieu est bon et ne veut le mal de personne ; il est fidèle, ne donne à l’homme que le bonheur, la prospérité et la longévité.

256 Sur le peuple Lega, lire entre autres : N’sanda Wamenka, Récits épiques des Lega du Zaïre tome I, Tervu-

ren, Agence de Coopération Culturelle et Technique, 1992 ; Daniel Biebuyck, Lega culture. Art, Institution and Moral philosophy among a Central African People, U.C. Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1973 ; Nicolas de Kun, L’art Lega, Africa-Tervuren, M.R.A.C, XII, n° 3-4, 69-99, 1966 ; Georges Defour, La corde de la sagesse lega, Bandow, Bukavu, 1983 ; Charles Bilembo Bubobubo, Le Mulega l’homme de la tradition, inédit, 1989.

257 À titre d’exemples : une poche de ciment de 50 kg revenait à cent dollars US en 2008 et à quatre-vingt

dollars américains en 2013 ; un sac de sel de cuisine de 100 kg coûtait entre soixante-dix et quatre-vingt-dix dollars américains en 2013, tandis qu’une bouteille de bière de 72 ml valait cinq dollars US en 2008 et quatre dollars en 2013. Certaines familles consacrent la moitié de leur revenu financier annuel à l’achat du sel de cuisine, du savon et de quelques habits.

258 Province du Sud-Kivu, Plan quinquennal de croissance et de l’emploi 2011-2015, Bukavu, inédit, 2011,

C’est lui qui a chargé le premier couple humain de transmettre la vie259 ». D’où viennent alors le mal (Bubi) et la mort (Lukwo) ? Du mauvais, le dénommé Kaginga (le tentateur). Celui-ci se sert des humains et de toute autre créature (fantômes, animaux, végétaux, miné- raux, intempéries) pour nuire à la vie qui vient de Dieu. Être en communion avec Dieu est l’idéal d’un vrai Mulega (singulier des Lega), dont la vie est une quête continuelle du Bu-

soga (le Bien) et du Buntu (la plénitude de l’humain), qui le rendent digne et lui garantis-

sent une vie heureuse au « village éternel des ancêtres », après la mort. Le Kalamo (la vie) est donc la valeur suprême, celle en fonction de laquelle tout est apprécié, valorisé ou con- damné. « Transmettre la vie ou s’engager en sa faveur est considéré comme le devoir fon- damental et le signe par excellence de la fidélité et de la communion avec Dieu et avec les ancêtres260 ». Le lieu privilégié de cette transmission et défense de la vie, c’est la famille,

c’est-à-dire la grande communauté lega à laquelle on appartient. Chaque membre de la communauté a l’obligation de travailler à l’accroissement vital de ses frères et sœurs. Il doit les prévenir et les protéger contre les manœuvres de Kaginga (le tentateur), et leur venir en aide en cas de besoin (maladie, accident, perte d’emploi, deuil, etc.). Pour assurer l’harmonie dans la communauté, la société lega est règlementée par un code moral dont les

Bami261, membres de l’association Bwami, sont les gardiens. Ce sont eux qui assurent

l’initiation262 des jeunes garçons et des dignitaires, en leur apprenant comment atteindre

l’idéal humain : le Busoga et le Buntu. Dans cette initiation à la dignité humaine, l’art joue un rôle très prépondérant parce que, chez les Lega :

[L]a beauté d’un objet est liée à la bonté morale. Les objets rappellent que la violence est mauvaise, ils invitent à vivre en harmonie avec la nature et avec son prochain, ils incitent au respect et à la fidélité, aux valeurs familiales dans une société autonormée, sans roi ni police. L’initiation du Bwami apprend à considérer la prudence, l’hospitalité, le cœur, l’amour de la beauté-bonté comme positifs, alors que la vantardise, l’arrogance, la désobéissance et la ja- lousie sont négatives263.

259 Séverin Kyalondagwa Kazamwali, « Méthodes traditionnelles de réconciliation chez les Balegga de la

province du Sud-Kivu » dans Pace per l'Africa, Éditions Rotex-services, Fribourg, 2004, p. 156.

260Ibid., p. 157.

261 Voir note de bas de page n° 2.

262 Wamenka, Récits épiques des Lega du Zaïre, p. 30.

263 Guy Duplat, « L’art secret des Lega », 30 décembre 2013. http://www.lalibre.be/culture/arts/l-art-secret-

La richesse de la culture Lega, mondialement reconnue dans le domaine de l’Art264, reste à

découvrir dans le domaine théologique. Comme je l’écrivais en 2013 : « À part quelques balbutiements, aucune réflexion théologique profonde, aucun effort pastoral d’inculturation du message chrétien, pourtant recommandé par le concile Vatican II et le magistère romain, n’ont encore été réalisés dans le Bulega265. » Cela dit, il faut mentionner qu’à côté de ses

nombreux aspects positifs, la conception lega de Dieu et de l’homme comporte aussi des aspects négatifs. En lien avec l’engagement sociopolitique des citoyens, je vais relever no- tamment deux risques qui me paraissent majeurs.

D’une part, il y a le risque de diluer considérablement la responsabilité de l’homme. Comme Dieu-Kalaga (qui prédestine) est celui qui fait faire le bien (Busoga) et que le mal (Bubi) est toujours l’œuvre de Kaginga (le mauvais), il y a un risque permanent de considé- rer l’agir humain comme une simple exécution d’un plan concocté d’avance par Kalaga ou par Kaginga, qui se font la guerre dans le monde et dans le cœur de l’homme, ce qui laisse peu de place à la liberté et à la responsabilité de ce dernier. Il en résulte que, obéissant à la prédestination divine et subissant la puissance du mauvais, l’homme a tendance à accepter l’inacceptable, convaincu qu’il ne peut rien changer à la fatalité de sa vie. Il est alors sou- vent tenté de se considérer plus victime que responsable, même de ses propres agissements, et de voir dans des phénomènes naturels, comme les maladies et les intempéries, la main des sorciers agissant au nom de Kaginga, qui recrute toujours parmi les proches des vic- times afin de semer la zizanie.

D’autre part, la prédominance et la primauté de la dimension communautaire de la vie ne laissent pas beaucoup de place à l’individu, ce qui soumet ce dernier, mains et pieds liés, à l’autorité traditionnelle (coutumes et chefs) qui régule le vivre-ensemble au sein du groupe. Dieu étant transcendant et inaccessible, c’est par les ancêtres, les aînés et les chefs en exer- cice qu’il gouverne le monde. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de possibilité de communication directe entre un homme « ordinaire » et son créateur. Tout doit passer par

264 Greta Mulumbu, « Exposition : Secrets d'ivoire: l’art des Lega du Congo au Quai Branly », 16 novembre

2013.www.slateafrique.com/411101/secret-ivoire-art-lega-congo-quai-branly (14/09/2014).

265 Préface de Simon-Pierre Iyananio au livre Charles Bilembo Bubobubo, Praeter rerum ordinem. Regard

la médiation des ancêtres, qui n’écoutent en principe que les anciens de la famille et les chefs légalement établis, les seuls censés avoir autorité pour communiquer avec le monde invisible. D’où le piège, très difficile à contourner, d’une soumission aveugle à l’autorité du chef, revêtu des pouvoirs divins et censé être sage, parce que connecté à Dieu par le canal des ancêtres. S’opposer au chef fait courir le risque de perdre la protection vitale qu’offre le lien communautaire, parce qu’une personne exclue devient très fragile et susceptible d’être victime des forces malveillantes au service de Kaginga (les sorciers, les intempéries, les animaux féroces, etc.). Dans un tel contexte philosophico-religieux, l’instauration d’une vie démocratique, au sens moderne et occidental du terme, dépend en grande partie de la per- sonnalité du chef, qui peut être ouvert au dialogue ou très autoritaire, ou alors de la capacité des citoyens à se « révolter » contre l’autorité.