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1. Bref aperçu de l’évolution sociopolitique de la RDC

1.3. L’amnésie collective, un fléau national en RDC

Mémoire et oubli sont deux réalités liées à la nature humaine. Individuellement et collecti- vement, les humains sont continuellement confrontés à leur passé : soit ils s’en souvien- nent, soit ils l’oublient. L’oubli peut cependant être parfois voulu, par peur d’affronter le passé et de devoir l’assumer. Les Congolais semblent être dans ce second cas. Collective- ment, ils s’empressent d’oublier ce qui s’est passé ou refusent de l’assumer pleinement pour en tirer des leçons. C’est ce qui me fait voir dans l’amnésie collective un fléau natio-

68 Olivia Marsaud, « RDC. Les chantiers de Kabila », 5 décembre 2006.

nal. Le mot « amnésie » vient du grec amnesia, qui s’oppose à anamnèse, dont le sens est mémoire ou souvenir69. Amnésie signifie donc une perte totale ou partielle de la mémoire. Paul Ricœur est parmi les auteurs qui ont étudié la question des rapports entre la mémoire, l’oubli et l’histoire70. Il critique le « trop plein de mémoire et le trop plein d’oubli », susci- tant une vive controverse, notamment de la part du philosophe Rainer Rochlitz qui n’hésita pas à l’accuser de mener une croisade contre le devoir de mémoire71. Loin de moi la préten- tion d’entrer dans une étude approfondie de la mémoire collective des Congolais. Je veux tout juste établir un constat, en faisant le lien entre la situation sociopolitique désastreuse de la RDC et l’attitude générale de sa population. Dans le cadre d’une étude sur l’Église catho- lique et l’éducation civique des populations, l’intérêt de l’aperçu historique que j’ai fait tient en effet au fait qu’il pose la question de la responsabilité, voire de la complaisance des populations congolaises dans les crises successives que traverse leur pays depuis des dé- cennies.

Visiblement, nous Congolais avons une mémoire courte qui nous plonge souvent dans des contradictions flagrantes. Pour ne prendre qu’un exemple parmi les plus récents, je citerai le cas du défunt président Laurent-Désiré Kabila72, le tombeur de Mobutu. En avalisant la création de l’AFDL, Kabila a permis au Rwanda et à l’Ouganda d’infiltrer l’armée et la police73, les services de renseignement et les institutions politiques de la RDC74; il a bradé les richesses du pays en vendant à vil prix des parts des sociétés d’État à des compagnies occidentales75; il a brisé l’élan démocratique pris par les Congolais en 1990, en renvoyant aux calendes grecques les résolutions de la Conférence nationale souveraine ; il n’avait que

69 Art. « Amnésie », Le Robert pour tous, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1994.

70 Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, 2000; Id., Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955 ;

Id., Temps et récit, Paris, Seuil, 1985.

71 Rainer Rochlitz, « Mémoire et pardon. Signification politique des actes symboliques », Critique (mars

2001) n° 646, p. 163-186.

72 Sur l’évolution de l’image de LDK dans l’opinion publique, lire Dieudonné Tebangasa Apala, Le person-

nage de Laurent-Désiré Kabila dans la presse congolaise, Paris, L’Harmattan, 2010.

73 Le général rwandais James Kabarebe, actuel ministre rwandais de la Défense, avait été nommé chef d’état-

major de l’armée congolaise, dans laquelle plusieurs officiers rwandais et ougandais occupaient des postes de commandement.

74 Voir Jean Omasombo et Éric Kennes, République démocratique du Congo. Biographies des acteurs de la

transition (juin 2003-juin 2006), Tervuren, Musée Royal de l’Afrique centrale, 2006.

75 Voir Alain Deneault, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Éditions Écoso-

mépris et dédain à l’égard des opposants et des organisations de la société civile ; en sa qualité de chef de l’AFDL, qu’il qualifia lui-même de « conglomérat d’opportunistes et d’aventuriers76 », il était soupçonné de crimes de guerre par des défenseurs des droits de l’homme77 pour le massacre de milliers de réfugiés hutus rwandais78. Considérant tout cela, il est très paradoxal que le même LDK ait maintenu une côte de popularité à la hausse avant sa rupture avec ses parrains rwandais et ougandais en 199879 et soit devenu aux yeux des Congolais le « soldat du peuple », le « héros », le « grand nationaliste », le « symbole de la résistance » contre la domination étrangère et contre le pillage des richesses naturelles de la RDC. Il s’agit d’une situation paradoxale, et même contradictoire, que la classe politique et l’opinion publique congolaise ont pourtant assumée sans gêne. À la mort de LDK, des foules innombrables l’ont pleuré à chaudes larmes80 et la classe politique lui a rendu un hommage à la limite du délire. L’État congolais lui a construit un mausolée au cœur de la capitale Kinshasa, juste devant le palais de la nation où fut proclamée l’indépendance du pays en 1960 : un symbole qui contraste avec la dépendance à l’égard des puissances étran- gères que sa présidence n’a pas su contrer81. Sauf le respect obligatoire que les vivants doi- vent aux morts, particulièrement en Afrique, on ne peut s’empêcher de constater comment cette sorte d’amnésie collective a conduit à une comédie que, sous d’autres cieux, un peuple victime des tragédies liées à l’AFDL se serait gardé de jouer.

On pourrait croire que ce sont les circonstances du moment qui ont justifié une telle contra- diction. L’argument ne tient pas, parce que LDK n’est pas un cas isolé en RDC, où l’impunité et la récompense accordées aux criminels sont monnaie courante. Des dignitaires

76 Gauthier de Villers et Jean Omasombo Tshonda, « La bataille de Kinshasa », Politique africaine

(déc. 2001), n° 84, p. 23 ; http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/084017.pdf (21/01/2015).

77 Jean-Jacques Arthur Malu-Malu, Le Congo-Kinshasa, Paris, Karthala, 2002, p. 229.

78 Voir Organisation des Nations Unies, Haut-commissariat aux droits de l’homme, Rapport du Projet Map-

ping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, Août 2010. http://www.ohchr.org/Documents/Countries/CD/DRC_MAPPING_REPORT_FINAL_FR.pdf (21/01/2015).

79 Sondage BERCI, Kinshasa, avril 1998 cité par Colette Braeckman, L’enjeu congolais. L’Afrique centrale

après Mobutu, Paris, Fayard, 1999, p. 339-340.

80 Eddie Tambwe Kitenge et Bin Kitoko, Laurent-Désiré Kabila. L’actualité d’un combat. Sept ans après,

Paris, L’Harmattan, 2008, p. 42.

du régime Mobutu et des seigneurs de guerre, dont certains sont recherchés par l’ONU82, sont devenus hauts gradés dans l’armée ou dans l’administration publique, ministres, dépu- tés et sénateurs, comme si de rien n’était. Qu’il s’agisse des « mouvanciers83 », des chefs rebelles ou autres Kuluna84 en cravates, la classe politique congolaise regorge de personnes

qui n’ont d’honorable ou d’excellence que le nom. Alors qu’elles auraient dû répondre de leurs actes devant la justice, elles gèrent l’État et jouissent des honneurs et privilèges y affé- rents, sans que ne s’en émeuve outre mesure l’opinion congolaise. Non seulement des foules les acclament, mais elles chantent et dansent pour eux, oubliant qu’il s’agit de crimi- nels qui ont endeuillé des familles, détourné des fonds publics ou pillé les ressources natu- relles du pays pendant des années. À leur sujet, on ne peut parler de pardon du peuple, parce qu’ils ne l’ont jamais demandé, ni d’amnistie, parce qu’elle ne couvre pas les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dont se sont rendus coupables certains d’entre eux. À défaut de pardon et d’amnistie, seul l’oubli peut justifier que, sans excuses ni re- grets, des criminels reviennent aux affaires en narguant leurs victimes85. Congolais, sorti- rons-nous un jour de cette amnésie collective qui ne nous permet pas de nous assumer plei- nement comme peuple et comme nation ?

Je pourrais continuer à décrire le sombre contexte sociopolitique de la RDC. Je pense ce- pendant que les éléments déjà présentés donnent une idée de la gestion erratique dont souffre ce pays. À ce jour, aucun pays africain n’illustre mieux que la RDC ces propos de Patrick Juvet : « Riche comme Crésus, marquée par le dieu corrompu Bacchus, l’Afrique semble s’inspirer des représentations antiques contradictoires peu heureuses pour son essor contemporain ; elle n’a toujours pas trouvé le juste équilibre entre l’insolente richesse de

82 Alors qu’un mandat d’arrêt international de la Cour pénale internationale (CPI) pesait sur lui, le général

Bosco Ntaganda a continué à assumer de hautes fonctions dans l’armée congolaise. Alors qu’il est soupçonné d’avoir vendu des armes aux rebelles du M23 pendant qu’il était chef de l’armée de terre, le général Amisi Kumba, dit Tango Four, se la coule douce à Kinshasa, aux frais de l’État.

83 Appellation utilisée par les Congolais pour nommer les dignitaires du régime Mobutu au début des années

1990.

84 Les Kuluna sont des jeunes drogués regroupés en gangs de rue qui terrorisent la population dans la ville de

Kinshasa en attaquant des passants à l’arme blanche, en les terrorisant et en braquant les maisons.

85 Lire à ce sujet un article intéressant : Anne-Sylvie Berck, « L’impunité en République Démocratique du

Congo, une fatalité ? Pistes de réflexion pour dépasser l’incompatibilité entre les lois d’amnistie et la justice » dans Emmanuel Murhula et A. Nashi (dir.), La course contre la paix en R.D.Congo. Actes du colloque de SIMA-KIVU et du RHODECIC à l’Université Libre Internationale, Bruxelles, 19 avril 2008, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 65-92.

ses ressources naturelles et la pauvreté criarde de ses populations86 ». Pour aider à mieux saisir cette situation – sans pour autant l’expliquer – je vais maintenant essayer de faire ressortir certains traits de la vie politique congolaise, qui constituent à la fois des blocages dans la reconstruction de la nation et des défis à relever pour l’éducation civique.

2. Quelques traits marquants de la vie politique en RDC, autant de défis pour