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6. Le personhood des résidents avec TNC au stade avancé

6.3 Personhood : une approche personnalisée ?

6.3.2 La surcharge de travail : se centrer sur la tâche, oublier la personne

Face à ces questions qui restent trop souvent sans réponse directe, de nombreux membres du personnel insistent sur l’importance de rester sensibles aux petits signes, aux indices non-verbaux subtils qui peuvent facilement passer inaperçu si on n’y porte pas une attention consciente.

On voit par le faciès si la personne est inconfortable ou non, un visage crispé… (…) Donc, c’est des petites affaires qu’il faut faire attention, être vigilant, être à l’affut. (…) En sachant qu’il faut que tu connaisses bien ton résident pour remarquer la différence… (Professionnelle)

On peut d’ailleurs penser, compte tenu du constat que les interactions entre les résidentes accompagnées et les membres du personnel se concentrent au moment des épisodes

de soins, que ces soins apportés au corps deviennent en quelque sorte la pierre angulaire de l’approche centrée sur la personne. Comme si, en quelque sorte, la personne arrivait à s’imposer à travers ce corps auquel on apporte des soins. Sur ce plan, la collecte de données s’est heurtée à certaines limites, tel que souligné précédemment, à savoir l’absence d’observation au moment des soins intimes (hygiène, habillement) ainsi que le biais introduit par la présence de l’observatrice au moment des autres soins (alimentation, par exemple). Quelques observations furtives permettent cependant de soutenir cette hypothèse. Cette préposée qui demande à Mme Veilleux de tenir les serviettes alors qu’elle les dépose sur ses jambes pour l’amener vers la salle de bain, ou cette autre qui est assise au bord du lit de Mme Lambert pour l’alimenter en lui fredonner une mélodie, ne sont-elles pas des exemples probants de la façon dont, à travers les soins au corps, les préposées peuvent par des gestes simples et des attitudes humanisantes reconnaître le personhood de ces résidentes?

La collecte de données a d’ailleurs permis de constater à de nombreuses reprises la connaissance fine que le personnel arrive à développer à l’égard des résidentes atteintes, malgré les défis que cela implique. Leur approche traduit alors une compréhension des besoins particuliers de chacune, de leurs capacités résiduelles ou de leurs préférences. Pensons à cette infirmière qui indique que Mme Lavoie est parfois capable de tenir elle-même son verre d’eau pour boire, ou que Mme Chrysostome et Mme Cloutier réagissent davantage quand on s’adresse à elles en utilisant leur prénom plutôt que leur nom de famille. Le personnel évoque en fait l’importance de créer un lien avec ces personnes, au-delà du TNC et d’une façon peut- être moins conventionnelle.

Mme Veilleux, je me souviens dans le temps, elle, elle aimait donc ça se faire peigner. (…) On le voit que ça la détendait, il y avait quelque chose qui se passait là, aussi. Parce qu’on le voit. On le ressent. Moi, je pense qu’on le ressent. (Préposée)

Si tu considères ton patient comme ‘une job à faire’, bien c’est une job à faire puis ça ne marche pas. Mais si tu le considères comme un être humain, t’essaye de voir c’est quoi son problème, pourquoi qu’il est agressif ? Ça ne marche pas tout le temps, là… mais SOUVENT (avec emphase) ça fonctionne. (Préposée)

Tu sais, des soins… des soins, qu’est-ce que c’est des soins? (…) Tout le monde se lave, tout le monde est capable de laver… C’est rien que des techniques. Mais ton résident qui est Alzheimer là, que tu le laves ou que tu le laves pas, je pense qu’il va s’en foutre de ça. Mais que tu lui amènes un sourire le matin, puis que tu lui amènes un réconfort, il va

le sentir bien plus que si tu viens de changer sa couche… Tu comprends-tu qu’est-ce que je veux dire? (Préposée)

Nous rejoignons en ce sens des auteurs de plus en plus nombreux qui dénoncent l’invisibilité et le manque de reconnaissance du travail effectué les préposées. Persaud (2009) soutient que, malgré ce que peut en laisser penser la littérature, les préposées connaissent bien les résidents et sont en mesure d’identifier et d’interpréter les indices subtils de leurs besoins, leurs préférences et leur bien-être. Plus récemment, Anchisi et Gagnon (2017 : 7-8) abondent dans le même sens dans l’introduction d’un ouvrage sur les « arts de faire » des aides- soignantes:

L’un des enjeux premiers et centraux est de se donner les moyens de mieux comprendre le travail de ces soignantes, de dépasser les lectures superficielles, réductrices ou condescendantes ; de rendre compte non seulement de la complexité des pratiques, mais du savoir-faire, de l’intelligence et de leur sensibilité.

Cependant, malgré toutes les compétences du personnel, force est de constater qu’une telle approche centrée sur la personne est parfois laborieuse à faire atterrir et à ancrer véritablement dans le quotidien. La capacité – ou alors, est-ce parfois la volonté? – de développer une telle approche personnalisée semble très inégale. Les nombreuses heures d’observation ont permis de confirmer ce que d’autres ont avancé dans la littérature : une vision dichotomique, qui sépare les « bons employés » (centrés sur la personne) des « mauvais employés » (axés sur la tâche), est trop simpliste pour rendre compte de la réalité quotidienne des CHSLD. Il faut plutôt envisager, de manière nuancée, qu’un même employé puisse adopter une approche très humaine et centrée sur la personne pour, à un autre moment de la journée, se faire happer par la surcharge de travail et compléter rapidement les tâches de façon plus mécanique ou même, brusque.

However, what I would like to bring into the discussion is that interactions fall on a continuum. Carers, on any given day and even in the same interaction move from being- with to doing-to or vice versa; that is, in one moment their attention is fixed on the resident and in another moment it is elsewhere. (Puurveen 2008: 95-96)

Par ailleurs, au-delà des compétences ou des aptitudes des membres du personnel individuellement, l’analyse doit porter également sur l’influence du contexte organisationnel.

À ce titre, les analyses permettent un certain nombre de réflexions, autant de pistes à explorer plus avant dans le cadre de travaux subséquents. D’abord, il semble incontestable, particulièrement en contexte de TNC, qu’une approche centrée sur la personne nécessite une certaine stabilité du personnel. Les employés non réguliers disposent habituellement de très peu d’informations sur la personne et n’ont pas l’opportunité d’apprendre à les connaître; il devient pratiquement impossible pour eux de saisir les changements subtils chez la personne et d’adapter leur intervention en conséquence.

Moi, je pense qu’une personne atteinte de démence avancée, qui n’est plus en mesure d’exprimer ses besoins, mais qui vit avec une équipe stable… Ils les connaissent les résidents. Ils apprennent à lire, à comprendre ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, ce qu’il a envie, ce qu’il n’a pas envie dans sa routine de vie. Mais quand il y a de l’instabilité dans l’équipe, ah là… ce n’est pas facile pour eux autres. Ils ne sont plus capables de lire le non-verbal de l’autre, ses réactions… Et ça, on le vit en ce moment. (Gestionnaire)

Ensuite, il est légitime de se questionner quant au temps dont le personnel dispose auprès des résidentes atteintes. Jusqu’à quel point le personnel est-il véritablement en mesure d’accorder le temps nécessaire à ces résidentes, en sachant que l’interprétation de leurs besoins demande justement une attention particulière et une connaissance fine de leurs modes d’expression inhabituels?

Mais c’est quoi qu’il faudrait faire? C’est quoi la bonne réponse? (…) C’est de l’essai et erreur, peut-être… (Mais) est-ce qu’ils ont le temps de vérifier la réaction ? (Professionnelle)

Est-ce que c’est vrai que des fois on déshumanise ? (…) Est-ce qu’on est tellement dans le jus qu’un moment donné on fait la tâche puis qu’on oublie qu’il y a quelqu’un? (…) Ça se peut, oui. Ça se peut… (…) Parce que des fois, on oublie, au quotidien… On bouge, on bouge, on bouge, puis un moment donné il faut s’arrêter puis se dire, ‘heille, ok, est-ce que je me recentre sur pourquoi je suis là?’… » (Professionnelle)

Rappelons que le risque d’oublier ces résidentes est grand dans le quotidien des CHSLD. Laissées à elles-mêmes en-dehors des épisodes de soins directs, elles passent la majorité de leur temps alitées dans leur chambre ou assises au fauteuil gériatrique, seules parmi les autres résidents dans les salles communes. Comment espérer, dès lors, que le personnel qui passe d’un pas pressé dans le corridor en leur jetant un regard furtif puisse constater un subtil changement dans leur expression indiquant un inconfort quelconque?

L’extrait suivant relate justement un épisode d’accompagnement auprès de Mme Veilleux, trouvée assise à son fauteuil dans sa chambre. Le changement subi de son expression faciale et corporelle ne laissait aucun doute sur la douleur qu’elle ressentait. Les photos prises55 durant

cet épisode, en attente de l’infirmière, transmettaient d’ailleurs clairement cette douleur. À un certain moment, Mme Veilleux gémit et semble se crisper. Ses sourcils se froncent, son visage devient rouge. Je lui demande si elle a mal quelque part, mais elle ne réagit pas. Elle crispe ses bras sur son ventre, et je me demande si elle a une douleur au ventre. Mais après quelques secondes, elle se détend à nouveau. Plusieurs minutes après, (…) elle se met à nouveau à gémir, très fort. Elle soulève une jambe et courbe le dos, recroquevillée dans son fauteuil. Ses sourcils sont froncés, son visage est crispé et rouge. Elle se met à respirer difficilement, toussant. Il me semble alors évident qu’elle ressent une douleur vive. Je me lève en lui disant que je reviens tout de suite. Je me rends immédiatement au poste infirmier, et y trouve l’infirmière régulière de jour. Je lui dis que je crois que Mme Veilleux n’est pas bien, qu’elle a de la douleur parce qu’elle est très crispée et qu’elle gémit. Elle me dit ‘Oui, ça se peut. C’est la seule façon qu’on a de savoir qu’elle a mal. Merci beaucoup, on s’en vient’. (Notes d’observation, 30 août 2016)

La réflexion inscrite au journal de bord ce jour-là traduit toute la vulnérabilité de Mme Veilleux devant cette douleur subite, incapable de sonner la cloche ou d’appeler à l’aide :

Si je n’avais pas été là aujourd’hui auprès d’elle dans sa chambre pour être témoin du changement drastique de son expression, combien de temps aurait-il fallu avant que quelqu’un ne le constate et ne lui offre une médication ? En aurait-elle seulement eu, ou si cette douleur serait passée complètement inaperçue, un gémissement qui n’aurait pas été discerné parmi les bruits ambiants du CHSLD ? (Notes d’observation, 30 août 2016)

En ce sens, nos analyses rejoignent celles de Heggestad, Nortvedt, et Slettebo (2015 : 836) quant à l’importance des facteurs organisationnels et à leur impact sur la capacité du personnel à maintenir une approche centrée sur la personne.

En somme, on comprend que le personhood des résidentes accompagnées, dans toutes ses dimensions (statut, identité, approche), est marqué par l’aura de mystère et d’inconnu qui enveloppe la maladie et les personnes qui en souffrent. Dans ce contexte, les différents acteurs

55 Malheureusement, suite au décès de Mme Veilleux, il a été impossible de rejoindre son conjoint pour une

entrevue, malgré les tentatives répétées. Les photos n’ont donc pas été approuvées pour la publication et ne peuvent pas être présentées ici.

adoptent des discours en demi-tons et en nuances, teintés d’ambivalence et de contradictions. Le personhood dans les stades avancés des TNC n’est jamais acquis de fait mais est plutôt, au final, sujet à interprétation.

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