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3. Méthodologie

3.2 Méthode adoptée : une ethnographie en CHSLD

3.2.2 L’observation participante : des accompagnements individuels

Rappelons que cette étude repose sur une prise de position assumée sur le plan éthique, celle de placer la perspective des résidents atteints et incapables de s’exprimer verbalement au cœur de la démarche. Sur le plan méthodologique, cela impliquait de pouvoir non seulement accéder aux CHSLD mais, à l’intérieur de ceux-ci, de trouver la posture qui permettrait de rester au plus près de ces résidents au quotidien. L’avenue qui semblait la plus prometteuse était celle d’endosser le rôle de bénévole faisant des accompagnements individuels26. En plus de permettre une collecte de données riche et ciblée, cette formule présentait par ailleurs l’avantage non-négligeable d’offrir un accompagnement, une présence aux participants. Les

26 Ce type de bénévolat existe déjà en CHSLD : un bénévole est jumelé à un résident auprès duquel il passe du

équipes de soins ont dit apprécier de pouvoir offrir ce « services » à ce type de résidents, rarement ciblés par les bénévoles; de même, les proches se sont dit soulagés que quelqu’un passe du temps « de qualité » avec leur parent, alors qu’eux-mêmes ne peuvent pas toujours être aussi présents qu’ils ne le souhaiteraient. Endosser ce rôle de bénévole effectuant des accompagnements individuels a nécessairement teinté les données qui ont été colligées. Il a permis de nous insérer dans « le monde » des résidents, et non dans celui des employés (voir la discussion des résultats à ce sujet, à la section 7.2.1, p. 213).

Concrètement, les accompagnements ont pris diverses formes, selon les capacités résiduelles des participantes27 et les opportunités qui se présentaient : tenir compagnie à la chambre ou dans les salles communes, la main sur l’épaule ou le bras; feuilleter le journal, un livre de photographies ou des revues; écouter de la musique; faire des massages et appliquer de la crème hydratante; accompagner pour de courtes sorties au jardin ou aux activités de loisirs du centre, etc. Les périodes de repas ont été observées à plusieurs reprises, alimentant parfois nous-même les participantes. Dans un souci de respect des droits des résidentes impliquées (dignité, intimité, vie privée, etc.), aucune observation n’a été effectuée durant les soins intimes et les soins d’hygiène.

Au final, comme l’ont vécu d’autres chercheurs, « much time was used just sitting down with the residents in their living room » (Heggestad, Nortvedt, et Slettebo 2013: 884). Dans le cadre de cette étude et auprès de ces personnes vulnérables, « être là » devenait habituellement synonyme de « ne rien faire ». Soulignons que cet ajustement, ce passage de nos rythmes de vie effarants à celui du terrain, ne s’est pas fait sans heurts. Les notes colligées au journal de bord témoignent de la lourdeur, l’impatience et l’exaspération que cet état de fait pouvait susciter, certains jours plus que d’autres et surtout en début de terrain. Les périodes de présence dans les centres ont d’ailleurs été ajustées en cours de route : alors qu’il était initialement prévu de faire trois jours complets d’observation par semaine, nous avons rapidement réalisé que ce serait impossible. En rétrospective, ce « rien faire », ces heures passées simplement assise aux côtés des participantes à tenter de voir le monde à travers leurs

27 Puisque les personnes ayant participé à notre étude sont très majoritairement des femmes (un seul homme),

yeux et à tenter de faire sens de nos propres interprétations, représentent néanmoins un passage obligé dans notre quête de la subjectivité des participantes.

Against the idea that it is unproductive to “just sit around,” I recuperate a positive view of “sitting” in this article in order to invoke the longstanding methodological starting point of ethnography: being with people, being in a particular somewhere with a particular set of people, being with different sets of people, in various places. An ethnographic insistence on sitting, being, noticing, and reflecting. (Pigg 2013: 127)

Comme le suggère de nombreux écrits fondateurs sur les principes soutenant la réalisation d’une ethnographie (Spradley 1980), l’entrée sur le terrain s’est d’abord concrétisée par ce que Copans (2011) appelle la « phase déambulatoire » : des observations plus générales à travers lesquelles l’ethnologue tente d’être attentif à « tout », de comprendre « ce qui se passe » sans s’attacher aux questions et préconceptions qui l’avaient mené à ce terrain. Affinant par la suite notre intérêt dans un aller-retour entre la collecte de données et des phases de pré-analyse, les observations se sont structurées davantage autour d’une grille « aide- mémoire » construite à partir des besoins des personnes atteintes (Kitwood 1997) ainsi que de leurs droits (Bartlett et O’Connor 2007) (voir section 2.2.1, p. 50). Elle comportait les éléments suivants (la grille détaillée peut être consultée en Annexe 2):

- Environnement et confort physique; - Activités quotidiennes et occupations; - Environnement social;

- Personhood (identité et respect des droits); - Contexte organisationnel.

La formule retenue pour les observations a été la suivante : un accompagnement auprès d’une résidente était réalisé (d’une durée d’une quinzaine de minutes jusqu’à, éventuellement, 1h30 ou 2h00) ; puis nous nous retirions dans un espace commun afin de rédiger les notes d’observation complètes ; un nouvel accompagnement pouvait ensuite être réalisé. Bien que cela aurait pu permettre d’augmenter le temps passé auprès d’elles, les notes complètes détaillées n’ont jamais été rédigées en présence des participantes28. Durant les observations, de

28 D’abord, parce que ce temps n’aurait pas permis d’offrir une présence de qualité aux participantes et n’aurait

courtes notes étaient colligées au besoin dans un petit carnet toujours en notre possession puis, durant les périodes de retrait pour rédaction, les notes complètes étaient rédigées directement à l’ordinateur. Les notes d’observation étaient rédigées de manière à rendre compte, par une description « dense », des détails des situations, interactions et comportements observés. Le plus possible, les échanges ou les paroles entendues étaient notés sous forme « verbatim » (Spradley 1980). Après seulement une quinzaine de minutes auprès d’une participante assoupie, alors qu’on pourrait penser qu’il n’y avait « rien à observer », les notes rédigées pouvaient s’étendre sur plusieurs pages.

Suite à l’essai de divers systèmes au cours du pré-terrain, l’organisation informatique de la collecte de données s’est concrétisée de la façon suivante :

1) Le « journal de bord », consignant de manière chronologique les différents types de notes : notes d’observation descriptives, notes méthodologiques, notes d’analyse, notes réflexives ;

2) Un document (Excel) comptabilisant le temps de présence détaillé sur le terrain ; 3) Un document décrivant le contexte dans lequel chacune des photos a été prise.

Les résidentes atteintes de troubles neurocognitifs accompagnées

Le recrutement des participantes s’est actualisé par l’intermédiaire des infirmières responsables de chacune des unités participantes, une méthode largement utilisée dans les études au sein d’établissements de soins de longue durée, tout particulièrement lorsqu’un profil particulier de résidents est ciblé (Persaud 2009). Dans le cas présent, les critères balisant le recrutement des résidentes étaient les suivants :

1) Posséder un diagnostic de TNC majeur (sans égard au type);

2) Présenter une perte du langage verbal caractéristique du stade 7 de Reisberg (mais pouvant être encore en mesure d’émettre des sons ou quelques mots).

Les infirmières régulières des unités participantes ont été rencontrées dans chacun des centres afin de leur présenter le projet de recherche, expliciter les critères de recrutement et les

espaces communs a par ailleurs permis une observation « flottante » riche d’apprentissages sur les réalités des CHSLD et des gens qui y gravitent.

balises concernant le consentement à la recherche, et répondre à leurs questions. Une fois dissipées les craintes d’un projet qui se traduirait par un alourdissement de leurs tâches, toutes les infirmières se sont montrées enthousiastes. Il a été convenu que les infirmières allaient identifier parmi les résidents de leur unité tous ceux et celles qui répondaient aux critères de recrutement, et contacteraient leur répondant29. Avec l’aide-mémoire fourni (voir Annexe 3), les infirmières étaient chargées d’informer les répondants de la possibilité de participer au projet de recherche, puis de me transmettre les coordonnées des personnes intéressées.

Ce protocole a été parfaitement suivi par les infirmières des deux unités du CHSLD B, pour lesquelles nous n’avons pas été informée si des répondants avaient refusé la participation de leur proche. En ce qui concerne le CHSLD A, nous avons éventuellement réalisé que la liste des répondants nous avait été transmise sans les avoir préalablement contactés. Nous avons alors nous-mêmes transmis les informations aux répondants. Le consentement n’a pas été obtenu auprès de 5 répondants sur 8 : une conjointe a indiqué qu’elle s’était ralliée à la position de ses enfants qui préféraient refuser la participation, pour des raisons qui n’ont pas été partagées; une répondante n’a pas pu être rejointe, malgré quelques messages laissés; 3 résidentes sont décédées entre le moment où l’infirmière a préparé la liste de répondants et le moment où ceux-ci ont été contactés (un délai de moins d’une semaine).

Au moment du contact téléphonique avec les répondants, l’accompagnement individualisé offert ainsi que les détails de l’étude (enjeux éthiques, risques et bénéfices de participer à la recherche, etc.) étaient discutés et les éventuelles questions étaient adressées. Les principes du consentement libre et éclairé, sans conséquence pour leur proche hébergé, étaient explicités. Le fait qu’il était possible de consentir aux accompagnements tout en refusant la prise de photographie était aussi clairement expliqué (voir section suivante). Lorsqu’intéressés, des modalités étaient convenues afin de leur remettre le formulaire de consentement à l’observation et à la photographie (voir Annexe 4), rédigé dans un langage volontairement simple et accessible. Pour certains, une rencontre a été prévue au CHSLD, leur

29 Étant donné la sévérité des pertes cognitives des participantes, l’inaptitude à consentir était inévitable. Comme

pour toute décision les concernant, un consentement substitué devait être sollicité auprès de leur représentant (le Curateur Public ou un proche, selon l’existence et la nature du régime de protection au majeur). La question de l’inaptitude des résidentes est abordée plus avant à la section 3.3.1.

permettant de nous « présenter » leur proche; pour d’autres, le formulaire a été laissé dans une enveloppe déposée au poste infirmier ou à la chambre, pour y être récupéré une fois signé30.

Au final, ce sont donc 8 résidentes qui ont été accompagnées dans le cadre de cette étude, présentées ici sous des pseudonymes afin d’assurer la confidentialité et l’anonymat. Soulignons que la rigueur scientifique d’une ethnographie n’est pas évaluée selon les mêmes critères que des études quantitatives, lesquelles recherchent une certaine représentativité statistique qui doit se refléter dans l’échantillon de l’étude. En ethnographie, c’est moins le nombre d’informateurs rencontrés (ici, les résidentes et les personnes ayant accordé des entretiens) qui importe; il s’agit plutôt de s’assurer que le chercheur a eu accès à suffisamment de données (nombre d’heures d’observation, par exemple) provenant de sources assez diversifiées pour assurer une compréhension globale du phénomène à l’étude. En ce qui concerne les résidentes accompagnées, elles représentent la totalité des résidentes répondant aux critères de sélection, qui demeuraient dans l’une des quatre unités participantes au moment de notre présence sur le terrain et dont le répondant a consenti à la participation. Il nous apparaît que ce nombre, compte tenu des contraintes particulières liées à l’étude et au terrain, sur lesquelles nous reviendrons, nous a rapproché le plus possible de la saturation empirique des données qui est idéalement recherchée.

Précisons qu’un choix délibéré a été fait de ne pas consulter les dossiers médicaux. Considérant que ces dossiers, en CHSLD, sont généralement axés sur les informations médicales (détails des symptômes et des traitements) et que les informations psychosociales portant par exemple sur l’histoire de vie sont souvent pauvres, il semblait peu avantageux d’y demander un accès (très contrôlé) en sachant que cela risquait de complexifier grandement les démarches d’obtention du certificat d’éthique à la recherche. Dans le cadre d’un projet comportant de nombreux enjeux éthiques, ce choix nous est apparu judicieux. Nous avons par ailleurs choisi de ne pas utiliser non plus une fiche de données sociodémographiques (complétée par les proches, par exemple) pour les participantes. Le pari, un peu risqué il est

30 Une répondante, très intéressée par l’étude, a aussi demandé de lui faire parvenir le formulaire par la poste

puisqu’elle demeurait à l’extérieur de Montréal. Malheureusement, la résidente est décédée dans les semaines suivantes, avant que nous n’ayons reçu le formulaire signé. Cette situation est comptabilisée dans les situations de non-obtention du consentement dans le CHSLD A.

vrai, était le suivant : tenter de voir, en-dehors des contraintes habituellement imposées par un projet de recherche, les informations qu’il nous serait possible de colliger sur la vie et l’identité de ces résidentes. Que nous donneraient le personnel et les proches comme information? Que serait-il possible d’apprendre sur ces résidentes et leur histoire de vie de façon informelle? Cette posture était d’ailleurs en concordance avec le rôle de « bénévole » assumé dans le centre, lesquels n’ont pas accès au dossier médical des résidents qu’ils accompagnent. Néanmoins, ce choix méthodologique a pu avoir des répercussions sur les analyses réalisées. Aurions-nous constaté, par exemple, une incidence de la classe socioéconomique des résidentes sur leur vie actuelle dans le CHSLD ou leurs relations sociales? Le niveau d’étude, l’emploi occupé au cours de leur vie, ou encore les problèmes de santé autres, ont-ils un impact sur le personhood? N’ayant pas accès à ces informations, il est impossible de mener de telles analyses.

Au final cependant, comme le démontre le tableau suivant, les données de base ont pu être colligées pour la plupart des résidentes accompagnées : leur âge, le nombre d’années de vie dans ce CHSLD, la nature de leur relation avec leur répondant. La section 5.3 (p. 155) propose par ailleurs, au-delà de ces données « objectives », des présentations beaucoup plus personnalisées, mettant de l’avant l’individualité de chacune de ces résidentes.

Tableau IV. Résidentes participantes

Nom (pseudo) CHSLD Âge Durée de séjour Répondant(e)

Mme Veilleux B ND Au moins 1 an Conjoint

Mme Cloutier B 92 17 ans Fils

Mme Lambert B 93 2 ans Fille/fils

Mme Beauchamp A 95 8 ans Fille

Mme Tremblay B ND 3 ans Fille

Mme Lavoie A 95 Au moins 3 ans Fille

Mme Chrysostome A ND Au moins 1 an Fille

Les accompagnements auprès de ces 8 résidentes ont permis de cumuler plus de 200 heures d’observation participante dans les deux CHSLD, réparties en 73 jours de présence sur une période de 18 mois (juin 2016 à novembre 2017).

3.2.3 La photographie : des données visuelles pour rendre compte du non-

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