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6. Le personhood des résidents avec TNC au stade avancé

6.2 Personhood : une reconnaissance de l’identité individuelle?

6.2.1 Des marqueurs d’identité en CHSLD

Comme nous l’avons vu, les résidentes dont il est question se trouvent au croisement de deux facteurs de risque importants de dépersonnalisation : les TNC et le milieu de vie institutionnel. Dans ce contexte, les acteurs qui gravitent dans le quotidien des participantes mobilisent différents marqueurs d’identité : les rôles sociaux de la personne atteinte, maintenus ou non par le réseau social; la personnalisation de la chambre comme prolongement de l’identité de la personne; et l’histoire de vie comme outil clinique de partage de l’identité.

Les rôles sociaux : une reconnaissance de la relation

L’accompagnement d’un proche atteint de TNC représente, nous l’avons vu, un parcours qui s’échelonne sur de nombreuses années et qui est marqué par la progression des pertes et le cumul des deuils. Parmi ceux-ci, de nombreux témoignages recueillis dans le cadre des entretiens confirment que l’un des deuils les plus difficiles à vivre est lié aux rôles sociaux familiaux que jouait la personne atteinte. Avec la maladie, le rôle de parent, de conjointe ou de sœur s’est transformé jusqu’à disparaître pour certains. Même lorsque les visites fréquentes au centre permettent le maintien d’une relation effective, la nature de celle-ci peut avoir changé au point d’en avoir perdu son sens.

(M : Et puis aujourd’hui, si vous deviez parler de votre mère à quelqu’un? Votre mère d’aujourd’hui, comment vous en parleriez?) Euh… Bien c’est plus ma mère. C’est une enveloppe d’elle-même, c’est tout… C’est plus ma mère. C’est pas la femme que j’ai connue. (…) Puis tu sais, c’est sûr que le jour où elle va mourir, je vais avoir de la peine là, tu sais, mais… c’est plus ma mère. Je viens ici la voir, j’essaie de venir deux fois par semaine. (Fille de Mme Tremblay)

Pour d’autres cependant, les atteintes ont plutôt signifié un changement, une transformation de la relation avec la personne sans que cela n’entraîne nécessairement une rupture dans la reconnaissance du rôle social. Au-delà du TNC et de l’incapacité de la personne atteinte d’y participer activement, le rôle social est maintenu, reconnu et entretenu.

Cela se traduit par des attentions ou des gestes simples, comme ce mot « On t’aime Mamie d’amour! » inscrit sur un petit tableau dans la chambre de Mme Lambert.

Figure 9. Photographie de la chambre de Mme Lambert (4 novembre 2016)

C’est aussi dans la façon de parler à la personne, ou de parler d’elle, que les rôles sociaux et la relation sont maintenus. Par l’utilisation, par exemple, de surnoms affectueux qu’ils ont probablement utilisés depuis des décennies.

À ce moment-là, la fille de M Therrien entre dans la chambre. Nous nous présentons. Elle salue son père affectueusement, en l’appelant Papa, en le prenant dans ses bras et en l’embrassant. Monsieur sourie beaucoup en la voyant, son visage s’illumine. (Notes d’observation, 6 juin 2016)

Je me dis : ma mère, c’est ma mère. Je suis toujours sa fille, peu importe qu’elle me reconnaisse ou pas. Puis de toute façon, ils se rappellent de la voix, tu sais ça leur dit quelque chose. Ils ne peuvent peut-être pas dire ‘c’est ma fille’, mais ‘c’est une voix que je connais, des souvenirs’… (Fille de Mme Beauchamp)

Lorsque la fille de Mme Lambert lui dit « ma pitoune » ou que la fille de M Therrien l’appelle « papa », la familiarité des termes et l’affection qu’ils traduisent réinscrivent la personne dans son histoire sociale et marquent l’importance de ses relations et rôles sociaux, malgré les pertes. C’est en quelque sorte, une façon de lui attribuer, ou plutôt de lui ré- attribuer, une identité, pour les proches. Cette attribution externe d’une identité rejoint d’ailleurs la pensée interactionniste, qui soutient que l’identité est mouvante et prend forme

autant (sinon davantage) à travers les interactions sociales que par l’autoaffirmation identitaire d’une personne.

La chambre : une personnalisation de l’espace, devenu présentoir de l’identité

Le CHSLD, malgré les efforts pour en faire un milieu de vie, demeure néanmoins un milieu institutionnel qui peut paraître impersonnel. Dans ce contexte, la chambre de la personne peut devenir une opportunité d’affirmation de son identité personnelle, de son histoire. Encore une fois, la responsabilité de cette personnalisation de l’espace repose sur les proches. Les chambres de certaines participantes sont peu personnalisées : celle de Mme Cloutier est complètement dépouillée de tout objet personnel; celles de Mme Tremblay ou Mme Chrysostome ne comptent que quelques photos ou objets décoratifs. Les proches sentent alors le besoin de se justifier, référant aux contraintes de sécurité, à la volonté de ne pas surchargé l’environnement afin d’éviter de « nuire aux préposées » ou encore aux pertes cognitives importantes de la résidente qui fait qu’elle ne remarque plus ce qui se trouve dans son environnement.

Il y a pas grand chose dans sa chambre… On n’a pas mis de télé, ça sert à quoi? Elle ne l’écoute pas, tu sais… ça fait juste du bruit… Mais ma mère aimait beaucoup la musique. Elle était très, très croyante, à chaque jour elle disait son chapelet. (…) Ça fait que j’avais apporté des CD là, de prières et tout ça, et des CD de musique classique. (Mme Tremblay)

À l’opposé, les chambres de certaines participantes sont très personnalisées : on y trouve des photos de famille ou de moments heureux (voyages, anniversaires, etc.), des objets significatifs (bibelots, etc.), des plantes, des douillettes ou des coussins colorés, ou même des décorations thématiques (Noël, Pâques). La figure 10 présente la chambre de Mme Beauchamp, dont les murs sont ornés de plusieurs photos personnelles prises à différentes étapes de sa vie. Les bureaux accueillent des plantes, ainsi que des décorations thématiques que la fille prend soin d’actualiser selon le moment de l’année.

Figure 10. Photographies de la chambre de Mme Beauchamp (4 juillet 2016 et 2 mars 2017)

Au-delà de l’aspect purement esthétique, cet investissement de la chambre permet d’en faire un véritable vecteur de maintien de l’identité des participantes : « Veut ou veut pas, tout ce qui reste de la personne, de sa personnalité, de qui elle était, c’est sa chambre de CHSLD… (…) Moi, je dis, ‘on va chez grand-maman’, on rentre dans sa chambre, tu sais… » (petite-fille de Mme Beauchamp). Dans le contexte où la personne ne peut plus se présenter elle-même à cause de la sévérité des pertes, cette personnalisation de la chambre facilite aussi la transmission de son identité aux différents acteurs.

À Noël, on met le sapin de Noël avec les petits cadeaux. Puis on met mettons les petits bonhommes, les petites lumières… À la Saint-Valentin, on va mettre les petits cœurs… (…) Elle a des belles photos de famille sur ses murs. Mais tu sais, c’est pas nécessairement juste qu’il faut qu’elle les regarde… Déjà, les gens qui vont rentrer dans sa chambre, ils vont dire ‘Ah, vous avez des belles photos! C’est votre fille, votre ci, votre ça’. Puis, les décorations, ‘ah! Vous avez un beau sapin sur votre bureau!’ (…) Ça fait que c’est comme une genre d’ambiance qu’il faut faire un peu, tu sais… (Fille de Mme Beauchamp)

Soulignons que la question de l’habillement pourrait aussi être explorée, vecteur identitaire important au cours de notre vie. Pour plusieurs, cependant, une cassure est survenue au moment où le centre a demandé de fournir des vêtements adaptés, pour faciliter les soins à offrir à la personne, forçant un renouvellement complet de la garde-robe. Plusieurs se tournent alors vers la friperie du centre plutôt que d’absorber les frais importants liés à l’adaptation des vêtements réguliers de la personne. Les vêtements ne représentent plus nécessairement, dès

lors, la personnalité ou les choix de la personne, mais sont davantage tributaire de sa perte d’autonomie.

L’histoire de vie, un outil au potentiel sous-utilisé

Dans le champ des pertes cognitives, de nombreuses études se sont intéressées à l’impact positif que peut avoir l’histoire de vie comme outil d’intervention dans les milieux d’hébergement (pensons notamment à Eritz et al. 2016; Cooney et al. 2014; et Kelson 2006). Le témoignage des membres du personnel tend à confirmer que, tout particulièrement dans les stades avancés alors que la personne ne peut plus s’exprimer verbalement, connaître l’histoire de vie de la personne permet d’humaniser ces résidents et d’envisager leur individualité plus facilement. Cette professionnelle, par exemple, se souvient de l’impact qu’avait eu le partage de l’histoire de vie d’une résidente (qui n’est pas une participante à la présente étude) auprès de l’équipe de soins.

Pour moi, ce n’est pas suffisant ‘donner tous les soins qu’il faut’. Et là, je me suis mise à raconter des choses, sans manquer de discrétion, j’ai dit ‘saviez-vous qu’elle était secrétaire exécutive d’un président de telle compagnie, elle ne s’est jamais mariée… En 1967, elle s’est acheté une (voiture) convertible rouge, à l’intérieur blanc, et elle aimait porter de grands chapeaux et faire des ballades en célibataire extraordinaires!’. Et là, les gens ont dit ‘vraiment?’. On dirait qu’elle a repris de la couleur aux yeux des gens, et l’effet que ça a eu c’est que les employés allaient la visiter plus régulièrement. Lui dire bonjour, même si elle était dans une démence et en fin de vie… Moi, je trouve ça extraordinaire qu’on n’oublie pas ces gens-là… (Professionnelle)

Quand on a la chance d’avoir une famille qui participe avec nous autres, au premier PI51, puis qu’ils nous content un peu l’histoire de cette personne là, ça nous aide énormément dans notre travail. De savoir ce qu’il a fait dans sa vie, c’était quel genre de personne… On peut communiquer plus facilement avec ces gens-là après ça. Puis on peut les comprendre plus, on connaît leur histoire. (Préposée)

L’étude de Doyle (2012: 354) a d’ailleurs démontré que « in the absence of personal information about residents, broad ideas regarding dementia were used to generalize about what a person with dementia likes ». En d’autres mots, en l’absence d’information spécifique

51 Le « PI » est le « plan d’intervention », développé pour chaque résident. Les proches sont invités à participer à

une rencontre PI avec l’équipe interdisciplinaire afin d’identifier les besoins du résident et les interventions à mettre en place pour y répondre, et il s’agit souvent d’une opportunité de partager l’histoire de vie du résident avec le personnel.

sur l’identité ou l’histoire d’une résidente, celle-ci se trouve à risque d’essentialisation : le personnel se trouve alors non pas devant un individu unique, mais bien devant une « résidente atteinte de TNC sévère ». Réduite à son diagnostic et aux stéréotypes qui l’accompagnent, l’effritement de son identité devient presque inévitable.

Or, les observations et les entrevues réalisées auprès du personnel ont permis d’entrevoir les limites organisationnelles et pratiques à l’utilisation des histoires de vie dans le quotidien surchargé des CHSLD. D’abord, la transmission de l’information concernant l’histoire de vie semble difficile à actualiser sur les unités. Dans un contexte de surcharge de travail et de roulement important du personnel, cette connaissance semble se concentrer chez le personnel régulier. D’autre part, le fait de connaître les préférences et l’histoire d’une personne ne se traduit pas nécessairement par un ajustement en conséquence des interventions ou des plans de travail. Le CHSLD pourrait-il concrètement accommoder, par exemple, une personne qui aurait travaillé de nuit toute sa vie et qui aurait un rythme de vie davantage nocturne?

Ces différentes avenues mises à profit par les proches et le personnel témoignent de leur volonté de favoriser le maintien de l’identité des participantes. Nous verrons maintenant que cette volonté, largement partagée, s’actualise de diverses façons chez les acteurs concernés, traçant les contours d’une typologie de l’identité dans les stades avancés des TNC.

6.2.2 Du maintien de l’identité « pré-diagnostic » à l’émergence d’une

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