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2. Cadre théorique et conceptuel

2.2 Concept central : le personhood

2.2.2 Les apports et limites du concept

Soulignons d’abord que l’arrivée de l’approche centrée sur la personne de Kitwood a effectivement, comme l’auteur l’indique lui-même, eu l’effet d’un changement de paradigme dans le domaine des TNC et ce, tant au niveau des approches théoriques que pratiques. Cohen (2006 : 3) souligne que ce mouvement, touchant à la fois les intervenants, le public et les chercheurs, est une invitation à redécouvrir « the person ‘lost’ within the logic of dementia diagnosis and care ». Cela a permis de normaliser l’expérience des personnes atteintes et de favoriser l’adaptation des pratiques à leurs besoins (Chaufan et al. 2012). Behuniak (2010 : 231) abonde dans le même sens, affirmant que « one of the most significant outcomes of the person-centered focus has been to alter the practice of how best to care for people with dementia ». Au plan de la recherche, par ailleurs, les travaux de Kitwood – comme ceux des interactionnistes en général – ont favorisé l’intégration de la perspective des personnes atteintes et ont entrainé un certain déplacement du regard scientifique allant du processus évolutif de la maladie vers l’étude des environnements interpersonnels au sein desquels la personne s’insère (Bartlett et O’Connor 2007).

Mais si le concept de personhood a eu un effet mobilisateur incontestable qui a permis, au-delà des changements positifs au plan de la pratique, de nourrir les réflexions et les débats autour de la réalité des personnes atteintes et du statut qui leur est accordé dans notre société,

des limites importantes ont cependant été identifiées. Dans les réflexions et les débats qui s’en sont suivis, certaines contributions sont venues, à partir de différents champs disciplinaires, insuffler un regard nouveau au concept. Dans cette tentative de comprendre comment le concept de personhood peut permettre – ou non – de rendre compte de la réalité des personnes aux stades avancés des TNC, nous proposons d’appréhender la polyphonie de contributions qui sont venues élargir le regard original développé par Kitwood (1997). Le tableau suivant présente, de façon succincte et non exhaustive, diverses conceptualisations du personhood qui ressortent de la revue de la littérature dans le champ des TNC.

Tableau II.

Conceptualisations du personhood dans la littérature sur les troubles neurocognitifs

Conceptualisations du personhood

Quelques écrits dans le champ des TNC

Éléments de définitions et implication pour les personnes atteintes aux stades avancés

Personhood

rationnel, cognitif

Singer 2010 Ancré dans une approche cartésienne, les tenants de cette approche affirment qu’une personne se définit d’abord par ses capacités cognitives (conscience de soi, rationalité, jugement, etc.).

Un individu ayant atteint les derniers stades de la maladie n’est plus considéré comme une personne à part entière. Personhood relationnel, interpersonnel Lenart 2014 ; Smebye et Kirkevold 2013 ; Palmer 2013 ; Kitwood 1997

Faisant écho aux théories interactionnistes, cette conceptualisation soutient que le personhood se construit et se maintient à travers les relations interpersonnelles des individus.

Les perceptions et le comportement des tiers seront déterminants dans le maintien ou l’érosion du

personhood des personnes atteintes. Personhood comme

approche d’intervention

Chenoweth et al. 2019 ; Fazio et al. 2018 ; Scales et al. 2017 ; Hunter et al. 2016 ; Mitchell et Agnelli 2015 ; Doyle 2012 ; Downs, Small, et Froggatt 2006

Cette conceptualisation peut être envisagée comme une variante du personhood relationnel, centrée plus spécifiquement sur la relation « professionnelle » et les responsabilités particulières qui incombent aux intervenants (infirmières, préposées, etc.).

Le maintien du personhood dans les stades avancés implique une approche d’intervention centrée sur la personne.

Personhood

politique, macrosocial

Bartlett et O’Connor 2007 ; Tolhurst, Weicht, et Kingston 2017; Baldwin et al. 2016; O’Connor et Nedlund 2016; Puurven 2008

Les tenants de cette approche s’intéressent à la façon dont le personhood est influencé par les structures macrosociales et les déterminants sociaux (pensons, par exemple, à l’âgisme, aux représentations sociales entourant les TNC, aux pratiques organisationnelles, etc.). Ils s’intéressent aux liens et interrelations entre le personhood et différents concepts tels que la citoyenneté et l’agentivité (empowerment), mobilisant des disciplines variées (sciences politiques, droit, etc.). Le personhood ne peut être envisagé strictement en termes (inter)individuels, mais est aussi tributaire de facteurs macrosociaux.

Personhood

corporel

Phinney 2014 ; Zeiler 2014 ; Twigg et Buse 2013 ; Kontos 2006, 2003

S’appuyant sur les écrits philosophiques de Merleau- Ponty, notamment, l’essence du personhood ne se trouve plus ici dans les capacités cognitives, mais bien dans le corps lui-même.

Les gestes, comportements et réactions des personnes atteintes, même au stade sévère, traduisent une « mémoire du corps » qui témoigne du maintien de leur personhood.

Personhood

(auto)biographique

Eritz et al. 2016 ; Baldwin 2008, 2006 ; Surr 2006 ; Basting 2003

Le personhood est ici appréhendé dans la continuité de l’identité personnelle de l’individu, de son parcours de vie, de sa personnalité.

Le maintien du personhood dans les stades avancés est alors tributaire de la capacité de la personne, mais surtout des gens qui la côtoie de maintenir une cohérence biographique pour la personne.

Personhood moral,

métaphysique, religieux

Labrecque 2004 S’inspirant de la philosophie kantienne, cette conceptualisation affirme la dignité intrinsèque de toute personne en tant qu’être humain vivant. Cette humanité n’est en rien diminuée par les capacités intellectuelles ou cognitives de la personne. Les atteintes sévères caractéristiques des derniers stades de la maladie n’érode en rien le personhood de l’individu, qui est inaliénable.

Ces diverses conceptualisations démontrent certes la richesse du personhood, apportant des éclairages complémentaires sur différentes facettes du concept. Or, ce foisonnement pourrait aussi en amener certains à conclure que le personhood est un concept galvaudé, dont le sens et le potentiel risquent de se perdre dans le dédale de définitions parfois contradictoires ou incompatibles. D’autres critiques formulées quant à l’utilisation du personhood dans la littérature sur les TNC apparaissent pertinentes à notre démarche et seront brièvement discutées ici, sous trois grands thèmes : 1) la sur-responsabilisation des proches dans le maintien du personhood; 2) la recherche d’une permanence de l’identité; et 3) l’absence de lecture critique, aux plans politique et juridique notamment.

Sur-responsabilisation des proches

Différents auteurs ont reproché à Kitwood le rôle prépondérant qu’il fait jouer aux proches de la personne atteinte, les personnes « cognitivement intactes » portant plus ou moins exclusivement la responsabilité du maintien du personhood dans ses écrits (Bartlett et O’Connor 2007). Ainsi, les attitudes et les croyances des aidants pourraient prédire la possibilité – ou inversement, l’impossibilité – de maintenir l’identité sociale de la personne atteinte : « The main cause of loss of social identity is the way the person is viewed and treated by others » (Poveda 2003 : 30). Cette sur-responsabilisation des proches pose pourtant problème, d’abord parce qu’elle masque la possibilité d’agentivité des personnes atteintes dans la construction de leur identité et le maintien de leur personhood. Cette remarque est d’autant plus valable lorsqu’elle concerne les personnes qui en sont aux premiers stades de la maladie et dont les capacités cognitives ne sont pas sévèrement atteintes. De nombreux exemples de cette agentivité nous ont d’ailleurs été fournis au cours des dernières années, notamment par la publication de témoignages autobiographiques sur l’expérience de la vie avec des pertes cognitives (DeBaggio 2003; Boden, 1998; Rose, 1996). De même, des travaux autour d’approches biographiques ont démontré la pertinence de celles-ci pour favoriser la participation active des personnes atteintes dans la construction de leur propre histoire, en tant que narratrices de leur vécu quotidien et de leur trajectoire personnelle (Surr 2006).

Nous croyons cependant que cette critique comporte aussi un risque élevé de glissement théorique lorsque la souffrance des proches est mise en relation directe avec le personhood des personnes atteintes. L’exemple le plus frappant de ce glissement se trouve dans le texte de Davis (2004) qui, après une présentation très bien menée sur les constructions sociologiques et philosophiques des TNC, en arrive à une critique acerbe de l’approche de Kitwood qui entrainerait une sur-responsabilisation et une culpabilisation à outrance des proches. Il en vient à affirmer que le maintien du personhood de la personne atteinte entraine une incapacité pour les proches de vivre normalement leur deuil face à cette maladie :

(Kitwood) must allow for a loss of personhood, for to deny this is to denounce the legitimacy of primary carers who no longer recognise a spark of their former relationship. He concedes that dementia means that inevitably, the pre-existing rapport can no longer be dynamic in the same way. But in postulating that personhood can

ultimately be sustained, he prevents the initiation of a grieving process that should begin with the involution of the sufferer. (Davis 2004: 377)

Il nous apparaît que la reconnaissance des deuils successifs vécus par les proches au cours de l’évolution de la maladie et l’accompagnement clinique dans ce processus ne présuppose en aucun cas la nécessité d’une perte du « statut de personne » chez l’être atteint. D’ailleurs, nos expériences cliniques en travail social, particulièrement dans le cadre de groupes de soutien pour les proches aidants, nous laissent plutôt supposer le contraire.

Recherche d’une permanence de l’identité

Une seconde série de critiques concerne le volet identitaire du personhood. Comme nous l’avons souligné, le diagnostic et la trajectoire (ou carrière) des pertes cognitives s’accompagnent, pour les personnes concernées, d’atteintes à leur identité dont les conséquences ont été largement documentées (Pin Le Corre et al. 2009; Beard et Fox 2008; Bond et Corner 2001). En réaction à ce constat, l’identité ou le « sens de soi » sont le plus souvent abordés sous l’angle de l’intégrité, de la continuité et de la stabilité : « L’absence de guérison (…) engage une lutte pour que soit reconnue la permanence d’une identité personnelle du sujet malade » (Lefevre des Noettes 2013: 90).

Ainsi, la personne elle-même et – peut-être surtout – ses proches deviennent peu à peu les garants de cette identité pré-diagnostic, lui permettant de continuer d’être, malgré la maladie, la personne qu’elle a toujours été. Mais de quelle personne parle-t-on exactement? Lorsque Kitwood parle de la stabilité et de la continuité du « sens de soi », de quelle identité parle-t-il? Comment cette vision ancrée dans la continuité et la permanence, et donc figée autour de cette identité pré-diagnostic appréhendée comme cohérente, peut-elle se conjuguer avec une conceptualisation interactionniste, qui pose plutôt l’identité en termes de changement, d’évolution, de mouvance identitaire chez la personne atteinte? Comme le soulignent à juste titre Bartlett et O’Connor (2010 : 22), « like anyone else, people with dementia may change ». L’étude de Godwin et Waters (2009) va dans ce sens : leurs résultats démontrent que les volontés de fin de vie des personnes présentant un TNC sévère pouvaient parfois être différentes de celles qu’elles avaient auparavant exprimées. Rappelons, enfin, les travaux de Beard et Fox (2008) qui ont rencontré des personnes ayant reçu un diagnostic de

TNC. Les propos des participants évoquent clairement les changements que cette annonce a entrainé dans leur propre regard sur eux-mêmes et l’influence de cette réflexivité sur les stratégies utilisées pour gérer le nouveau statut conféré par la maladie :

Most of the strategies employed involved incorporating experiences into their identities (self-adjustment) as opposed to minimizing them (self-maintenance) (…). This reconstructed a new sense of self with differing expectations and roles. (Beard et Fox 2008: 1518)

Dans ce contexte, plutôt que de chercher la façon de conserver intacte l’identité de la personne malgré le TNC, ne serait-il pas plus pertinent de se demander comment intégrer celui-ci dans le processus identitaire de la personne? Une relecture du volet identitaire du personhood à partir de diverses approches interactionnistes pourrait en effet permettre de problématiser autrement la situation, en remettant en question l’idée d’une identité personnelle unique et invariable pour proposer plutôt celle d’identités personnelles multiples, changeantes selon le contexte social et évolutives au cours du parcours de vie.

Absence de lecture critique, aux plans politique et juridique

Enfin, des auteurs ont souligné à juste titre les limites du concept de personhood, développé sur une base strictement interpersonnelle, quant à sa capacité d’intégrer des analyses critiques macrosociales sur les plans politique et juridique. Par exemple, Bartlett et O’Connor (2010 : 24) proposent d’élargir la conceptualisation du personhood afin d’y inclure notamment l’influence des différentes structures et institutions sociales :

‘Agitated behaviour’, for example, has now been attributed to poor treatment by care staff, instead of the ‘diseased brain’ explanation of the biomedical perspective, but organisational and social practices and policies that may lead to poor treatment remain unexamined.

À travers différentes publications (Bartlett et O’Connor 2007 et 2010), elles proposent de recentrer le concept de personhood, développé principalement autour de la notion de besoins de l’individu, pour s’intéresser davantage aux questions d’agentivité, de pouvoir et de droits. Pour se faire, elles proposent de remplacer le concept de personhood par celui de « citoyenneté sociale », qu’elles définissent ainsi :

A relationship, practice or status, in which a person with dementia is entitled to experience freedom from discrimination, and to have opportunities to grow and participate in life to the fullest extent possible. It involves justice, recognition of social positions and the upholding of personhood, rights and a fluid degree of responsibility for shaping events at a personal and societal level. (Bartlett et O’Connor, 2010 : 37)

Dans le même ordre d’idées, Behuniak (2010) met brillamment en lumière le fait que le personhood aborde la notion de personne au sens strictement psychosocial, masquant ainsi les implications juridiques du terme. L’auteur soutient à cet effet que la « révolution » du personhood s’est limitée au cadre du réseau de la santé et des services sociaux, dans lequel les patients ont pu retrouver leur statut de personne. Elle déplore cependant l’absence de répercussions au plan juridique, soulignant que les individus atteints sont toujours à risque de perdre leur statut de personne, se référant ici aux lois encadrant l’inaptitude légale. Ses constats concernent les lois américaines et doivent donc être appréhendés avec prudence dans le contexte québécois. Pour autant, sa suggestion de remplacer le concept de personhood par celui de « personne vulnérable », qui reconnait les pertes et l’incapacité d’exercer certains droits tout en maintenant intact le statut de personne légale et les protections qui en découle, est tout de même intéressant. Il nous apparait d’ailleurs en continuité directe avec l’approche adoptée au Québec dans le cadre du processus de révision législative en cours entourant l’inaptitude18.

Ce survol de la littérature portant sur les apports et les limites du personhood laisse en plan un écueil supplémentaire du concept, peu abordé par la littérature : au sein de ces réflexions, la question particulière des personnes ayant atteint les stades avancés de la maladie demeure sous-explorée. Qu’en est-il, alors, de l’application du concept de personhood auprès de ces personnes?

18 Un projet de loi a d’ailleurs été déposé à l’Assemblée nationale du Québec en date du 10 avril 2019, proposant

une série de modifications aux régimes de protection existants afin de favoriser un meilleur exercice de l’autonomie des personnes inaptes et d’assurer le respect de leurs droits.

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