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3. Méthodologie

3.3 Considérations éthiques et limites de l’étude

3.3.4 La présentation de la chercheure : un effort de transparence

Lorsque, comme ce fut le cas dans cette étude, nous parlons « à la place » d’autres acteurs émerge nécessairement un questionnement sur les conditions de production de cette « parole pour ». On ne peut alors faire l’économie d’un déplacement momentané du regard,

38 Pensons, par exemple, à un extrait d’entretien dans lequel un membre de famille critique les soins apportés par

le centre ou par un employé en particulier, ou encore, à l’observation de situations sensibles pouvant entraîner des représailles à l’endroit d’un employé.

passant des personnes observées à la personne qui observe. Qui est cet observateur ? De nombreux auteurs (Agar 1996; Alvesson et Skoldberg 2009; Bensa 2008; Copans et Singly 2011; Pawluch, Shaffir, et Miall 2005) ont souligné l’influence prépondérante de l’ethnologue sur le déroulement de son terrain ainsi que sur les données recueillies. Fassin (2008: 304), notamment, dans le cadre de travaux menés par une équipe composée d’observateurs locaux et étrangers, souligne comment la perception du chercheur peut influencer les données : « À l’évidence, nous ne voyions pas et n’entendions pas les mêmes choses. Et du reste, lorsque nous assistions aux mêmes scènes, nos lectures pouvaient varier ».

La question devient d’autant plus pertinente, comme le soulignait Bourbonnais (2009: 160), lorsque les participants ne sont pas en mesure de s’exprimer eux-mêmes, de contredire ou nuancer les observations et les analyses réalisées, laissant libre court aux interprétations et inférences de l’observateur. N’y a-t-il pas, en effet, un caractère incontournable du questionnement sur le chercheur lui-même lorsqu’il se prétend « porte-parole » d’individu qui ont justement perdu l’usage de cette « parole »? Dans le contexte particulier de notre étude, on ne peut d’ailleurs rester insensible à l’immense distance sociale qui nous sépare des participantes, comme une « image inversée » (pour reprendre les termes de Favret-Saada, 1977). Car en réalité, tout nous oppose aux participantes : notre (relative) jeunesse et leur grand âge, notre santé et leur maladie, notre autonomie et leur dépendance... Et est-il nécessaire de souligner l’ironie flagrante de la tentative d’intellectualiser dans une recherche doctorale la réalité quotidienne de citoyennes qui, précisément, ont progressivement perdu la capacité d’intellectualiser leur expérience et jusqu’à leur existence même?

Les dangers d’une prise de parole interposée par des universitaires tentant de rendre compte des réalités de populations marginalisées ont été largement documentés par les auteurs féministes (Ollivier et Tremblay 2000). S’aventurer dans une démarche scientifique auprès de ces populations trop souvent réduites au silence, avec la volonté de leur donner « une voix », commande, en ce sens, une transparence quant à la subjectivité de la personne qui mène la recherche. Une transparence relativement hors-norme qui, de fait, remet en question l’habituelle objectivité si chère à la recherche universitaire : « nous décidons de mettre à plat les relations de pouvoir qui traversent l’enquête, (…) nous prenons le risque de parler à la

première personne dans un univers savant qui fait souvent du silence sur soi le faux nez de l’objectivité » (Bensa 2008: 326).

C’est précisément ce « risque » d’une présentation à la première personne que nous prenons ici.

Mes études universitaires en travail social m’ont permis d’acquérir un savoir-faire clinique dans une profession qui défend des valeurs qui me sont chères : la justice sociale, l’équité et l’empowerment des personnes en situation d’exclusion ou de vulnérabilité. Parallèlement à mes études, j’ai eu le privilège de travailler en tant que préposée aux bénéficiaires dans différents milieux d’hébergement privés et publics. C’est par l’entremise de ces emplois que j’ai pris contact avec ces milieux, les personnes qui y travaillent et, surtout, celles qui y demeurent. Ce sont les contacts avec ces résidentes âgées, inspirantes et touchantes, qui m’ont amenée à m’intéresser, dans le cadre de mon mémoire de maitrise, à la question du respect de leurs droits.

Dès la fin de mes études de maitrise, je suis retournée dans les CHSLD et y ai travaillé quelques années à titre de travailleuse sociale, de conseillère en milieu de vie et de commissaire aux plaintes et à la qualité des services. Ces expériences, vécues très positivement, m’ont amenée à prendre conscience des défis monumentaux auxquels sont confrontés les CHSLD dans leurs efforts d’assurer à la fois la qualité des soins offerts et la qualité de vie des résidents. J’y ai aussi été témoin de premier plan des réussites, des innovations, des « petits miracles » qui sont rendus possibles quotidiennement par l’ingéniosité et le dévouement du personnel et des proches. Évoluer dans ces milieux, je l’ai appris, c’est côtoyer l’Humain dans ce qu’il peut avoir d’obscur mais aussi de lumineux, c’est s’exposer à la fois à « l’inacceptable » et au « merveilleux ».

Nos expériences professionnelles en CHSLD, et la familiarité avec les réalités et les défis de ces milieux, ont été mises de l’avant volontairement dans les contacts visant un accès au terrain. Comme l’ont souligné Heggestad, Nortvedt, et Slettebo (2015: 831), cela a certainement permis de faciliter la création du lien de confiance, tout en présentant certains risques : « If one is too close to the field, one may be blinded to new insights and to the power structures within the practice ». La difficulté, dès lors, se trouvait dans la capacité de « rendre étrangère » cette familiarité afin d’être en mesure de la saisir, de la nommer, de l’analyser. Il est tout de même intéressant de préciser que, malgré les années d’expérience, nous avions été peu appelée à côtoyer les résidents atteintes de TNC sévère de façon aussi intense : comme préposée, la relation restait largement axée sur la tâche devant être rapidement complétée; comme travailleuse sociale, l’intervention était le plus souvent dirigée vers les proches souffrants; comme conseillère et commissaire, la réflexion se faisait plus systémique, portant

sur l’amélioration continue des soins et services… Nous étions donc amenée régulièrement à « parler d’eux », mais plus rarement à leur parler « à eux ». Si bien que cette collecte de données centrée sur une présence, privilégiée et entière, auprès de ces résidentes a tout de même représenté un certain plongeon dans l’inconnu. Le journal de bord fait d’ailleurs état, à plusieurs reprises, de notre « étonnement », d’un regard « nouveau » porté sur des milieux pourtant familiers en apparence.

(Mme Veilleux) me suit du regard jusqu’à ce que je disparaisse dans le corridor. Mon dernier coup d’œil vers elle me pince le cœur : seule dans son fauteuil, dans sa chambre, en plein cœur d’un CHSLD qui grouille de monde, incapable de nous parler. Je n’ai habituellement pas une vision mélancolique ou misérabiliste des personnes atteintes de TNC sévère en CHSLD, mais j’avoue que cette image me rend terriblement triste. (Notes d’observation, 30 août 2016)

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