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2. Cadre théorique et conceptuel

2.2 Concept central : le personhood

2.2.3 Le personhood et les troubles neurocognitifs aux stades avancés

La recherche autour du concept de personhood s’est jusqu’à maintenant centrée sur les stades légers et modérés de la maladie (Caddell et Clare 2010), limitant « our understanding of the experiences of persons in more advanced stages of dementia » (O’Connor et al. 2007 : 126). Dans une revue de littérature visant à cerner l’état actuel de l’approche centrée sur la personne atteinte de TNC sévères, Edvardsson, Winblad, et Sandman (2008) concluent que peu de résultats de recherche solides existent auprès de cette population, tant sur le plan empirique que théorique. Ils invitent d’ailleurs les scientifiques à se pencher plus spécifiquement sur la façon dont le personhood et l’approche centrée sur la personne peut se concrétiser dans le quotidien des personnes atteintes aux stades sévères : « Many questions are unanswered. (…) For whom is a person-centred intervention effective? For which type and at what stage of dementia is it effective? » (Edvardsson, Winblad, et Sandman 2008: 365). Il est vrai que lorsque les études portent sur les premiers stades de la maladie, la transférabilité intégrale des résultats à la réalité des personnes aux derniers stades demeure le plus souvent problématique étant donné l’ampleur des pertes cognitives et fonctionnelles.

Chez Kitwood (1997) d’abord, on trouve un chapitre complet intitulé « When neurological impairment is extreme », dans lequel il affirme que la relation est encore possible. L’auteur y présente, à partir d’exemples concrets sous formes de vignettes, la façon dont les grands principes de son approche peuvent s’appliquer lorsque les stades avancés de la maladie sont atteints. À la lecture de ces vignettes, cependant, on constate rapidement que les personnes représentées ont certes un discours limité ou incohérent, mais qu’elles chantent, interagissent verbalement, sourient, ont de l’humour… Il ne s’agit donc pas de personnes ayant atteint le dernier stade de la maladie. Une exception, cependant : une vignette de ce chapitre porte sur une femme nommée Brenda, qui demeure à domicile avec son conjoint malgré des pertes caractéristiques du stade 7. L’analyse de cette vignette est particulièrement intéressante. Alors que les autres vignettes du chapitre lui permettent d’illustrer brillamment l’application de son approche, Kitwood ne fait allusion à aucune des interactions positives qui seraient possibles auprès de Brenda. La vignette présente surtout l’épuisement du conjoint, qui conserve dans son portefeuille une photo du jour de leur mariage. Malgré ses efforts, il n’arrive pas à calmer l’anxiété de Brenda ni à la protéger des blessures qu’elle s’inflige par

manque de reconnaissance du danger. La vignette se termine par le décès de Brenda à la maison, dans les bras de son conjoint, suite à un arrêt cardiaque. L’auteur en conclue qu’elle est morte dans l’environnement qui lui convenait le mieux, dans sa maison et auprès de son conjoint.

Cette présentation, faite par l’auteur ayant propulsé le concept de personhood dans le champ des pertes cognitives, laisse perplexe. Le personhood au stade sévère de la maladie peut-il être réduit à une photo de mariage dans un portefeuille? Ou alors, est-il lié au maintien à domicile malgré l’anxiété, les blessures et l’épuisement des proches? Qu’en est-il des interactions positives que Kitwood place au cœur de son approche? Sont-elles impossibles une fois le stade sévère atteint, ou s’agit-il plutôt de les concevoir autrement, de les appliquer de façon créative afin d’atteindre les mêmes objectifs de réconfort et de maintien du personhood? Les écrits de Kitwood n’apportent, malheureusement, aucune réponse concrète à ces questionnements et traduisent en réalité un certain inconfort d’une majorité d’auteurs à aborder de front la question du personhood dans les stades avancés de la maladie.

L’article de Perrin (1997), qui a réalisé des observations auprès d’une centaine de personnes atteintes de TNC sévère dans des unités de soins spécialisées en Angleterre, est tout aussi questionnant. L’auteure se base sur le Dementia Care Mapping (DCM) (Kitwood et Bredin 1992), un outil développé afin de fournir une grille d’évaluation de l’application de l’approche centrée sur la personne de Kitwood et qui « monitors the relative well-being or ill- being of individuals in group settings » (Perrin 1997: 935). Les principales conclusions de l’article dressent un portrait relativement sombre du quotidien des participants et décrivent « a condition of minimal well-being (…), a minimal level of maintenance care only » (Perrin 1997: 935). La majorité des activités compilées durant les observations (35-60% du temps) impliquent la passivité des personnes atteintes (participation passive, retrait et sommeil) et les interactions sociales ne représentent jamais plus de 14% du temps d’observation sur les unités. Malgré que l’étude soulève des questionnements méthodologiques sérieux19, elle entraîne par ailleurs une réflexion des plus pertinentes. Dans le contexte des TNC aux stades

19 Il est légitime de soulever des questionnements quant à la pertinence du Dementia Care Mapping, dont

avancés, y a-t-il lieu, par exemple, de concevoir l’absence d’activités d’artisanat par une personne atteinte comme étant un frein à son bien-être? Une telle activité répondrait-elle véritablement à ses besoins actuels? Alors que l’auteure dénonce avec force l’absence d’activités dans le quotidien observé, on peut se questionner sur les critères à privilégier pour évaluer la qualité de vie de ces personnes. S’en remettre, pour ce faire, à une grille d’observation qui place toutes les activités possibles sur un même plan présente le risque de projeter nos propres critères ou besoins de personnes « cognitivement intactes » sur la réalité des personnes atteintes.

Soulignons que l’article de Perrin (1997) présente parallèlement le témoignage de membres du personnel qui se sentent dépourvus et impuissants face à la difficulté d’interaction avec les personnes atteintes de pertes cognitives importantes : « What can we do? What can we say? These clients have little language or comprehension; they can’t play our game or join our conversation… » (Perrin 1997: 940). Ce constat lui donne d’ailleurs l’opportunité de proposer une piste intéressante, qui vient justement recadrer les interventions autour du besoin d’interaction de la personne atteinte elle-même :

Maybe what is really important is not so much matching the lounge curtains to the wallpaper, as the smile on our face (…); not so much the TV in the corner, as the colorful magazine we look through with the client; not so much the old-time music hall on the radio, as the song we sing to or with the client as we sit together. (Perrin 1997: 940)

D’autres auteurs ont proposé des pistes de réflexion tout aussi intéressantes autour du personhood dans les stades très avancés de la maladie. Certains s’attardent par exemple aux « éclairs de lucidité » de personnes qui, semblant avoir perdu la capacité de communiquer,

sentiments de l’observateur. Le fait que cet outil présente des « unclear psychometric properties » a d’ailleurs été souligné ailleurs (Edvardsson, Winblad, et Sandman 2008). De plus, bien que le titre de l’article indique que la population à l’étude est atteinte de démence sévère, la méthode de recrutement des participants introduit à notre avis un biais important à ce sujet. La sélection se basait en effet sur l’échelle Behaviour Rating Scale (BRS) du

Clifton Assessement Procedures for the Elderly, les personnes retenues présentant un « severe impairement/maximum dependance » selon cette échelle (résultat de 18 ou plus sur 36). Or, le BRS ne mesure pas

la sévérité des pertes cognitives : il s’agit plutôt d’une mesure combinée des pertes fonctionnelles, des atteintes à la communication et des comportements « perturbateurs » (Bowling, 2004). Les personnes sélectionnées dans cet échantillon peuvent donc se trouver dans un stade léger ou modéré de la maladie, si elles présentent des pertes fonctionnelles sévères ou encore des comportements perturbateurs importants (errance, agressivité, etc.).

prononcent subitement quelques mots ou posent un geste qui vient démontrer une certaine compréhension du monde qui les entoure. Ces moments de lucidité seraient un indice de la persévérance du personhood malgré les capacités cognitives gravement atteintes (Edvardsson, Winblad, et Sandman 2008).

Plus récemment, Palmer (2013) s’est intéressée à la façon dont les proches contribuent à maintenir le personhood de personnes atteintes qui demeurent en milieux d’hébergement20. L’article présente de façon convaincante l’importance que les proches attribuent au fait de maintenir l’individualité, l’unicité et la personnalité de leur parent dans le quotidien en milieu d’hébergement (maintien des activités appréciées au cours de la vie, décoration de la chambre avec des objets significatifs, etc.). Le témoignage des proches quant à l’état de vulnérabilité et de dépendance de leur parent, d’autant plus aigu qu’il ne peut plus s’exprimer verbalement, traduit une préoccupation sincère et anxiogène.

As the persons with dementia became increasingly silent, caregivers worried that a long period of social death would precede the physical death of their loved one. The ultimate disregard for personhood, social death, was a concern for many caregivers and it increased their stress and concern about the placement situation. (Palmer 2013: 227)

Par ailleurs, d’autres travaux, menés auprès de personnes atteintes aux stades léger ou modéré, proposent des conceptualisations du personhood ou des pistes d’application qui sont porteuses dans une réflexion sur les stades avancés de la maladie. Elles ont d’abord trait à une vision renouvelée de notre conception même de la communication afin de l’adapter aux capacités résiduelles des personnes atteintes.

Je suis frappée d’une communication possible et donc d’une réintégration dans le monde des humains de nos patients qui, même privés de toute théorie de l’esprit sont capables (…) d’être au monde pour peu qu’on soit à leur écoute. (Lefebvre des Noettes 2013 : 92)

20 Bien que le titre de l’article indique que la réflexion porte sur les proches de personnes ayant une démence

avancée, aucune indication n’est fournie quant au stade ou aux caractéristiques précises des résidents. La méthodologie présentée laisse voir que la sévérité de la maladie n’était pas un critère formel de sélection de l’échantillon : elle semble en effet avoir été présumée à partir du simple fait que la personne était hébergée. Les résidents dont les proches ont participé à cette étude ne répondent donc pas nécessairement aux critères plus précis de la présente réflexion (stade 7).

En s’appuyant principalement sur ses expériences cliniques, Grosclaude (2003) propose que la parole ne devrait pas être systématiquement réduite au langage verbal, codé culturellement, que nous reconnaissons comme normal. Elle soutient que les personnes atteintes qui présentent des pertes sévères au plan de la communication verbale, (re)connaissent toujours le langage parlé et qu’il importe de tenter de maintenir le dialogue avec elles en interprétant leur parole. De la même façon, les travaux de Bourbonnais (2009) invitent à appréhender les cris des personnes atteintes en centres d’hébergement comme étant des tentatives de communication. Refusant la vision selon laquelle ces cris ne sont que le résultat de réflexes biologiques résiduels, l’auteure a en effet tenté, à partir d’une approche ethnographique, de saisir le sens de ces cris, qu’elle comprend comme étant l’expression d’une souffrance émotionnelle, d’insatisfactions ou de diverses émotions. Elle soutient que dans bien des cas, ces cris sont modulés selon le contexte et peuvent être décryptés en tant que véritable langage, lorsque l’entourage (proches, membres du personnel) est attentif à divers critères (prévisibilité, expression faciale, etc.). Enfin, les travaux de Hubbard et al. (2002), réalisés auprès de personnes aux stades moins avancés, démontrent l’importance à accorder au langage non verbal, utilisé par les personnes atteintes pour communiquer et pallier à leurs déficits grandissants au niveau du langage verbal.

Inspirés par les écrits philosophiques de Merleau-Ponty et Heidegger, principalement, d’autres auteurs ont pour leur part proposé une conceptualisation du personhood qui s’ancre dans le corps, où s’articuleraient notre rapport au monde et notre identité. Bien que l’étude de Phinney et Chesla (2003) ait été réalisée auprès de personnes aux stades légers à modérés de la maladie, leur lecture somatisée (« embodied ») du discours et de l’expérience des personnes interrogées est porteuse. Leurs résultats présentent la réalité des personnes atteintes non pas en termes de pertes cognitives, mais bien des changements que la maladie a entrainé dans leur corps, leurs mouvements, leurs gestes, leurs automatismes. La maladie se traduit alors par un sentiment de « being slow », « being lost » et « being a blank ». Quant à l’étude ethnographique de Kontos (2006), réalisée dans une unité de soins réservée aux personnes atteintes dans un centre d’hébergement canadien, elle illustre la façon dont l’« embodiement » peut permettre de rendre compte du personhood des personnes atteintes, sans avoir recours à leur cognition ou leur discours. Elle relate par exemple l’observation d’une dame ayant des

déficits cognitifs importants; elle qui avait pratiqué la couture toute sa vie, elle affirmait maintenant, dans sa désorientation, ne pas savoir coudre. Pourtant, lorsqu’un membre du personnel lui a remis du tissu, une aiguille et un fil, la dame s’est immédiatement mise à coudre, sans dire un mot. Pour Kontos (2006), ce récit est une démonstration de la façon dont notre histoire personnelle et notre personhood s’inscrivent dans notre corps à travers ce qu’elle appelle le « nonreflexive intentionality » :

« The ethnographic data here clearly demonstrates that the residents […] exhibited selfhood in the face of even severe cognitive impairment. It is a notion of selfhood that […] reside below the threshold of cognition, grounded in the prereflexive level of experience, existing primarily in the corporeal. [I] suggest that selfhood resists the ravages of Alzheimer’s disease precisely because it resides in corporeality » (Kontos, 2006 : 203)

Cette attention à la corporalité représente définitivement une voie intéressante à explorer dans l’étude du personhood des personnes atteintes de TNC au stade sévère. Encore une fois, cependant, on se questionne sur la façon dont cette approche peut s’appliquer lorsque les pertes cognitives deviennent si importantes qu’elles affectent aussi le fonctionnement moteur de la personne et donc, ses mouvements, ses gestes, ses actions. Lorsque le corps ne peut plus accomplir les tâches quotidiennes (manger, s’habiller, etc.) et, éventuellement, lorsqu’il n’a plus le tonus nécessaire pour marcher ou même pour se tenir en position assise, peut-on encore parler de corporalité du personhood? Et si oui, comment se manifeste-t-il à travers ce corps qui ne semble plus répondre, ne plus parler et, à la limite, ne plus vraiment être lui-même?

Cette piste permet néanmoins, comme la précédente portant sur la communication non- verbale, d’envisager une définition du personhood qui serait radicalement différente de celles qui se fondent sur la rationalité et d’autre part, de celles qui font presqu’exclusivement porter le personhood sur l’entourage des personnes atteintes. Ce faisant, elle ouvre une conception du personhood qui prend racine chez la personne en elle-même, dans ce qu’elle fait et ce qu’elle est au-delà de la maladie et des pertes cognitives. C’est cette avenue qu’il nous apparait intéressant d’explorer plus avant dans notre réflexion.

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