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5. Les réalités des troubles neurocognitifs au stade avancé en CHSLD

5.1 La trajectoire menant aux troubles neurocognitifs sévères en CHSLD

5.1.1 Pertes successives et histoire de (dé)placement

Comme nous l’avons vu, les TNC, de par leur caractère dégénératif, entraînent sur une période de plusieurs années une diminution progressive des capacités cognitives de la personne, rendant de plus en plus difficile l’exercice de son autodétermination, le maintien de son identité et de son autonomie (voir section 1.1.1, p. 21). Éventuellement, s’ajoute à ces atteintes cognitives une dégradation des capacités fonctionnelles (pouvoir réaliser de façon autonome les activités de la vie quotidienne, comme prendre un bain ou s’alimenter) et physiques (pouvoir marcher ou descendre des escaliers, par exemple) :

Mais ça, ça va avec le reste du physique aussi… Elle perd tout… tu sais, faire à manger… Ça, ça fait longtemps… Mais des petites choses bien (simples)… Le téléphone, tu pèses sur le ‘on’ puis tout ça, là… (Fils de Mme Lambert).

Face à ces difficultés grandissantes, les proches ont expliqué que leur rôle s’est graduellement transformé afin de pallier les pertes et assurer la sécurité de la personne. Ce glissement des rôles ne se fait pas toujours sans heurts, alors que les proches doivent assumer

de plus en plus de responsabilités, remettre le jugement de la personne en question et la confronter, ou prendre des décisions à sa place. Le témoignage des enfants de Mme Lambert à ce sujet est explicite.

J’allais chez eux, puis je disais ‘non, c’est pas ça, c’est pas ça, c’est pas ça’… Puis là, elle disait ‘c’est ça, tu me traites de folle!’. (…) Fait que ça, c’est long. Un an, deux ans que… qu’elle dit ‘bien là, là!’ (sur un ton agacé, fâché). (…) C’est la pire période. C’est pire qu’aujourd’hui… (Fils de Mme Lambert)

Puis t’as les ouvertures d’un dossier au CLSC (pour des services de maintien à domicile)… Belle affaire, ça aussi ! (…) Une fois qu’il est ouvert, c’est pas pire. Mais il faut que tu pousses, puis que tu tires, puis… (…) Puis il faut que tu sois là quand l’assistante sociale vient pour les premières questions. Faut absolument qu’il y ait un membre de la famille, parce que… (rires) les réponses, là ! (…) Un moment donné, j’ai dit ‘maman, je reviens, je vais accompagner la dame à l’extérieur’. Là j’ai dit ‘Bon. Telle affaire… (fais signe que non de la tête). Telle affaire… (fais signe que non de la tête). Telle, telle, telle… Ça ne marche pas, c’est pas ça! C’est ça. C’est ça. Elle a besoin de ça, ça, ça.’ (…) L’autre était sûre qu’elle avait besoin de rien! (Fille de Mme Lambert)

On comprend que la condition actuelle, marquée par l’importance des pertes, s’est installée plus ou moins progressivement, provoquant un sentiment d’instabilité, d’appréhension, d’impuissance. Surtout, le discours des proches met en lumière l’anxiété qu’a pu générer pour eux l’accompagnement des résidents durant cette période pré-CHSLD. Tous nous ont parlé des difficultés vécues en lien avec des milieux de vie devenus précaires, insalubres ou non sécuritaires. Mme Tremblay s’est retrouvée à l’extérieur en hiver, légèrement vêtue ; Mme Beauchamp devait négocier des escaliers, ce qui a d’ailleurs résulté en une chute ayant eu de graves conséquences ; Mme Lambert avait maigri de façon inquiétante; Mme Cloutier rangeait le marteau dans le four à micro-ondes… Le témoignage de la sœur de Mme Couture est particulièrement éloquent à ce sujet, relatant comment, sur une période s’étalant sur plusieurs années, elle s’est préoccupée du bien-être et de l’intégrité de sa sœur, au détriment parfois de sa propre qualité de vie.

Moi, je voulais qu’elle sorte du loyer. Parce que j’avais peur qu’elle ouvre le fourneau puis que là tout passe au feu, parce qu’elle classait toutes ses affaires sur le dessus. (…) Mais là, quand j’ai vidé son logement… Ah… Mon Dieu! Le matelas était pourri. Il y avait 15 chats dans la maison… Puis tous les sacs de litière de chats étaient pendus dans les garde-robes… (…) Alors j’ai trouvé une place (résidence privée pour aînés) où la madame elle accueillait des… euh… des personnes comme ça. Mais encore là, un autre

problème : elle se sauvait. Je lui ai fait faire un bracelet, il y avait un numéro de téléphone avec les renseignements sur moi. La police m’appelait. J’allais la chercher puis je la ramenais, puis elle se re-sauvait. J’ai dit ‘je ne vais pas passer ma vie à courir après elle’… (Sœur de Mme Couture)

Comme pour Mme Couture, le parcours de toutes les participantes a été ponctué de nombreux « dé-placements », le plus souvent devenus inévitables d’un point de vue sécuritaire. Nous reprenons ici le terme « dé-placement » utilisé par Charpentier et Soulières (2007) afin d’illustrer la réalité actuelle des parcours d’hébergement dans le système québécois, constitués le plus souvent d’une série de « relocalisations » des personnes âgées en perte d’autonomie. Entre le domicile et le CHSLD, les participantes ont habité dans un – ou quelques… – milieu d’hébergement privé, ont fait de nombreux séjours plus ou moins longs à l’hôpital, puis ont habituellement connu un ou deux milieux « transitoires » en attente de « leur place » en CHSLD. Évidemment, particulièrement dans un contexte de TNC, ces nombreux « dé-placements » ne sont pas sans conséquences pour la personne elle-même et pour ses proches, qui tentent au mieux de limiter les impacts négatifs de ces déracinements successifs.

Parce que quand tu sors de l’hôpital… tu vas pas à ta résidence tout de suite. (…) (Elle a fait) deux places. Deux places ! (…) Puis ça, il n’y a rien de pire que de les changer de place. Ils se réhabituent à un endroit, ils se calment, puis tu les changes de place : les peurs reviennent… Elle est en panique, puis tu dit ‘non, maman, ils vont t’aider’… (Fille de Mme Lambert)

Ici, je ne suis pas inquiète. Parce que quand elle était en résidence privée, à tout bout de champ ils m’appelaient pour me dire qu’elle était rendue en ambulance à l’hôpital. (…) Là, elle passait trois ou quatre jours, dans le corridor, à la grosse lumière. Puis là, il fallait se traîner à l’hôpital pour aller la voir à tous les jours. Moi, je travaillais puis tout, c’est compliqué. (Fille de Mme Beauchamp)

Alors que les représentations sociales populaires sur les CHSLD sont habituellement négatives, pour les proches que nous avons rencontrés le centre incarne plutôt une stabilité et une sécurité bienvenue après ces années tumultueuses et anxiogènes. Les mots qu’ils ont spontanément choisis en référence à l’admission en CHSLD traduisent un sentiment de soulagement sans équivoque : « Alors là, le bonheur qui m’est arrivé, j’ai trouvé une place dans un CHSLD ! » (sœur de Mme Couture); « Quand elle est arrivée ici, j’ai dis ‘wow’ ! La

chambre est grande et belle, les couloirs sont larges, le personnel est très gentil. Là où elle était avant… (soupir) » (fille de Mme Lambert). Il est vrai que le CHSLD, adapté pour offrir des soins aux personnes en perte d’autonomie très importante, peut assurer une réponse aux besoins physiologiques (hygiène, médication, alimentation, etc.) de façon plus stable que certains milieux moins spécialisés dans lesquels les résidents ont demeuré par le passé. En ce sens, le CHSLD apporte dans cette carrière mouvementée une accalmie réconfortante pour les proches :

Aux personnes ayant connu des trajectoires de vie très accidentées, marquées par la précarité, l’institution peut offrir un cadre stable pour se construire ou se reconstruire, un lieu où trouver enfin, et parfois pour la première fois de sa vie, une sérénité. Les institutions constituent alors des « “asiles” au meilleur sens du terme, un sens que Goffman prend peut-être trop peu en compte : des lieux où l’être torturé, en pleine tourmente, trouve un refuge, et se voit offrir précisément cet alliage d’ordre et de liberté dont il a besoin » (Sacks, 1988, p. 283). (Mallon 2007 : 259)

Un seul témoignage discordant à ce sujet a été apporté par un proche45. Plus critique à l’endroit de la qualité des services qui sont offerts par le CHSLD, on sent une certaine nostalgie du milieu d’hébergement précédent dans lequel la résidente avait, selon cet enfant, de meilleurs soins dans une ambiance plus familiale.

Quand on est arrivés ici, ça n’a pas été long qu’elle s’est mise à moins parler. Puis c’est vraiment, comme… Ça s’est vraiment beaucoup détérioré, rapidement. Puis, j’ai eu l’impression que quand elle est arrivée ici, je me demande si à quelque part, elle n’a pas fait une dépression. Parce que je l’ai vue se refermer, tu sais…

Bien que nos données ne permettent pas de pousser plus loin les analyses à ce sujet, un lien semble se profiler entre la trajectoire de placement des résidentes (vécue le plus souvent difficilement) et la façon dont les proches vivent l’admission en CHSLD. Mais si la plupart des proches s’entendent pour dire que le quotidien en CHSLD est moins anxiogène pour eux, sachant leur parent en sécurité, une constante se profile cependant : les TNC s’accompagnent, tout du long, d’une longue succession de deuils pour les proches.

45 Cet extrait n’a pas été identifié, de façon volontaire, étant donné son caractère délicat et afin de préserver

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