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6. Le personhood des résidents avec TNC au stade avancé

6.1 Personhood : un statut de personne?

6.1.1 Le mystère Alzheimer : être face à l’inconnu, à l’incompréhensible

De nombreux auteurs ont déjà souligné que les TNC s’accompagnent d’un imaginaire fort, généralement associé à une lente disparition de la « personne », à une mort de l’esprit qui laisserait le corps derrière (voir section 1.3.2, p. 39). En Occident du moins, ces discours fortement ancrés socialement entourent la maladie d’une aura de mystère que toutes les

personnes interrogées dans le cadre de cette étude ont relevée, d’une façon ou d’une autre. Les témoignages traduisent un sentiment d’incompréhension et d’incertitude face aux TNC et, surtout, face à la condition de la personne qui en est atteinte aux stades avancés. De façon très généralisée, en effet, les différents acteurs (tant le personnel que les proches) soulignent qu’on « ne peut pas savoir » : De quoi la personne est-elle consciente ? Qu’est-ce que la personne vit, pense et ressent ? Les discours reflètent une ambivalence claire en lien avec la possibilité que la personne, au-delà de son mutisme grandissant, puisse encore avoir une certaine forme de conscience du monde qui l’entoure.

Je ne peux pas dire que la personne n’est pas là. Même si cognitivement… mais je ne peux pas dire que la personne n’est pas là. Si on dit que même les gens dans le coma, que leur subconscient peut capter des choses. Pourquoi pas les personnes qui ont l’Alzheimer? (Préposée)

Des fois, on s’imagine que y’a rien tu sais, à l’intérieur. Qu’il n’y a rien qui se passe… Mais, je pense qu’il doit y avoir une compréhension… Elle comprend. Des fois, on dirait qu’elle essaie de parler là, mais… des fois, ça ne fonctionne pas. Comme là, ça fait 2 fois qu’elle me dit ‘bye’ (quand je la salue en partant). (Fille de Mme Beauchamp)

Plusieurs parlent de la « mémoire affective » comme d’un dernier repli de la conscience que la maladie, même à ces stades très avancés, n’atteindrait pas. Ils « s’accrochent » alors à cette forme de mémoire qui serait davantage émotive que cognitive.

Mais tant mieux que la mémoire affective… en tout cas moi, je pense que c’est vrai, je m’accroche à ça! Je ne le sais pas si c’est prouvé, mais moi, ça me fait plaisir de le dire, fait que je vais continuer de le dire pareil! Mais tant mieux, que la mémoire affective soit encore là pour que la personne puisse ressentir. Je présume qu’elle ressent encore quelque chose… mais je ne suis pas sûre, hein… (Professionnelle)

Ces personnes-là, même si elles n’ont plus la conscience ou la possibilité de savoir c’est quoi ton nom ou ces choses-là, ils ressentent quelque chose. (…) Même si ces personnes-là, elles ont plus de mémoire, elles ressentent encore. Si t’es bon avec eux autres, ils vont être bons avec toi. Si t’as pas de façon avec eux autres, si t’es bête avec eux autres, tu ne les auras pas, là… (Préposée)

Le témoignage du fils de Mme Cloutier traduit bien l’ambivalence exprimée par de nombreux acteurs à ce sujet, entraînant parfois des contradictions apparentes d’une phrase à l’autre. Dans l’extrait qui suit, il affirme agir en fonction de la possibilité que sa mère ait des

moments de lucidité, mais ajoute plus tard croire que sa mère n’a plus conscience et ne « se rappelle plus de rien ».

Il y en a qui disent ‘bien pourquoi tu y vas, tu te fais de la peine pour rien’. Bien oui, mais… si c’était toi qui serait dans le lit, là. Je me dis… puis que j’aurais deux minutes de lucidité, j’aimerais ça moi que le monde… quand même que je m’en rappelle pas… De penser qu’il y a quelqu’un qui vienne me voir… (…) Tu sais, j’ai vu plusieurs films qui disent qu’ils peuvent avoir… euh… tu sais, qu’ils peuvent entendre des fois ou, tu sais… On sait pas le vrai en arrière de ça. (…) Mais maintenant, je pense que là… après 17 ans, tu sais, pour moi elle se rappelle plus de rien. (…) J’essaie de lui parler, tu sais, je me dis bien regarde… Tu sais, l’Alzheimer on ne connaît pas ça… J’espère qu’elle se rappelle pas que ça fait 17 ans qu’elle est là, dans un lit puis dans une chaise, à attendre sa mort là comme on dit… (…) Tu sais, ils disent ‘ils souffrent pas’, mais on le sait pas, ils nous parlent pas… (Fils de Mme Cloutier)

Ces contradictions dans le discours reflètent en réalité la difficulté de faire sens de la condition ou, plus largement, de l’état de la personne. Elles semblent être une tentative de réconcilier deux sentiments opposés qui se dessinent en filigranes dans les témoignages recueillis : d’une part, le désir de maintenir la personne atteinte dans la vie, de reconnaître chez elle des traces de son humanité et du lien entretenu avec elle; et d’autre part, une certaine forme de pitié, le sentiment que « ce n’est plus une vie » et une attente – sinon une envie – de la mort vue comme une délivrance pour tous, incluant la personne elle-même.

Puis, c’est pas une vie là… c’est pas intéressant. C’est pas intéressant pour elle, c’est pas intéressant pour nous autres, c’est pas… Non. Ça fait deux, trois ans que je dis ça… (Fils de Mme Lambert)

En somme, on comprend que les différents acteurs qui gravitent autour des participantes à cette étude ne peuvent plus affirmer avec certitude, à ces stades avancés de la maladie, ce qu’il reste de la perspective de la personne (qu’est-ce qu’elle comprend, qu’est-ce qu’elle entend, qu’est-ce qu’elle voudrait dire?). « En ce domaine, le caractère énigmatique de la maladie ne permet que difficilement de se maintenir dans une position fondée, légitime, cohérente. Les questions s’imposent à nous, sans réponses convaincantes à leur apporter » (Hirsch 2010: 214). Ce mystère autour de la maladie et ce sentiment d’être devant une personne « entre la vie et la mort » se trouvent au cœur de l’ambivalence des acteurs face au statut de personne des participantes. Nous pensons, plus encore, qu’il se trouve au cœur de ce

que sont les TNC majeurs aux stades avancés et que de tenter de le contourner dans nos efforts pour cerner le personhood de ces résidentes serait une erreur. Ce mystère, cette impossibilité de savoir et d’obtenir des réponses claires de la personne elle-même, ainsi que l’ouverture aux interprétations divergentes sinon contradictoires, sont autant de facteurs avec lesquels nous devons composer dans notre quête de sens. À notre avis, le maintien du personhood de ces résidentes ne peut être espéré à travers des « réponses » ou la dissipation de ce mystère. La conceptualisation du personhood dans les stades avancés des TNC majeurs doit inclure cette part de mystère, l’intégrer plutôt que la combattre. Nous y reviendrons.

6.1.2 Un statut de personne marqué par l’ambivalence et une certaine

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