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6. Le personhood des résidents avec TNC au stade avancé

6.1 Personhood : un statut de personne?

6.1.2 Un statut de personne marqué par l’ambivalence et une certaine mouvance

Imbriqué dans cette incertitude par rapport à la condition de la personne atteinte aux stades avancés, son « statut » en tant que personne à part entière est marqué par l’ambivalence. Les témoignages recueillis à ce sujet illustrent un spectre large : alors que le discours de certains marquent un statut de personne fort et inébranlable, d’autres affirment ouvertement qu’il n’y a « plus personne », parlant même de « légumes » ; d’autres enfin, et ils sont les plus nombreux, se situent quelque part entre ces deux extrêmes, s’accrochant à la notion d’humanité malgré les doutes que la maladie fait planer.

Une minorité d’acteurs rencontrés adoptent une position tranchée quant au statut de personne des participantes. Chez eux, on ne ressent pas, à prime abord, l’incertitude qui a été exposée à la section précédente; les mots et les expressions utilisées renvoient à un statut clair, qu’il soit présent ou absent. C’est le cas, par exemple, de cette professionnelle qui insiste à quelques reprises au cours de l’entretien sur le fait que les résidents atteints aux stades avancés sont des personnes à part entière : « Mais pour revenir aux gens en fin de vie qui souffrent de démence, pour moi la clé c’est vraiment l’être humain qui rencontre un être humain, un intervenant avec le résident… » (Professionnelle). À l’autre extrémité du spectre, la sœur de Mme Couture est la seule à avoir tenu un discours assez catégorique quant à l’absence de statut de personne. Parfois choquantes, les expressions utilisées ne laissent aucun doute quant au fait que pour elle, Mme Couture n’était « plus là »; non seulement elle ne pouvait plus

reconnaître sa sœur chez cette résidente, mais elle n’y voyait maintenant qu’un « légume », une « dinde »…

(Lors d’une discussion téléphonique avec la sœur de Mme Couture) « Moi aussi, au début, je pleurais quand je la voyais. Je me disais ‘mon dieu, si elle se voyait’. Mais là, depuis le temps, je pleure plus. Je n’ai plus de pitié. Mais je me dis qu’on ne laisse pas un chien dans la rue, alors je m’en occupe. » (Notes d’observation, 20 juin 2016)

J’avais rencontré le médecin. (…) J’ai dit (…) ‘vous vous occupez de toute cette gang de… de… de dindes là?’. (…) (Ceux qui ont l’Alzheimer), ils passent dans un limbe et puis ils restent là. Comme un légume, comme euh… qui n’a pas de vie, qui est un humain sans vie. Qui vit, mais sans… sans connaissance de la vie. (Sœur de Mme Couture)

Il est intéressant de constater, par contre, que même chez ces quelques acteurs qui adoptent une position plutôt marquée, une analyse plus approfondie permet de déceler des contradictions, des hésitations, des comportements qui vont à l’encontre de la position exprimée initialement. Dans le cas de la sœur de Mme Couture, par exemple, cette mouvance était fascinante et ce, malgré le caractère apparemment assez radical des extraits ci-haut. En effet, une analyse plus fine de son témoignage permet de relever la façon dont elle parle de sa sœur à la fois comme une non-personne et comme une personne, parfois dès la phrase suivante. Elle pouvait, par exemple, dire que sa sœur n’était « plus là du tout », puis enchaîner en disant comment sa sœur lui exprimait, par des expressions faciales et des gestes, qu’elle n’aimait pas quelque chose. Ce genre de contradictions dans les discours entourant le statut de personne de résidents atteints d’Alzheimer a d’ailleurs été relevé dans d’autres travaux :

When asked to speak about personhood in the context of the residents I observed, conversations were full of contradictions. (…) Or on one hand say, "I swear to god, it all remains" and on the other, state "It's the worst disease in the world – you lose little bits of yourself / until all of it's gone and then you die”. (Puurveen 2008: 136-137)

De la même façon, les expressions très dures et déshumanisantes utilisées par la sœur de Mme Couture apparaissent en contradiction directe avec ses actions : seule membre de la famille à avoir gardé un lien avec sa sœur, elle est demeurée très impliquée auprès d’elle jusqu’à la toute fin malgré les impacts considérables sur sa propre vie. Elle a même insisté pour veiller sa sœur, assise plusieurs heures à son chevet, afin de lui éviter de mourir seule. De nouveau, cette contradiction apparente entre un discours déshumanisant d’une part, et des

pratiques concrètes démontrant un effort de maintien du statut de personne d’autre part, rejoignent les observations de Kaufman (2000 : 74) auprès d’infirmières œuvrant dans une unité de soins pour personnes comateuses :

Yet the nurses talk to Mrs Sato as though she were a conscious being. Their easy banter with her at the bedside that I observed and their gentle and positive coaxing that she ‘wake up’ define her as a person who happens to be in a coma. The nurses’ talk may mask a deeper realization about her as not sentient and about her relative nearness to death, but their actions belie it. Their moral and social relationship with her ascribes subjectivity.

C’est dire que, même chez les quelques acteurs pour qui le discours semble traduire une appréciation claire du statut de personne, on découvre une certaine ambiguïté, une mouvance dans la perception. Ils rejoignent donc, plus qu’il ne peut paraître à prime abord, la majorité des acteurs rencontrés, qui adoptent un discours qui se déploie dans la nuance, dans les opinions en demi-ton. Tentant de faire sens du mystère qui entoure la condition de ces résidentes, ils se positionnent quelque part dans la déclinaison des possibles qui existent entre l’affirmation et la négation du statut de personne. La fille de Mme Lambert, par exemple, illustre bien ce statut complexe : elle présente sa mère comme étant encore là, bien vivante, mais évoluant dans une « bulle » qui ne nous est pas accessible, comme dans un monde parallèle en attente de la mort.

Pour moi, elle est pas morte, là. Mais elle est dans son monde. Elle est avec… (pause) Pour moi, elle est avec son âme. Elle est avec elle-même. Puis, ça va être de même jusqu’à sa fin de vie. Quand elle va être prête… elle va partir. Elle est dans son monde, elle est dans sa bulle. (…) Qu’est-ce qu’il y a dans sa bulle… ? Ça, on le sait pas. (Fille de Mme Lambert)

Ce statut difficile à cerner avec certitude n’est pas sans rappeler les résultats obtenus par Bird-David et Israeli (2010 : 62) dans le cadre de leur étude ethnographique réalisée dans une unité hospitalière de soins pour personnes comateuses.

We showed how, in the daily life of an Israeli hospital PVS (permanent vegetative state) unit, the same caregivers—not just different ones (…)—can shift between different approaches, sometimes even in a matter of seconds. On a continuum of approaches to PVS patients, articulated intermittently and interchangeably throughout the caregiving process, we dwelt in particular on what we called the ontological “emptying” of the PVS person. (…) We showed how intermittently and interchangeably with the ontological

emptying of the PVS patients, the caregivers engaged with these patients as with living conscious subjects and reinvested them with a new personhood. (…) These two processes of emptying and repersonifying are in constant motion.

Les données recueillies dans le cadre de la présente thèse doctorale vont dans le même : il semble futile, sinon impossible, d’aborder le statut de personne de façon strictement binaire. Il convient plutôt de l’appréhender en termes de fluidité et de mouvance, un statut de personne qui demeure mais qui s’est altéré ou du moins transformé, et dont il est difficile de saisir les contours alors que la personne s’enferme progressivement dans « sa bulle » à laquelle les acteurs ont le sentiment d’avoir de moins en moins accès.

6.2 Personhood : une reconnaissance de l’identité individuelle?

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