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3. Méthodologie

3.1 Approche ethnographique et observation participante

3.1.1 Les fondements de l’ethnographie

L’ethnographie est une méthodologie qui mise avant tout sur la durée, invitant le chercheur à s’insérer au sein d’une communauté ou d’un groupe social afin de tenter d’en comprendre les codes de fonctionnement « de l’intérieur ». L’exercice consiste finalement à brouiller peu à peu la frontière entre « l’étranger » et le « membre » de la communauté étudiée, le chercheur devenant de plus en plus familier avec un groupe auquel il n’appartient pourtant jamais totalement : « Ce qui caractérise avant tout l’anthropologue sur son terrain n’est-il pas en effet cette indépassable étrangeté de l’étranger qu’il est pour celles et ceux qu’il étudie, y compris du reste dans son propre pays ? » (Fassin 2008: 300). Même lorsque, comme c’est de plus en plus souvent le cas, l’ethnologue mène une étude dans sa propre société, cette gestion continuelle de l’étrangeté/familiarité demeure malgré tout au cœur de la démarche.

(L’ethnographie) s’effectue dans une temporalité très lente dans laquelle nous cherchons à nous imprégner des comportements qui nous sont initialement étrangers jusqu’à les intérioriser. Il s’agit de faire devenir familier ce qui nous est étranger et réciproquement, si nous menons des observations dans notre propre société, de rendre étranger – ou plutôt étrange – ce qui nous est familier. (Laplantine 2018 : 17)

L’intérêt pour la « vie ordinaire » et la perspective « émique »

L’intérêt premier de l’ethnographie est la documentation d’une culture, comprise au sens large, à travers la documentation de la vie quotidienne d’un groupe (Mead 1995). Cette approche vise à développer des connaissances scientifiques sur des phénomènes ordinaires, à la « manière d’être au quotidien devenue objet anthropologique » (Rivière 1999: 146).

Ethnography is predicated upon attention to the everyday and the ordinary – the organization of social life, the structure of relationships, and the common understanding of things. (Kaufman 2005 : 329).

Plutôt qu’une description qui se voudrait « objective », l’ethnographie vise une « description dense » des phénomènes à l’étude. Dans une image maintenant célèbre, Geertz (1998) se sert de l’analogie du clin d’œil pour expliquer la description dense : l’ethnologue tente en réalité de décrire non seulement ce qui se passe et ce qui s’observe (le mouvement de la paupière), mais aussi de comprendre les significations culturelles qui sont en jeu autour de ces observations (ici, un signe de complicité) et qui influencent le déroulement des interactions sociales. Ainsi, comme pour l’interactionnisme, c’est bien le sens des interactions et des actions qui est le véritable objet de l’ethnographie. On tente de cerner le point de vue « émique » des acteurs, c’est-à-dire leur subjectivité, « leurs compréhensions du monde » (Hilgers 2013: 101), leurs « points de vue et expériences du monde » (Prus 2005: 16) : « The central aim of ethnography is to understand another way of life from the native point of view. (…) Rather than studying people, ethnography means learning from people » (Spradley 1980: 3).

Cette attention à l’ordinaire et la perspective émique permet de s’écarter d’une quête de données nécessairement généralisables et reflétant les réalités d’une majorité. Ce faisant, l’ethnographie permet de mettre de l’avant des réalités marginalisées, des voix alternatives, peu entendues, dans une optique de résistance à la marginalisation (Snyder 2005: 131) et peut ainsi devenir un véhicule de changement et d’engagement social (Bensa 2008). À travers cette démarche et cette attention aux mondes méconnus, l’ethnographie devient un véhicule pour humaniser ceux et celles qui vivent dans les marges de la société : « L’ethnographie a pour vocation originaire de rendre la parole aux humbles, à ceux qui par définition n’ont jamais la

parole » (Beaud et Weber, 2010 : 6). En développant des connaissances nouvelles sur des phénomènes trop souvent étudiés à travers des approches normatives et objectivantes, l’ethnographie remet en question l’entreprise scientifique qui tente de cerner un phénomène social sans tenter d’abord de comprendre les personnes qui le vivent. L’extrait suivant, dans le cadre de travaux auprès de personnes toxicomanes, est parlant :

‘The litterature’ did not leave me very satisfied. First of all, there was not much of a ‘heroin addict’ in it. Someone had obviously taken a test, submitted to a clinical interview, or responded to a survey instrument, but I did not get much of a sense of what being a junkie was all about. How can you understand a phenomenon when you do not have a sense of what that phenomenon looks like? (Agar 1980: 24-25)

L’observation participante : « être là »

Pour atteindre cet objectif, l’ethnographie s’appuie sur une collecte de données empiriques, caractérisée par l’insertion à long terme du chercheur à l’intérieur du groupe ou du phénomène à l’étude.

Anthropology has long been based on such intensive time spent listening, watching, and interacting to come to a new understanding of who and what we study, as a form of gaining insight into the ‘common sense’ of those we study. (...) Anthropology is founded on the notion that this mode of patient attentiveness can produce new understandings that cannot be achieved by speeding up the process or streamlining it into simple questions. (Adams, Burke, et Whitmarsh 2014: 189)

La démarche méthodologique qui en découle, l’observation participante, stipule que l’accès à la subjectivité des « observés » commande de « s’impliquer dans la situation étudiée, de la vivre en même temps que les observés » (Laperrière, 2009 : 314; Watts 2011). Ce faisant, le chercheur s’insère lui-même de plein pied au cœur des interactions sociales entre les individus observés. Cette méthodologie fournie à l’ethnologue un matériau brut extrêmement varié : notes d’observation, notes méthodologiques et analytiques, verbatim d’entrevues, journal de bord, photographies, documents administratifs, etc. (Copans 2011). La triangulation de ces diverses sources de données permet des analyses riches, notamment quant à la distance effective mais souvent inconsciente entre ce que les acteurs disent et ce qu’ils font (Hulko 2009; Agar 1996).

Au-delà de l’organisation logistique complexe entourant la prise de notes et des techniques concrètes à mettre en œuvre21, cette approche méthodologique exige surtout du

chercheur une implication personnelle très particulière. Cela réclame de lui une disponibilité et une ouverture à la découverte : « le chercheur avance disponible aux événements et aux rencontres, il ne vient pas vérifier des hypothèses mais en chercher quelques-unes » (Breton 2012: 172). Acceptant de mettre de côté les questions et les hypothèses qui l’y ont pourtant mené, le chercheur doit s’immerger dans ce terrain et dans le quotidien des acteurs pour y découvrir les questions qui le traversent, qui en émergent (Agar 1996; Spradley 1980).

Les matériaux récoltés sur le terrain permettent très souvent au chercheur de contribuer à des débats qui n’étaient pas sa préoccupation de départ. Au retour, à travers un dialogue avec la littérature, le chercheur s’aperçoit qu’il a observé des choses, des pratiques, des croyances qui présentent un intérêt direct pour alimenter des discussions hors de son premier champ d’investigation au point parfois de le supplanter. (Hilgers 2013: 103)

Cela exige de se laisser happer, déstabiliser par « son terrain ». Ainsi, l’observation participante invite le chercheur à troquer, en quelque sorte, son statut d’expert pour celui d’élève venu apprendre auprès des personnes observées (Agar 1996). Et cet apprentissage, il se concrétise dans une présence consciente d’elle-même, dans une attention aux détails, aux paroles et aux gestes, dans une sorte d’hyper vigilance face à la banalité.

La négociation constante de la subjectivité dans la construction des connaissances

À l’image du monde social des interactionnistes qui se construit à travers les interactions des acteurs, la majorité des ethnographies contemporaines sont appréhendées comme une co-construction, en quelque sorte, entre le chercheur et les personnes ou le groupe social à l’étude (Ashworth 1995) : « The research is constructed in a social, cultural and historical context rather than discovered and revealed irrespective of circumstantial factors » (Oeye, Bjelland, et Skorpen 2007: 2299). L’idée d’une réalité « autonome » que le chercheur s’efforcerait de découvrir et de décrire objectivement se trouve réfutée. En fait, l’ethnographie entre en opposition avec les approches positivistes de la science, réfutant la possibilité même

21 Ces techniques sont diverses et ont trait, par exemple, à la prise de notes abrégées puis « densifiées » (en

référence à la description dense), à la façon de poser des questions ou d’approcher des informateurs potentiels, etc. Elles ont été largement développées ailleurs (Agar 1996; Ghodsee 2016).

de l’existence de connaissances « objectives », soutenant plutôt l’importance de prendre en compte, d’assumer pleinement et d’inclure dans les analyses la subjectivité et les biais à la fois du chercheur et des données produites (Agar 1996).

Essayer de saisir le processus d’interprétation en restant à l’écart, comme l’observateur dit ‘objectif’, et en refusant de prendre le rôle de l’acteur, c’est risquer la pire forme de subjectivisme : celle dans laquelle l’observateur objectif au lieu de saisir le processus d’interprétation tel qu’il se produit dans l’expérience de l’acteur, lui substitue ses propres conjectures. (Becker 1985: 195, reprenant les propos de Blumer)

Ce faisant, l’ethnographie replace le chercheur dans ses travaux, lui refusant l’échappatoire de « l’objectivité scientifique ». L’ethnographie choisit de prendre de front ce « problème » de la subjectivité : les relations interpersonnelles du chercheur dans le cadre de la collecte de données sont traitées non comme un biais mais comme une partie des matériaux à analyser (Bensa 2008); l’interprétation est conçue comme intrinsèquement liée à l’observation et, plus généralement, au processus de collecte et de présentation des données (Watts 2011; Geertz 1998). En somme, le chercheur n’est plus cet acteur détaché de son objet d’étude, posant un regard analytique extérieur et dégagé ; il doit plutôt apprendre à se concevoir comme un « outil de recherche » (Spradley 1980: 57), usant de réflexivité afin d’analyser dans quelle mesure et de quelles façons sa présence sur le terrain a influencé les situations observées et les interprétations qui en ont découlé. Fassin (2008) illustre bien la nécessité de cet effort de réflexivité : dans le cadre d’une recherche réalisée par une équipe internationale d’ethnographes en Afrique du Sud, l’analyse a permis de mettre en lumière la façon dont les comptes rendus des observations réalisées en milieux hospitaliers étaient fortement teintés par l’origine (sud-africaine ou européenne) de l’observateur. C’est en intégrant ce niveau d’analyse réflexif dans le processus de recherche que ce genre de biais peut être mis à jour et pris en compte dans l’interprétation des résultats obtenus. Plutôt que de remettre en question la validité des résultats, ces « biais » deviennent un prétexte pour densifier les données et les analyses.

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