• Aucun résultat trouvé

4. Contexte organisationnel et quotidien des CHSLD

4.2 Le CHSLD vu de l’intérieur : un quotidien qui s’étire

4.2.1 Des journées routinières et prévisibles, entre attente et moments d’humanité

Rappelons que les personnes qui sont admises en CHSLD le sont sur la base d’une perte d’autonomie importante qui les place dans une situation de dépendance pour les soins de base. Il n’est donc pas surprenant de constater que leur quotidien est d’abord rythmé par l’horaire des soins : l’hygiène et l’habillement, le lever au fauteuil, les repas et les collations, le bain, les tournées pour changer les culottes d’incontinence ou repositionner au lit… Pour arriver à répondre aux besoins de tous, dans le contexte de surcharge de travail actuel, rien n’est laissé au hasard; les routines sont rigides et prévisibles. Les repas, d’abord, sont à heures fixes et tous les autres soins doivent être planifiés en dehors de ces plages horaires qui monopolisent tout le personnel. Il s’agit de moments charnières durant la journée, rassemblant la majorité des résidents et du personnel dans la salle à manger de l’unité. Une minorité de résidents descendent à la salle à manger commune, lorsqu’ils sont en mesure de s’alimenter de façon autonome. Seuls quelques résidents prennent leur repas à la chambre44.

Les avant-midis sur les unités sont particulièrement révélateurs du clivage de tempo entre d’une part le personnel, que l’on voit passer d’une chambre à l’autre pour aider les résidents à faire leur toilette, s’habiller et se lever, et d’autre part les résidents, qui attendent leur tour dans leur lit ou, pour les plus autonomes, déambulent doucement vers le salon. Lorsque tout se passe sans imprévus, on peut parfois voir le personnel reprendre leur souffle quelques minutes au poste infirmier, en fin d’avant-midi, avant que la frénésie du repas de midi ne s’installe. Jusqu’à une heure avant l’arrivée des plateaux-repas, les préposées recommencent à s’affairer, accompagnant les résidents plus autonomes vers l’ascenseur (pour se rendre à la salle à manger commune) et amenant les autres à la salle à manger de l’unité. Celle-ci se remplit progressivement et se transforme en une véritable ruche dont l’organisation dans les moindres détails ne fait pas de doute : les résidents sont amenés et installés toujours au même endroit, soit à l’une des tables ou alors alignés le long des murs dans leur fauteuil

44 Par exemple, Mme Lambert et Mme Cloutier étaient au lit au moment du repas du midi, vers 11h45; elles

étaient donc alimentées à leur chambre. Il en est de même pour Mme Beauchamp qui prenait quant à elle son repas du soir au lit.

roulant; les plateaux-repas sont distribués rapidement; les préposées s’affairent d’un résident à l’autre, rappelant à l’un de finir sa soupe, ouvrant les couverts de l’autre, alimentant quelques résidents l’un à la suite de l’autre. Le moment des repas est animé, les préposées discutant entre elles et avec les résidents plus alertes, mais il est aussi relativement bref. Un résident qui « collabore » bien peut avoir été alimenté en une dizaine de minutes environ et il suffit habituellement d’une trentaine ou quarantaine de minutes pour que la salle à manger commence à revenir au calme : les préposées accompagnent les résidents vers leur chambre ou vers le salon commun, et l’unité reprend doucement son rythme. Le même scénario se répète au repas du soir, bien qu’il y ait alors davantage de résidents qui prennent leur repas au lit.

De retour au centre vers 16h45, je vois le chariot de repas (du soir) en entrant sur l’unité. (…) J’entre dans la salle à manger. (…) Il était 17h15 et la salle à manger était déjà presque vide. (Notes d’observation, 15 septembre 2017)

Le reste de la journée semble s’intercaler entre les repas, qui découpent les soins et activités en blocs immuables : ce qu’il faut faire avant le repas du midi, ce qui se passe en après-midi, puis ce qui se fait en soirée. Surtout en après-midi, le milieu est animé par les loisirs : des activités de grands groupes, dans une salle commune (concerts, bingo, messe, etc.) ; des activités sur les unités (bar glacier mobile, musiciens, zoothérapie, etc.) ; parfois des activités extérieures, sur la terrasse, ou encore des sorties « sur invitation ». On voit alors passer des bénévoles qui offrent d’accompagner les résidents à ces diverses activités, annoncées sur les nombreux « calendriers mensuels des activités » qui sont affichés dans le centre et distribués dans les chambres. Ces activités du service de loisirs, bien que prévisibles elles aussi jusqu’à un certain point (par exemple, les concerts ont toujours lieu la même journée de la semaine), viennent dynamiser le quotidien : on trouve l’unité très calme et presque déserte lorsque de nombreux résidents sont partis au concert, ou au contraire, on se surprend de l’ambiance de fête qui règne au passage du troubadour ou des animaux de zoothérapie.

Il reste que, en-dehors de la frénésie des repas et de la distraction des activités de loisirs, le temps s’écoule lentement pour les résidents du CHSLD. À tout moment de la journée, on trouve des résidents qui dorment ou somnolent, d’autres qui regardent distraitement par la fenêtre ou vers le corridor. Des programmes télévisés que personne

n’écoute créent un bruit de fond qui semble perpétuel dans les salles communes et dans certaines chambres.

Quelques résidents se trouvent aussi dans le salon, tous assis le long des murs. La télévision est ouverte au poste des nouvelles, mais personne ne semble vraiment l’écouter. (Notes d’observation, 11 novembre 2016)

La télévision diffuse l’émission de Denis Lévesque, qui interview un militant pour la légalisation de la marijuana. Personne dans la pièce ne semble écouter la télévision. (…) (Sur l’autre unité au salon,) 5-6 résidents sont assis le long des murs. La télévision est ouverte et diffuse le même programme, celui de Denis Lévesque. Certains résidents dorment, une autre lit le journal. Encore une fois, personne ne semble se soucier de la télévision. (Notes d’observation, 23 juin 2017)

D’une journée à l’autre, à une heure donnée, on retrouvera les mêmes résidents dans les mêmes lieux : levés et couchés aux mêmes heures, installés au fauteuil dans leur chambre ou amenés au salon. Le plus souvent, d’ailleurs, ils sont assis exactement au même endroit au salon ou à la salle à manger, qu’ils soient autonomes ou non dans leurs déplacements. Le tout laisse une impression étrange, comme si le temps y était en quelque sorte suspendu et que, à chaque fois qu’on y revient, on retrouve le centre et les gens qui l’habitent exactement là où nous les avions laissés.

Dans le petit salon en coin, le couple est toujours là, l’homme lisant un journal sur la table du coin, la dame dormant dans son fauteuil gériatrique. L’image me fait l’impression d’un moment figé depuis ce matin. (Notes d’observation, 20 juillet 2017) Quelques résidentes sont assises sur les chaises, face au poste infirmier. (…). Je souris (…) en me disant qu’il y avait déjà longtemps que je n’étais pas venue sur l’unité. Cela crée un étrange sentiment : je ressens à la fois un certain détachement, un sentiment de distance étant donné le temps passé depuis ma dernière visite, mais aussi, un étrange sentiment de familiarité, comme si rien n’avait changé depuis ma dernière visite et que je retrouvais un environnement et des acteurs restés en plan, attendant mon retour dans l’immobilité. (Notes d’observation, 23 novembre 2017)

L’opposition entre ce quotidien qui semble s’étirer jusqu’à se figer dans le temps et celui du personnel, surchargé et pressé, est frappante : les uns courent et accourent; les autres attendent. Si le contraste peut être choquant, il faut se garder de conclusions hâtives. Les visées de cette étude étant autres, les analyses ne permettent pas d’interpréter plus avant cette « lenteur », ce « vide » apparent en termes d’appréciation subjective par les résidents. Surtout,

il ne faudrait pas en déduire une absence de « vie ». Car pour peu qu’on s’y attarde, l’humanité et l’individualité des résidents de ces centres sont indéniables. Contrairement aux images stéréotypées qui associent d’emblée les CHSLD à l’ennui, sinon à la mort, l’humour ne manque pas dans ces milieux de vie. Les notes d’observation regorgent de situations cocasses et de scènes touchantes, comme celle-ci qui implique le résident « chien de garde », que nous avons surnommé ainsi à cause de son habitude de se tenir debout dans le corridor, devant la porte de sa chambre, saluant les passants et surveillant les allers et venues sur l’unité.

En arrivant au coin du corridor, je croise le résident « chien de garde », près de la porte de sa chambre, avec son tube d’oxygène. Il se tient debout, les pieds à environ 1,5 mètre du mur, les mains appuyées sur la rampe du mur. Il fait un mouvement de push up. Quand j’arrive à sa hauteur, je l’entends compter au rythme de ses push ups : « 93… 94… 95… ». J’ignore s’il s’agit du compte véritable ! (Notes d’observation, 3 août 2016)

De même, les observations impliquant des personnes atteintes de déficits cognitifs légers ou modérés, largement majoritaires parmi les résidents des CHSLD, rappelons-le, viennent illustrer les défis particuliers de la gestion des comportements dits « perturbateurs », mais aussi toute la spontanéité et l’innocence qui caractérise les échanges avec ces résidents.

En marchant dans le corridor, je vois la résidente qui fait de l’errance, en train de jouer avec une bande de tissu « stop » qui est installée à travers le cadre de porte d’une chambre. Elle en avait décroché un bout et le roulait entre ses doigts. J’ai trouvé l’image ironique, puisque ces bandes de tissus ont été installées expressément pour l’empêcher, elle en particulier, d’entrer dans ces chambres ! (Notes d’observation, 19 juin 2017)

Pour peu que l’on fréquente régulièrement ces milieux, donc, on apprend progressivement à s’y infiltrer. Au-delà de la langueur du quotidien et des comportements de prime abord surprenants, on peut alors véritablement rencontrer les résidents, apprendre à les reconnaître mais peut-être surtout, à les connaître. Et on réalise alors que, pour la majorité, l’aspect le plus important de leur journée ne semble pas être le nombre ou la nature des « activités » réalisées, mais bien les relations sociales, les échanges et la complicité qui se tissent avec les différents acteurs qu’ils côtoient (Charpentier et Soulières 2007).

4.2.2 Des relations qui se poursuivent et se transforment : la présence des

Outline

Documents relatifs