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3. Méthodologie

3.1 Approche ethnographique et observation participante

3.1.2 L’ethnographie, porte d’accès à la perspective des résidents

« If we are not ‘hearing the voice’ of people with advanced dementia, is it because we are not listening ? » (Godwin et Waters 2009: 282)

Tel que souligné en introduction de ce chapitre, la littérature scientifique portant sur les résidents de CHSLD atteints de TNC traduit une sous-représentation flagrante de la perspective émique de ceux-ci. Une majorité de publications infère la réalité des résidents à travers la consultation de tierces personnes (proxies), généralement des proches ou des membres du personnel22 (van Uden et al. 2013; Liu, Guarino, et Lopez 2012; Cordner et al. 2010; Kiely et al. 2010; Sloane et al. 2008; Engel, Kiely, et Mitchell 2006; Rurup et al. 2006; Caron, Griffith, et Arcand 2005). Même lorsque les proxies sont évités, les méthodologies utilisées sont souvent indirectes : la perspective de la personne est médiée à travers des évaluations médicales standardisées ou la consultation des notes au dossier médical (Cordner et al. 2010; Kiely et al. 2010; Engel, Kiely, et Mitchell 2006). De ce constat découle des questions fondamentales: les données recueillies directement auprès des personnes présentant un TNC, particulièrement aux stades avancés, peuvent-elles être considérées scientifiquement fiables? Est-il pertinent, d’un point de vue scientifique, de s’intéresser à la perspective de ces personnes? Un corpus de plus en plus imposant d’études tend à répondre par l’affirmative à ces questions (Anne Kari T Heggestad, Nortvedt, et Slettebø 2013; Hulko 2009; Godwin et Waters 2009). Bartlett et O’Connor (2007) soulignent la nécessité de développer des méthodes de recherche créatives qui puissent, au-delà des difficultés de communication, permettre de saisir la perspective, d’entendre la « voix » des personnes atteintes de TNC.

22 Or, des études réalisées auprès de personnes atteintes de TNC à divers stades tendent à démontrer que la

perspective des tiers, qu’ils soient membres de la famille ou professionnels, diverge de celle des personnes atteintes elles-mêmes (Godwin et Waters 2009). Van der Steen et al. (2009) soutiennent par exemple que le sentiment de culpabilité des proches pourrait expliquer les évaluations extrêmement positives qu’ils font de la qualité des soins offerts à leur parent atteint de TNC et décédé en milieu d’hébergement. Dans le même ordre d’idées, Kaufman (2006) souligne que les TNC ont des répercussions importantes sur le plan émotif pour les proches, qui peuvent se trouver dans l’impossibilité de poser un regard « objectif » sur la situation. L’auteure affirme que le plus souvent la perspective des professionnels ne concorde pas non plus avec celle des proches.

Inclure la perspective de personnes ayant des atteintes cognitives importantes représente cependant un défi de taille pour les sciences humaines et sociales. Une première avenue empruntée par différents chercheurs consiste à réaliser des entrevues directement auprès des personnes atteintes, en prenant soin d’intégrer des ajustements conséquents sur le plan des techniques d’entretien et de l’analyse des données (Johnson 2016; Milte et al. 2016; Chamahian et Caradec 2014; Cooney et al. 2014; Anne Kari T Heggestad, Nortvedt, et Slettebø 2013; Nowell, Thornton, et Simpson 2013; Godwin et Waters 2009; Hulko 2009; Arseneau 2009; Clare et al. 2008; Surr 2006; Beard 2004). Puisque la présente étude s’intéresse aux personnes dont les atteintes rendent impossible l’expression verbale, la voie de l’observation – ethnographique notamment – semble davantage porteuse dans la mesure où elle permet « d’appréhender les capacités de communication et d’expression des personnes, y compris à des stades sévères de la maladie » (Pin Le Corre et al. 2009 : 86). De plus en plus de chercheurs s’appuient sur l’observation (participante ou non), exclusivement ou en combinaison avec d’autres méthodes de collecte de données, afin de produire des connaissances dans le champ des TNC.

Soulignons par exemple les travaux de Phinney et Chesla (2003), qui ont observé durant quelques heures les activités quotidiennes à domicile des dyades (personnes atteintes et proches) préalablement interrogées. Leurs analyses phénoménologiques ont permis une incursion dans l’expérience subjective des symptômes de la maladie, traduite par trois expressions imagées : « being slow », « being lost » et « being a blank ». Pensons aussi à Hubbard et al. (2002), qui ont utilisé le plein potentiel de l’observation participante dans leur étude dans un centre de jour, mettant en évidence la façon dont les personnes atteintes utilisent le langage non-verbal pour compenser la perte d’habiletés verbales et maintenir leurs capacités de communication. De son côté, Hummel (2017) s’est glissé dans le quotidien d’une communauté religieuse vieillissante comprenant une unité de soins. Elle a utilisé la photographie pour documenter, parallèlement à ses notes d’observation et entretiens, la réalité quotidienne de ce milieu où se rencontrent et se croisent les religieuses en « santé », celles qui sont en perte d’autonomie, ainsi que les laïques qui s’en occupent.

En ce qui concerne les études ethnographiques à proprement parler, soulignons que les travaux menés dans les établissements de santé et de services sociaux se multiplient23. De

nombreux travaux ont permis d’alimenter les réflexions autour des réalités du travail (Martin- Ferreres et al. 2019; Scales et al. 2017) et de la vie quotidienne (Cable-Williams et Wilson 2017; Dobbs et al. 2008 ; McLean 2007 ; Dupré-Lévesque, 2001; Mallon, 2005) en établissements de soins de longue durée. Certains travaux ont été particulièrement inspirants pour notre propre démarche. D’abord, Heggestad, Nortvedt, et Slettebo (2013) se sont intéressés à l’impact de l’hébergement sur le sentiment de dignité des personnes atteintes. Leur collecte de données a permis de croiser l’observation du quotidien de résidents à différents stades de la maladie avec des entretiens auprès de résidents (n = 5) qui pouvaient encore s’exprimer verbalement. Leurs résultats, qui exposent les atteintes à la dignité personnelle ressenties par les résidents, démontrent la possibilité d’accéder au ressenti subjectif malgré l’Alzheimer. De la même façon, les travaux de doctorat de Bourbonnais (2009), réalisés dans une optique d’ethnographie critique, permettent de déplacer le regard porté sur les cris de résidents atteints de TNC. Au-delà de la conception habituelle liée à des comportements perturbateurs, elle illustre comment l’observation attentive peut permettre d’accéder à des modes d’expression sous-estimés lorsque la progression de la maladie rend la communication verbale impossible. Soulignons, enfin, les travaux fondateurs de Kontos (2003), menés dans une unité de vie et de soins spécialisée pour les personnes atteintes de TNC, qui ont eu un impact majeur dans les réflexions entourant le concept de personhood. Ses observations montrent empiriquement la façon dont le personhood peut s’actualiser dans une dimension corporelle (embodied personhood) (voir section 2.2.3, p. 59).

La richesse des données recueillies par le biais de l’observation participante a donc permis le développement de connaissances novatrices sur les réalités et les besoins des personnes atteintes de TNC au stade avancé. La démarche méthodologique proposée dans le cadre de cette thèse s’insère dans cette tradition ethnographique de production de connaissances nouvelles, empiriquement ancrées dans le quotidien de personnes vulnérables, dont la perspective est peu prise en compte socialement et scientifiquement.

23 L’ethnographie hospitalière, notamment, représente un secteur florissant de travaux scientifiques (Fortin et

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