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Tout sauf un supermarché du livre

Quels publics pour quelles pratiques ?

2. Caractéristiques communes à l’échantillon de visiteurs

2.3. Tout sauf un supermarché du livre

Dans ce chapitre, rappelons qu’il est question d’exposer, sans prétendre à l’exhaustivité, les caractéristiques propres aux publics « de manifestations littéraires » ainsi que le regard qu’ils portent sur leurs propres pratiques. À mesure que les enquêtés parlent de leur présence sur les salons, un élément revient de manière lancinante – parfois insidieuse – dans leurs propos. Il s’agit de la force avec laquelle ils affirment ne pas accorder de valeur économique à leur pratique. Bien que l’association soit tentante, ils semblent s’éloigner des discours communs dénonçant la portée strictement économique et promotionnelle des salons. Car cette conception est éloignée d’une réalité bien plus complexe qu’il n’y paraît : non-dits, tabous et dénégations en constituent le lot commun.

Face à l’irrépressible et évidente présence des enjeux commerciaux qui structurent en partie le salon, plusieurs indices portent à croire que leur manifestation, leur existence est :

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- soit passée sous silence, voire ignorée ;

- soit engagée dans un processus de dénégation impliquant les publics et, nous le verrons

ultérieurement, comprenant aussi les organisateurs et les écrivains.

Il est ainsi surprenant d’observer la réaction de certains visiteurs lorsqu’ils sont invités à définir ce qu’est, à leurs yeux, le Livre sur la Place. Prenons l’exemple de cette femme qui, avant de répondre à ladite question, s’octroie un temps de réflexion suffisant pour aboutir à une formulation lapidaire : « Ça peut être une rencontre intéressante », puis ajoute très rapidement : « Et c’est surtout pas un supermarché du livre » (entretien, 60 ans, 18/09/09). Cette dernière phrase qui sonne comme l’ultime argument d’un plaidoyer, est pertinente à plusieurs titres. Tout d’abord, elle renseigne sur le sens que cette femme accorde à sa propre présence et à sa propre pratique. Pour elle, la manifestation littéraire ne relève pas d’une pratique marchande. Mais la conviction et la vivacité avec laquelle elle prononce cette dernière phrase prouvent qu’elle prend position face à une idée commune répandue, et probablement perçue par elle comme non légitime, qui consiste à associer le salon du livre à une pratique de consommation.

Dans cette même optique, on remarquera combien il est difficile pour les publics de mettre un nom sur les personnes qui se rendent au Livre sur la Place, comme en témoignent les hésitations de cette femme : « Ceux qui viennent… Je n’ose pas dire “clients” parce que ce ne sont pas des clients » (entretien, 57 ans, 19/09/09) et les commentaires qui suivent : « Je ne me sens pas cliente. Je me sens peut-être plus dans une approche littéraire que dans une approche commerciale, mais je me fais peut-être des illusions… Je suis une grande idéaliste ». En général, les visiteurs sont conscients des enjeux économiques sur lesquels est construite la manifestation. Néanmoins, ils ne se considèrent pas comme étant le public d’une pratique consumériste. C’est pourquoi, tout signe, tout indice témoin d’une approche mercantile est, dans la plupart du temps, volontairement dénié, afin de ne pas briser ou entacher la « magie » (entretien, femme, 36 ans, 18/09/09) d’un moment inscrit sous le signe de la convivialité, du divertissement et de la connaissance.

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2.3.1. Le tabou de l’argent

Le tabou de l’argent est un exemple particulièrement éclairant de ce principe de dénégation. Ce dernier semble faire l’objet d’un discours tacite impliquant les visiteurs autant que les écrivains. Comment se manifeste-t-il et de quelle manière se laisse-t-il appréhender ? Pour répondre à cette question, revenons sur les hésitations des personnes interrogées et, plus particulièrement, sur les doutes émis par cette jeune femme : « Ce n’est pas à eux [les écrivains] de faire ça. Eux, ils sont là simplement pour accueillir les clients. Ils ne sont pas là pour faire de la vente… Si, faire de la vente… mais pas avec l’argent on va dire… Ils ne touchent pas à l’argent » (entretien, 24 ans, 06/06/09). Plusieurs données intéressantes peuvent être extraites de ce commentaire. Premièrement, les hésitations de cette jeune femme trahissent l’idée d’une conception antinomique entre le « monde inspiré » et le « monde marchand » pour reprendre la typologie de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot (1991). Deuxièmement, alors qu’elle oppose la dimension commerciale au monde du livre, elle emploie le terme de « clients » pour parler des individus qui se rendent au salon, témoin en cela de l’interférence accrue entre ces deux mondes et par conséquent de la complexité du dispositif. Enfin, elle a conscience de l’aspect commercial du dispositif – conscience d’autant plus accrue qu’elle est libraire dans la vie active – mais apprécie le fait que les écrivains et l’ensemble du dispositif qui sous-tend la rencontre ne jouent pas de cet aspect ni ne l’encouragent. En effet, il est vrai que les écrivains ne sont jamais en contact direct avec l’argent. Seul le libraire, placé en retrait du stand, est autorisé à encaisser. À la question : « Est-ce que vous touchez l’argent que les personnes donnent contre le livre ? », Muriel Carminati (entretien, 05/06/09) répond :

« Parfois il m’arrive de dépanner les libraires parce qu’ils sont trop pris. Je m’en charge moi-même mais c’est très rare. En général c’est un peu un tabou. On ne doit pas tellement toucher l’argent ou rendre la monnaie.

AC : Pourquoi est-ce un tabou ?

Parce qu’on est là en fait comme de purs esprits venant dédicacer nos œuvres comme si on n’avait aucun rapport avec l’argent. D’ailleurs vu les droits d’auteur que l’on touche en général, c’est vrai que c’est assez juste comme point de vue [rire] ».

155 Lors d’une rencontre interprofessionnelle sur l’évolution des manifestations littéraires qui a

eu lieu à Rennes1, les organisateurs d’événements littéraires ont réfléchi à la manière de

séparer matériellement l’écrivain du commercial. Hélène Camus, libraire et organisatrice du salon Les Confidentielles, a opté pour une caisse enregistreuse centrale située à la sortie du salon. Autre exemple, les élèves de madame Seuvic qui se rendent chaque année à la matinée scolaire du Livre sur la Place ont interdiction formelle d’acheter des livres aux auteurs. « C’est-à-dire que c’est uniquement axé sur un objectif littéraire et pas du tout commercial, explique l’institutrice. Les enfants ne peuvent pas acheter ce jour-là » (entretien, 26/09/08). Une telle interdiction suppose que les parents, accompagnés de leurs enfants, retournent sur les lieux du salon le samedi ou le dimanche (« la plupart des enfants sont retournés au Livre sur la Place avec leurs parents »). Dans les cas cités, la relation écrivain/lecteur se pare contre toute intrusion mercantile, matérialisant et renforçant en cela l’autonomie de l’auteur et préservant la grandeur du monde de la création (dans lequel, nul besoin de le rappeler, l’argent est considéré comme quelque chose d’infamant). Le déni, voire le refus d’une dimension commerciale dès lors qu’il s’agit de livres et de rencontres littéraires peut aller, dans certains cas, jusqu’à la remise en cause intégrale du dispositif lui-même :

« Moi si je publiais… j’écris un petit peu mais je ne publie pas… je refuserais de dédicacer parce que je ne me vois pas attendre les candidats à la dédicace comme je vois certains qui le font. Par fierté je n’aimerais pas être là, assise à attendre… Parce que je ne considère pas que les gens soient, dans ce type de rencontre, des clients » (entretien, femme, 57 ans, 19/09/09).

Aux yeux de cette femme, le dispositif de médiation dans lequel se réalisent ces « rencontres » – des stands derrière lesquels des auteurs attendent la venue du chaland, du « client » – est en inadéquation avec l’idée qu’elle se fait, premièrement d’un écrivain et deuxièmement d’une discussion en sa compagnie. Pour d’autres, l’inadéquation entre la portée littéraire du salon et l’acte d’achat est telle qu’ils préfèrent tout simplement ne pas acheter de livres : « Quand je vais sur ce genre de manifestations, j’essaie de ne pas voir le côté commercial. Et c’est peut-être pour ça que je ne veux pas acheter des livres sur place » (femme, 26 ans, entretien, 26/05/09). Dans ce cas précis, la lectrice refuse clairement d’être le témoin d’un mariage qu’elle voit contre nature entre un événement littéraire et une démarche commerciale. Finalement, le tabou de l’argent (que les visiteurs dénient l’approche

1 Journée professionnelle « Évolution des manifestations littéraires », organisée par Livre et lecture en Bretagne le 10 février 2011.

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mercantile1, la taisent ou refusent de s’y soumettre) est en quelque sorte une règle tacite, une

valeur à laquelle chacun adhère plus ou moins, mais dont l’objectif est bien de situer le salon du livre aux antipodes d’une pratique marchande.

2.3.2. Justifier le non-achat

Mais que penser des visiteurs qui semblent ressentir le besoin de justifier leur non-achat, si la pratique se veut tout autre que mercantile ? En effet, nombreuses sont les personnes interrogées éprouvant le besoin d’expliquer le fait de n’avoir pas acheté de livres au moment de l’entretien ou du questionnaire. Tout se passe comme si l’acte de consommation était profondément ancré dans cette démarche événementielle, au point qu’on se déconsidère en repartant les mains libres. Néanmoins, ce n’est pas le non-achat qui est disqualifié, mais le fait qu’il puisse signifier que le visiteur n’a pas échangé avec un auteur. En effet, ce qui compte

aux yeux du public, ce n’est pas la consommation mais la rencontre avec un écrivain2. Si les

personnes sont gênées de repartir bredouille, c’est peut-être parce qu’elles pensent donner un signe extérieur de leur non-implication dans un événement culturel. Enfin, que dire des personnes qui – tel un consommateur en quête des offres les plus alléchantes – « font un tour de repérage » avant d’acheter un livre ? En effet, quatre visiteurs expliquent la nature de leur visite en ce sens. Par exemple, pour ce lecteur passionné d’Art Nouveau, le Livre sur la Place s’apparente à une forme de « rituel » qui occupe tout le week-end : « En général je viens plusieurs fois par week-end. Un bref tour d’horizon, une première impression, et puis après je m’arrêterai plus longuement chez différents éditeurs, je vais procéder de cette façon » (entretien, 47 ans 18/09/09). La stratégie adoptée par Rémi est quant à elle plus précise :

« Alors le premier tour, attention c’est stratégique ! Premier tour, je regarde tout ce qu’il y a et je ne prends pas le temps de lire chaque quatrième de couverture parce que c’est extrêmement gênant

1

Nous l’avons dit, les visiteurs ne sont pas dupes. Ils savent que des enjeux économiques régissent le salon, mais préfèrent esquiver cette idée par un procédé de déni. En cela, ils peuvent peut-être se rapprocher des classes populaires qu’a étudiées R. Hoggart (1957), précisément lorsqu’il analyse leur attitude « sceptique » et « cynique » comme autant de « systèmes de défense ».

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66 % des personnes interrogées au cours de notre enquête déclarent avoir acheté le livre d’un auteur après avoir échangé quelques mots avec lui. Ici la présence physique vaut pour prescription littéraire.

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de lire alors que l’auteur est là. On lit et puis on s’en va. […] Mon premier tour, je regarde je me dis : “Ça a l’air pas mal, ça a l’air pas mal” et puis je vais voir et au deuxième c’est ce qui m’intéressait parce que comme j’ai un budget je ne vais pas me précipiter sur les premiers livres. Je vais voir ceux qui m’ont plu, enfin, je ne suis pas aussi mathématique que ça. Je demande à l’auteur de quoi ça parle et puis je lui dis d’accord, et puis je prends ou je ne prends pas et puis je fais dédicacer » (entretien, 23/04/10).

En définitive, ces deux entretiens rendent compte non pas d’une tactique de consommation mais d’une approche intéressée de la littérature. On l’apprendra, bien plus que d’un souci financier, il s’agit pour Rémi de ne surtout pas passer à côté d’un livre susceptible de l’intéresser. En cela, ces deux visiteurs sont typiques d’un comportement amateur (voir

infra) : exhaustivité d’une pratique culturelle, recherche d’une bonne volonté culturelle et

satisfaction d’une certaine complétude.

De manière générale, alors que les visiteurs s’affranchissent de toute pratique mercantile, ils associent leur démarche à des perspectives sociales, pédagogiques et culturelles plus « nobles », contribuant par la même occasion – consciemment ou non – à la construction d’une image enchantée du salon.