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L’amateur : un besoin d’exhaustivité

Quels publics pour quelles pratiques ?

3. Typologie des publics : l’amateur, le curieux et le flâneur

3.2. L’amateur : un besoin d’exhaustivité

Au-delà d’une approche socioprofessionnelle des publics, l’enquête de fréquentation réalisée sur les lieux de l’événement en 2008, les entretiens semi-directifs conduits en 2009 ainsi qu’une série d’observations participantes permettent d’établir trois types ou catégories de public pouvant se décliner selon leur attitude et selon l’objectif que les individus donnent à

167 leur pratique : les curieux, les amateurs et les flâneurs. Ces catégories ne sont pas hermétiques. Bien au contraire, de nombreux exemples recueillis au cours de l’enquête de terrain montrent qu’une même personne peut simultanément être intéressée par les rencontres littéraires et apprécier les animations divertissantes plus « populaires » qui parsèment le salon (indice de variations intra-individuelles selon Bernard Lahire, 2004). Contrairement au contexte d’étude d’Anne-Marie Thiesse (la Belle Époque), il est impossible aujourd’hui de vouloir catégoriser les individus uniquement au regard de leur classe sociale, de leur héritage social et culturel et de leur niveau d’étude (Lahire, 1998, 2004). Cette parenthèse fermée, c’est le terme « amateur » qui interpelle.

3.2.1. Définir l’amateur

Mais qu’en est-il de l’ambiguïté du terme « amateur » ? Celle-ci tient à sa double terminologie : positivement l’amateur est celui qui s’adonne avec passion à une pratique sportive, culturelle, artistique... Négativement et dans son sens restreint, il représente une personne dilettante, qui manque de sérieux et s’oppose en cela au professionnel. C’est la première acception qui nous préoccupe. Parler d’amateurs suppose qu’une passion, un loisir, un hobby soit à l’origine de l’activité d’un individu. Or se rendre au salon du livre peut-il relever d’une pratique passionnée ? La conduite des entretiens nous en a convaincue. Car pour de nombreuses personnes, la fréquentation d’une manifestation littéraire participe d’une même passion, d’un même plaisir – et dans une moindre mesure d’un même intérêt – pour la lecture et la littérature. « C’est mon passe-temps, c’est mon loisir. Il y en a d’autres, ça va être le cinéma ou le tricot, moi, c’est les bouquins, bon, chacun son truc » précise par exemple Marie-Jeanne (entretien, 52 ans, 26/04/10). Ce témoignage n’est pas un cas isolé. Au contraire, pour nombre d’enquêtés, le salon participe d’une activité plus générale, à savoir la lecture qui, elle, peut être à proprement parler une « passion ordinaire » (Bromberger, 1998), un loisir... C’est en cela que nous avons choisi d’aborder la question du public à travers la pratique et leur degré d’engagement.

Habituellement, le terme « amateur » est opposé à celui de « fan ». Nous sommes consciente des difficultés terminologiques et conceptuelles liées aux notions d’amateur, de passionné et de fan et nous ne souhaitons pas entrer dans le débat déjà bien avancé – et pour le moins

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polémique – qui consiste à les différencier. La revue Réseaux (2009, n° 153) y a consacré un numéro spécial, dans lequel Philippe Le Guern retrace l’historique des études anglo-saxonnes et françaises conduites auprès de cette catégorie de personnes que Sabine Chalvon-Demersay appelle des « publics particulièrement concernés » (2003) – périphrase permettant de ne pas employer le terme extrêmement labile de « fan ». Dans la présentation de ce numéro spécial consacré aux passions qui animent les amateurs, Olivier Donnat (2009b : 11) rappelle les grandes caractéristiques qui, ordinairement, opposent ces deux termes. « L’amateur est – celui

qui aime – […], le fan est celui qui admire »1 précise-t-il. Il rappelle également qu’« il existe

un lien évident entre les termes utilisés pour désigner les passions culturelles et le degré de légitimité de l’objet sur lequel celles-ci s’exercent » (2009b : 10). Contrairement au « fan », l’amateur est une personne particulièrement avertie et intéressée, non pas nécessairement par le producteur d’une œuvre, mais surtout par l’œuvre elle-même. De même, contrairement au comportement du curieux, ce n’est pas tant la célébrité d’un auteur qui attire son attention que le contenu et la qualité de ses écrits. L’amateur de lecture entretient avec le livre un rapport suivi, recherché, élaboré. Se rendre à des manifestations littéraires pour y découvrir de nouvelles œuvres et pour y côtoyer leurs auteurs participe de cette forme d’engagement passionné. Tout comme Antoine Hennion et al. (2000) l’explique à propos des amateurs de musique, c’est l’ensemble des pratiques de la lecture qui définissent l’amateur (de la collection de livres à la pratique des salons du livre).

Le cas de l’amateur peut être rapproché du comportement qu’adoptent la fourmi et le papillon selon la typologie établie par Éliséo Véron et Martine Levasseur (1983). En effet, bien que ne

l’ayant pas vérifié sur le terrain2, nous supposons que certains des discours tenus par les

publics au sujet de leur pratique correspondent aux différentes attitudes que les visiteurs adoptent face à une exposition, et plus généralement, à la consommation culturelle. Tout d’abord, le schéma dit « de la fourmi » témoigne d’une bonne volonté culturelle qui se traduit par un « besoin d’exhaustivité » (Véron, Levasseur, 1987 : 93) et d’une « docilité passive, strictement réceptive […] (linéarité du parcours, arrêt systématique, proximité maximale à l’offre, etc.) » (ibid. : 164). La fourmi pourrait correspondre, dans notre cadre d’étude, à

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Il faudrait ajouter, pour plus de clarté : le fan est celui qui aime la personne qui produit au-delà de l’œuvre produite. À cette occasion, on notera le néologisme « admira-lecteurs » employé par Rémi Godeau dans son « billet » pour L’Est Républicain (17/09/10).

2 Pour vérifier entièrement notre hypothèse, il aurait fallu suivre le parcours des visiteurs sous le chapiteau en utilisant une caméra ou en les suivant à distance.

169 l’amateur de livres en général. Il est fidèle au salon, dit aimer la lecture en général, passe beaucoup de temps sous le chapiteau, souhaite ne rien manquer et a coché presque la totalité des genres littéraires proposé en répondant à la question : « Quel(s) genre(s) de livres vous intéresse(nt) ? » du questionnaire délivré à la sortie du chapiteau. Ce comportement trahit une volonté de bien faire, une stratégie scolaire « dans son manque d’initiative et pour tout dire sa soumission culturelle » (ibid.). Quant au « papillon », lui qui est motivé par le salon tout en étant plus sélectif que la fourmi, il correspond à un autre type d’amateur, non plus cette fois de lecture ou de livre, mais d’un auteur en particulier ou d’un genre littéraire précis. À la question portant sur les genres de livres qui l’intéressent, il n’a coché que quelques cases, sans aucune hésitation. Il a planifié à l’avance son itinéraire, revient plusieurs fois par édition, connaît parfaitement la programmation et sait quel(s) auteur(s) il souhaite rencontrer (c’est notamment le cas de quinze personnes interrogées lors des entretiens semi-directifs). À titre d’exemple, on citera cet agent territorial du patrimoine, âgé de 47 ans, qui « recherche avant tout des livres consacrés à l’Art Nouveau » parce qu’il se dit « très intéressé par l’Art Nouveau » (entretien, 18/09/09). Ainsi l’« amateur-papillon » se rend-t-il, en priorité, au Livre sur la Place pour découvrir de nouveaux livres sur un sujet bien précis. Contrairement à l’« amateur-fourmi » qui est attentif à l’ensemble de la proposition culturelle, le sentiment de plénitude n’est rendu possible chez l’« amateur-papillon » que lorsqu’il obtient toutes les informations qu’il souhaite sur un thème spécifique.

3.2.2. L’appétence pour la collection

Un élément majeur et propre à l’amateur attire l’attention : l’appétence pour la collection qui se traduit par un besoin d’exhaustivité. Généralement, la collection porte sur le nombre de livres possédés. Mais cette propension à la thésaurisation peut aussi s’exercer à propos des photographies d’écrivains et des dédicaces. Ces deux derniers aspects renvoient à une pratique adoptée par un public de « curieux », c’est-à-dire des visiteurs pour qui la personne privée de l’auteur compte plus que l’œuvre elle-même. Accentuons notre propos sur la thésaurisation des livres et réservons celle des photographies et des dédicaces pour les chapitres 5 et 6. Une femme âgée de 54 ans, éducatrice pour enfants (entretien, 18/09/09) explique : « J’aime bien

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toutes les nouveautés en cuisine. J’ai à peu près 400 livres de cuisine » et précise avec fierté1

que le livre qu’elle vient d’acheter sera le 401e de sa collection. Le cas de cette femme qui

compte ses livres dans un souci de complétude n’est pas isolé. Ils sont nombreux à communiquer, non sans une pointe d’orgueil, le nombre de livres qu’ils ont acheté au Livre sur la Place. Le témoignage de Marie-Jeanne (entretien, 52 ans, 26/04/10), recueilli chez elle, dans son salon, est à ce titre également exemplaire. Cette lectrice est le type même de l’amateur de livres et de littérature. À la suite de son invitation, la première chose qui frappe est la bibliothèque qui orne les quatre murs de la pièce principale de sa maison. Très rapidement, au cours de l’entretien, Marie-Jeanne en vient à parler de ce qui constitue sa fierté : sa bibliothèque personnelle et surtout le mode de classification qu’elle adopte et entretient avec assiduité. « Oui, déclare-t-elle, je m’amuse à les [livres] classer tous par ordre alphabétique. J’en ai pas loin de 1 200 en livres de poche et presque 400 en gros volumes et là ce n’est qu’une partie. Ce n’est que les miens parce que mon mari en a aussi ». L’amateur est ainsi un collectionneur et un grand consommateur. Pierre Bourdieu (1979 : 380) parlera alors d’« un appétit de possession » qu’il dit symptomatique d’individus peu éclairés, préférant la quantité à la qualité. Mais, comme nous l’avons déjà précisé, ce n’est pas tant le degré de légitimité de l’objet qui intéresse notre propos que l’attitude face à celui-ci : « Je note feuille par feuille le nom de l’auteur, poursuit Marie-Jeanne, le livre que j’ai acheté, le numéro, si je l’ai lu, si je ne l’ai pas lu, s’il est dédicacé […]. Je note le prix que je l’ai payé. Je suis assureur, si jamais on vous vole, une collection ça coûte cher [rire] ». Le mot est prononcé : Marie-Jeanne associe sa passion pour la lecture à une forme de « collection » et se félicite de la minutie et de l’organisation avec lesquelles elle la gère. Elle tient à jour un ensemble de classeurs dans lesquels elle note le titre du livre, si elle l’a lu – renseignements matérialisés par un système de gommettes de différentes couleurs –, « si c’est un livre de poche, un pocket, le prix […], l’édition, [la date de publication] et le numéro du bouquin ». Ce dernier élément : le numéro du bouquin qui n’est autre que le numéro qui apparaît sur la tranche de chaque livre de poche, lui permet d’opérer un classement minutieux du plus petit chiffre au plus grand. Une fois encore, on remarquera l’investissement considérable que représente ce système de classement pour la personne interrogée. Nul doute que le temps – hebdomadaire, voire quotidien – consacré à cette activité soit, pour elle, très important. Il s’agit donc bien d’une passion qui demande un investissement personnel et temporel. Quoi qu’il en soit, elle accorde une attention particulière et un temps considérable à cette activité de classement et de

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171 rangement qu’elle considère bien plus comme une « passion » que comme un « passe-temps ». Faut-il voir en ces pratiques cumulatives de biens culturels une pratique distinctive ? Nul doute que Pierre Bourdieu y aurait vu une forme de docilité culturelle. Toutefois, nous pensons que s’en tenir à cette explication appauvrit la pratique citée. En effet, c’est la part d’investissement propre, le plaisir éprouvé à étiqueter, consigner, classer et ranger qui prime et caractérise au mieux la pratique d’une amatrice de livres et de littérature. Marie-Jeanne n’érige pas sa passion pour la lecture en un capital distinctif. Elle fait preuve non pas d’une bonne volonté culturelle, mais, au-delà, d’une avidité immodérée pour les livres et la lecture (elle se rend régulièrement en librairie et achète beaucoup). Pour elle, la lecture et le classement des livres sont une passion qu’elle érige en valeur. Une valeur qu’elle partage avec fierté dès qu’elle en a l’occasion (avec l’enquêteur par exemple). En résumé, le cas de cette amatrice révèle une forme d’« engagement total » (Donnat, 2009b) qui se traduit par le fantasme de la complétude.