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Le flâneur ou le plaisir de déambuler

Quels publics pour quelles pratiques ?

3. Typologie des publics : l’amateur, le curieux et le flâneur

3.4. Le flâneur ou le plaisir de déambuler

À côté de ces deux types de public (les amateurs et les curieux), se profile une autre catégorie de visiteurs, tout aussi difficilement quantifiable, celle des « flâneurs », c’est-à-dire des individus dont la venue au salon n’est pas motivée par l’envie de découvrir des livres, ni de voir ou d’écouter des auteurs. Leur caractéristique première est de profiter du salon, dont la rencontre est parfois le fruit d’un concours de circonstances (« on passait par là »), pour se promener, se divertir et passer un moment avec des proches, comme le remarque Philippe Claudel : « Il y a des jours où il y a des flâneurs, il y a des jours où il y a des familles. Il y a des lecteurs, il y a des curieux, il y a des badauds, il y a des gens qui aiment se promener » (entretien, 13/03/10). Parmi ces flâneurs, nous incluons deux personnes interrogées au cours de notre enquête de fréquentation ainsi qu’un couple interrogé par entretien semi-directif et ayant précisé s’être rendus au salon par pur hasard. Néanmoins, à en croire les écrivains, ils seraient bien plus nombreux que ne le laisseraient supposer les données statistiques. Selon eux, une importante partie du public se promène et déambule sous le chapiteau. Tout comme

le dépeint Walter Benjamin (1939) dans « Paris, capitale du XIXe siècle », le flâneur

emprunte des « passages ». Dans notre cas, l’arc Héré est le passage par excellence du flâneur. Passage obligé entre la place Stanislas et la place de la Carrière où se situe le salon, il est un décor idéal pour se laisser aller à l’abandon, à la déambulation, bref à la flânerie.

Généralement, les « flâneurs » se caractérisent par l’absence de schéma préconstruit permettant de prévoir, d’organiser leur journée et surtout de s’orienter dans les dédales de stands. En effet, ils sont nombreux à ne pas savoir quel(s) auteur(s) ils souhaitent rencontrer,

175 ni quel genre littéraire les intéresse en priorité. C’est sur ce critère (l’absence de motivation spécifique) que la pratique du salon propre au « flâneur » peut s’apparenter, en partie, aux schémas de la « sauterelle » et du « poisson » (Véron et Levasseur, 1983). La sauterelle et le poisson définissent un visiteur qui ne respecte aucune logique de parcours, si ce n’est celle dirigée par sa propre subjectivité (sauterelle) ou par un impératif horaire (poisson). Ne connaissant pas forcément à l’avance l’existence du salon et étant en rupture avec le discours culturel proposé, le flâneur décide, soit, de se promener quelque temps sous le chapiteau, allant d’un livre à un autre, d’un auteur à un autre au gré de ses envies (sauterelle), soit, de survoler le salon, faute de temps ou d’intérêt, tout en pouvant se dire qu’il en a fait le tour. Alors qu’ils sont nombreux à dire qu’ils sont aussi là pour « flâner » en famille et passer du temps avec leurs proches (en sus d’une pratique qu’ils considèrent comme « culturelle » ou « littéraire »), rares sont les visiteurs qui avouent ouvertement être là par hasard. Sur les 180 personnes interrogées en 2008 et sur les quarante en 2009, seuls deux couples disent se trouver là « par hasard », par pure opportunité ou entre deux visites de musées (la date du salon coïncide régulièrement avec les Journées du patrimoine). Généralement, ces personnes n’ont rencontré aucun auteur et n’ont acheté aucun livre. Car ce qui les intéresse en premier lieu, ce n’est pas tant le programme culturel du salon que le fait de passer un moment dans un endroit effervescent et vivant. Ils se laissent porter par le flux (dis)continu des gens. En somme, ils se réfugient dans la foule (Benjamin, 1939) et en ressortent plus vivants que jamais.

Ces trois catégories ne sont pas étanches. Les frontières entre amateurs, curieux et flâneurs sont particulièrement poreuses, témoignant de l’extrême pluralité des pratiques et des comportements d’une même personne, dans un même lieu. En effet, une personne qui dit venir au Livre sur la Place pour se promener peut être intéressée par un auteur ou un genre littéraire en particulier, et profiter de sa « promenade » pour entretenir un « rapport de soucis » (fourmi) ou de « maîtrise » (papillon) à la culture. À nouveau, ce sont les « variations intra-individuelles » fondant la pluralité de l’être, (« l’homme pluriel » selon Bernard Lahire, 1998) qui sont ici pointées. Il semble vain et faux, d’une part, de vouloir réduire le public du Livre sur le Place à une seule catégorie (exclusivement d’amateurs, de curieux ou de flâneurs), à un portrait-type et, d’autre part, il semble encore moins juste de vouloir résumer un individu à partir d’un seul et même comportement.

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L’analyse du dispositif comme lieu de brassage des genres et des degrés de célébrité, comme mise en scène du livre, et celle de notre échantillon de visiteurs (amateurs, curieux et flâneurs) ont permis de mettre à jour plusieurs caractéristiques que les sociologues de la culture en général (Richard Hoggart et Pierre Bourdieu pour ne citer que ceux qui ont nourri cette partie) et de la lecture en particulier (Anne-Marie Thiesse par exemple) auraient associées à une pratique populaire et, par conséquent, à des membres issus de classes populaires. Nous espérons avoir suffisamment mis l’accent sur le fait que la dimension populaire est prise dans son acception positive – au sens où c’est le caractère festif, le regroupement entre membres d’une même famille qui priment – et non dans une acception qui l’oppose aux classes supérieures, « dominantes ». Bien que l’appartenance socioprofessionnelle ne puisse être étrangère à la compréhension d’une pratique culturelle, nous observons qu’un comportement dit « populaire » n’est pas nécessairement lié à une classe sociale dite « populaire ». Ceci posé, l’enquête se poursuit par l’examen des dispositifs de médiation qui conduisent les visiteurs à rencontrer physiquement des écrivains.

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« J’ai l’impression qu’au salon du livre on n’explique rien du tout. Il y a tellement de monde que cela se réduit à un bref passage. On montre les auteurs, on les regarde : “ah oui, c’est lui, je l’ai vu, je vais lui faire signer mon livre” et c’est tout. On ne parle pas du tout de la substance du livre. Alors que dans une lecture en librairie, on ne fait que ça. […] C’est quand même la matière du livre qui est soulevée. L’auteur en parle pendant une heure, une heure et demie, alors que dans les salons, c’est une vitrine » (entretien, Chantal, 26/04/10).

Chapitre 4