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Les cafés littéraires et le primat du débat

Évolutions et héritages des manifestations littéraires

2. Des salons littéraires aux salons du livre : emprunts et évolutions

2.4. Les cafés littéraires et le primat du débat

La tradition des clubs et salons littéraires au XIXe siècle fait aujourd’hui l’objet d’emprunts

multiples et inspire différentes pratiques de rencontre et de débat, tels les cafés littéraires. « Comme le souligne l’histoire moderne du livre, une forme de sociabilité littéraire profane s’est développée en Occident à partir de la Renaissance. Situé d’abord dans le cadre du

palais, l’échange caractéristique de la ruelle ou du salon s’est démocratisé à partir du XVIIIe

1 Cette énumération de présidents d’édition n’a rien d’exhaustif. D’une part, parce que tous les noms n’ont pas été cités et, d’autre part, parce que leur catégorisation est plus complexe. Mireille Darc par exemple, bien plus connue comme actrice que comme écrivain, préside l’édition 2006 intitulée « le livre à cœur » à l’occasion de la sortie de son livre (pourtant paru plus d’un an auparavant), une autofiction intitulée Tant que mon cœur battra (Paris, Éd. XO, 2005).

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siècle, par l’intermédiaire du café » (Leveratto, Léontsini, 2008 : 52). En effet, les premiers

cafés littéraires voient le jour à partir du XVIIIe siècle – qui, rappelons-le, se veut le siècle de

la réflexion. La pierre angulaire de ces cafés est la critique littéraire et le sacro-saint débat public. On y discute et on y débat des dernières publications. Mais, très rapidement, les cafés littéraires deviennent le lieu d’expression par excellence d’une critique du pouvoir en place. Il ne s’agit plus seulement de « causer » littérature mais de débattre politique, créant ainsi un

lieu consacré plus largement aux débats de société. Précisons qu’à partir du XIXe siècle, les

points de rencontre entre le public (au sens de « public large ») et le roman – non entre le public et l’écrivain – se sont multipliés. Aux cafés s’ajoutent donc les cabinets de lecture, les librairies et les bibliothèques.

Aujourd’hui, les cafés littéraires sont aussi l’occasion de débattre, d’échanger des idées et de critiquer, à la seule différence que la réflexion commune porte nécessairement sur un thème littéraire, ou au moins en découle. Cela ne signifie pas pour autant que le débat ne dévie jamais sur des considérations d’ordre politique. Pour illustrer notre propos, il suffit de citer l’exemple d’un « café littéraire » organisé au Salon du Livre de Colmar le 22 novembre 2008 et orchestré par l’écrivain Pierre Hanot. L’intitulé laissait entendre qu’il serait question de « l’action culturelle en milieu carcéral : pourquoi, où et comment ? ». Auteur d’un livre

consacré à l’univers carcéral1, Pierre Hanot avait pour objectif premier de débattre avec le

public des conditions et difficultés d’entrée de la culture musicale et surtout littéraire en prison. Toutefois, la conversation sur l’objet « culturel », voire « littéraire » a très vite tourné court et s’est transformée en débat particulièrement véhément sur les conditions de détention en France. Précisons que c’est l’écrivain lui-même qui a volontairement dévié le cours de la conversation. Ainsi le « café littéraire » s’est-il vu vider de son sens « littéraire » dans la mesure où il n’était plus question, ni d’écriture, ni même de livre à proprement parler, mais bien d’expressions de révolte adressées au système d’enfermement français, et plus généralement à l’ensemble de la politique nationale. La cause soutenue était-elle si importante qu’elle ne pouvait légitimement se réduire à une discussion d’ordre littéraire ou bien la révolte d’un homme est-elle plus vendeuse que les conditions de rédaction d’un livre ? Toujours est-il que les questions que nous avons pu poser à Pierre Hanot au cours de cette rencontre, et qui étaient volontairement « hors sujet » par rapport au débat – c’est-à-dire axées sur les traditionnelles conditions d’écriture ou encore sur la réception du livre par les

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83 directeurs d’établissements pénitentiaires –, ont été rapidement évacuées par l’écrivain. Ainsi est-ce bien sur la condition d’échanges de points de vue et d’opinions (non exclusivement

d’ordre littéraire)1 que repose le principe des cafés littéraires actuels, ce qui fait d’eux les

descendants directs des cafés du XVIIIe siècle. Comme le précisent Jean-Pierre Bertrand et

Geneviève Sicotte (2002 : 68-69), les cafés littéraires et philosophiques d’aujourd’hui tentent « de faire revivre le climat de débats animés des cafés d’antan ». En outre, ainsi que la tradition l’exigeait, les cafés littéraires sont souvent organisés dans des espaces dont la superficie est bien inférieure à celle des salons. Ils sont en général organisés, comme leur nom l’indique, dans des cafés, ou dans des endroits délimités par des chaises tournées vers les intervenants ; tel est le cas du Livre sur la Place où les rencontres littéraires orchestrées par un médiateur (elles ne portent pas le nom de « cafés » mais ont les mêmes caractéristiques) sont situées dans des espaces en marge du chapiteau : à l’Hôtel de Ville, au fond du chapiteau principal en 2008 ou encore dans un autre chapiteau de plus petite taille – appelé pour l’occasion « Forum Littéraire ». Ici, le « forum » n’est pas sans rappeler l’agora grecque – espace de discussion et centre de vie sociale –, symbole de démocratie.

Photographie 1 : Livre sur la Place. 2010. Vue extérieure du « Forum Littéraire ». © Adeline Clerc, 2010.

1 D’autres exemples concernant les « dérives » des rencontres dites « littéraires » seront analysés au cours de cette étude. (Voir le chapitre 8, notamment l’analyse de la rencontre littéraire avec P. Claudel).

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Photographie 2 : Livre sur la Place. 2010. Vue intérieure du « Forum Littéraire ». © Adeline Clerc, 2010.

Les cafés littéraires et autres rencontres dont l’enjeu est le débat autour d’un thème littéraire ou d’un livre, sont précisément au cœur d’une sociabilité littéraire qui conduit à aborder la question de l’espace public. Dans L’espace public publié pour la première fois en 1962, Jürgen Habermas décrit la constitution d’une sphère publique bourgeoise au siècle des Lumières, laquelle s’oppose, puis succède à la sphère publique de la représentation monarchique. Ce point de vue intéresse notre propos dans la mesure où il décrit la formation de cet espace dans le cadre des salons littéraires. Jürgen Habermas explique que, contrairement à la sphère monarchique profondément marquée par des pratiques de rituels, la sphère bourgeoise repose sur un principe de publicité. Le passage d’une sphère à l’autre pourrait se résumer de la sorte : les individus abandonnent leur identité sociale pour faire

usage de leur raison, de leur faculté de jugement et de raisonnement1. Et ce sont les salons –

tout comme les cafés littéraires – qui constituent le lieu privilégié de cette autonomisation du jugement et de la critique. Aujourd’hui, le principe d’autonomisation de la critique connaît un degré d’émancipation supérieur dans la mesure où chacun est libre de participer et d’intervenir dans un café littéraire, contrairement aux pratiques littéraires telles qu’elles se déroulaient il y a trois siècles et où seule une société mondaine avait droit d’entrée et de

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L’opération « publicitaire » au sens de J. Habermas (1962) désigne, à l’opposé de la réclame, la possibilité offerte au citoyen de participer à l’échange culturel.

85 parole. Le lecteur peut maintenant, au même titre que le spécialiste et le critique, s’exprimer sur un sujet littéraire, en dehors des lieux familiers d’expression. C’est donc la présence d’un public qui fonde la bonne marche et la légitimité de ces espaces de parole et de rencontre.

Plus récemment, les cafés philosophiques et scientifiques1 ont été créés dans cette même

volonté d’ouvrir l’espace de discussion aux citoyens, espace jusqu’alors réservé aux spécialistes. L’espace public ainsi créé l’est au sens physique du terme, avec un lieu géographique défini par des rencontres, et au sens habermassien, permettant à la philosophie et à la science, par un procédé de vulgarisation scientifique, de pénétrer au cœur des débats citoyens.

Après avoir replacé les salons du livre dans une continuité historique, la conclusion à laquelle nous parvenons pourrait se résumer ainsi : il n’y a pas de modèle de manifestation littéraire, seulement des usages composites de formes de médiations héritées et de médiations nouvelles. En effet, les salons du livre et cafés littéraires actuels sont des pratiques qui réactivent et convoquent à bien des égards certaines formes de médiations traditionnelles issues des lointains cénacles, ainsi que d’autres pratiques littéraires plus récentes comme les interviews d’écrivains. Nous parlons d’emprunts et de glissements parce que la nature de la

rencontre avec le livre et avec l’auteur a bien évidemment changé depuis le XVIIe siècle et

les dispositifs de médiation aussi. Pourtant, il serait faux de nier l’importance de cet héritage culturel, lequel est parfois détourné de ses objectifs premiers et adapté au contexte actuel. Le passage d’une pratique fermée à une pratique tournée vers le public est un exemple de ce détournement. Celui-ci n’est pas sans transformer les représentations de la figure de l’écrivain, sans émanciper la position du lecteur, ni sans modifier le statut accordé au livre. Les pratiques de lecture, de médiation et d’accès au livre vont subir d’amples transformations. En cela, le caractère hybride du dispositif ainsi que les pratiques tout autant hétérogènes qui en résultent seront interrogés plus loin.

1 Les premiers café-philo apparaissent à Paris au début des années 90. En juillet 1997, à l’initiative de deux physiciens et d’une journaliste, naît le concept de « bar des sciences ».

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