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L’expression d’une bonne volonté culturelle

Quels publics pour quelles pratiques ?

2. Caractéristiques communes à l’échantillon de visiteurs

2.5. L’expression d’une bonne volonté culturelle

Ceci posé, un certain nombre d’éléments peuvent s’apparenter à des paradoxes. Premièrement, le public du Livre sur la Place, toujours de manière générale, est avant tout un public coutumier du salon et n’est pas étranger au monde du livre, mais il ne fréquente pas pour autant d’autres événements littéraires, voire n’en connaît pas de similaires ou confond manifestations littéraires et manifestations culinaires par exemple. Deuxièmement, ce même public qui se dit fidèle au Livre sur la Place n’en connaît que très rarement l’histoire, ignore parfois le contenu de sa programmation, mais s’y rend généralement par habitude. Ici, l’objectif n’est pas de mettre en évidence l’écart entre des discours et une réalité, mais plutôt de montrer en quoi ces indices témoignent d’une « bonne volonté culturelle » (Bourdieu, 1979 : 365-431), autrement dit le moment « où l’on prend de bonnes résolutions » (entretien, femme, 20 ans, 19/09/09).

2.5.1. Le salon, un alibi culturel ?

Dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu dépeint les propriétés du spectateur « moyen » comme étant l’incarnation de cette bonne volonté. L’attitude qui la définit et la résume est la suivante : trouver de la valeur à un objet peu légitime ou à une pratique en marge des normes ou encore située en bas de la hiérarchie. À supposer que l’on donne crédit à l’opinion commune qui consiste à rapprocher le salon d’une pratique mercantile et que l’on tienne compte des paradoxes énoncés précédemment, force est de constater que les visiteurs du Livre sur la Place peuvent s’identifier, en partie, à ce spectateur dit « moyen ». En se défendant frontalement de pratiquer une « activité » mercantile et en affirmant une position prioritairement culturelle, de découverte et de connaissance partagée, ils donnent de la valeur et de la légitimité à leur démarche tout en s’engageant sur la voie d’un « salut culturel » (Hoggart, 1957 : 362). La responsable du bureau de la commission « vie littéraire » du CNL en est convaincue. Elle voit en la fréquentation des salons une forme d’« alibi culturel » (entretien, 21/12/09) pour les visiteurs. Sans toutefois adhérer au caractère sarcastique de la

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citation, on pense aux « cures-miracles contre l’inculture » (ibid. : 367) dépeintes par Richard Hoggart et qu’il associe aux membres des classes populaires.

Aborder la question des marqueurs propres à une bonne volonté culturelle suppose que l’on s’arrête sur la portée distinctive ou non que revêt la pratique d’un salon du livre. Précisons en premier lieu que les personnes ayant refusé un entretien ont été extrêmement rares, signe là aussi de l’exercice de cette bonne volonté. En effet, chacun a en quelque sorte « joué le jeu »

des questions-réponses et a montré un intérêt plus ou moins grand pour notre sujet d’étude1.

Nous émettons l’hypothèse que le cadre de l’entretien semi-directif peut être aussi le facteur d’une forme de distinction à la fois sociale et culturelle pour les interrogés. Le badge que nous portions, sur lequel était apposé en bonne et due forme le logo de l’université, la trame d’entretiens dans une main et le dictaphone dans l’autre peuvent être ici appréhendés comme autant d’objets, marqueurs de grandeur pour les visiteurs. Par exemple, on se souvient d’une femme ayant interrompu l’entretien pour interpeller une personne de sa connaissance et lui dire avec fierté, non sans une pointe d’amusement, qu’elle était « interviewée ».

2.5.2. La distinction et au-delà

Outre le dispositif d’enquête, peut-on dire que le fait de se rendre à un salon du livre relève d’un souci de distinction ? La micro-étude comparative entre les publics des salons et ceux d’une rencontre littéraire en librairie (celle qui a eu lieu le 6 avril 2010 à la librairie « L’Autre Rive ») apporte quelques éléments de réponse. En fait, tout dépend de quel côté le regard du chercheur se place : du côté de ceux qui nient l’approche mercantile ou de ceux qui la dénoncent. Quelle que soit la position adoptée, chacun y trouve une assise distinctive. Ainsi Chantal – qui a fait l’expérience du Livre sur la Place, mais n’y a vu que son versant commercial, dévalué parce que populaire et mercantile – se distingue-t-elle des autres en affichant clairement un choix plus « noble » : celui qui consiste à ne participer qu’à des rencontres « littéraires » en librairie. Quant à Rémi, bien qu’il avoue se rendre régulièrement au Livre sur la Place, il insiste toutefois sur le fait qu’il apprécie fortement les rencontres en

1 Le degré d’intérêt varie selon les individus. Telle personne répond de façon très lapidaire aux questions, d’autres engagent des conversations qui dépassent le strict cadre de l’entretien semi-directif, allant parfois jusqu’à laisser leur numéro de téléphone pour poursuivre la discussion en dehors de la manifestation.

163 public réduit. On comprend alors pourquoi il n’hésite pas à décrire, non sans une pointe d’ironie, les salons comme des lieux où l’on « dépense des sous » : le Livre sur la Place, c’est « de la consommation, mais c’est culturel aussi. Donc ça fait un alibi d’aller passer un après-midi à regarder des bouquins et à dépenser des sous [Rires] » (entretien, 23/04/10). Notons à ce sujet que Jean-Bernard Doumène (propriétaire de « L’Autre Rive ») qui suit une politique éditoriale singulière dans sa librairie (littérature étrangère, livres d’art, essais et littérature jeunesse) remarque que sa clientèle est rarement présente au salon : « Ah non, ce n’est pas tout à fait les mêmes, ça ne se regroupe pas. Il y a des clients qui viennent nous saluer, qui achètent un bouquin, mais il y a plein de gens que l’on ne connaît évidemment pas » (entretien, 14/04/10). Plus loin, au cours de l’entretien, on apprendra que sa clientèle privilégie le rapport au texte, plutôt que la « chasse aux dédicaces ». C’est en lui posant la question qui suit : « S’il fallait expliquer à un enfant la différence entre une rencontre en librairie et celle qui se déroule sous le chapiteau, que diriez-vous ? » que l’on décèle une pensée d’ordre hiérarchique :

« Bien, déjà je dirais qu’ici, j’invite les écrivains un par un et pour une soirée entière suivant la disponibilité de l’écrivain et le temps que les gens ont à lui consacrer. Alors qu’au Livre sur la Place, c’est plein de gens qui viennent, c’est une fête quoi, une fête populaire, moi je crois que c’est surtout ça la différence. Là on va parler littérature avec un écrivain sur un livre précis, alors qu’au salon il va y avoir plein de gens qui viennent exposer leur dernier livre (plus ceux d’avant) et attendre la bonne volonté des gens qui vont s’arrêter pour leur demander une signature et éventuellement bavarder un peu avec eux, mais pas forcément littérature. La plupart du temps c’est : “J’ai lu votre livre, j’ai adoré” et puis ça s’arrête là, puisque c’est difficile d’engager une discussion littéraire dans un espace public comme ça » (entretien, 14/04/10).

Cette approche comparative montre une fois de plus combien les salons du livre ont généralement mauvaise presse. Et c’est en observant les rencontres littéraires qui se déroulent en dehors de ces lieux que l’on comprend de quelle manière se construit l’image négative de ces événements publics. Celle-ci est véhiculée par les écrivains et par les libraires eux-mêmes. Par exemple, l’auteur Anna Gavalda, qui annonce publiquement vouloir limiter au maximum ses activités paralittéraires abonde en ce sens lors d’un échange qui a eu lieu à la médiathèque de Vandœuvre-lès-Nancy le 12 mai 2010. Devant un public restreint composé d’une cinquantaine de personnes (pour la plupart de ferventes lectrices), l’auteur du best-seller

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auquel elle s’adresse, selon que les rencontres ont lieu en librairie (des personnes « plus intellos ») ou en salon (ceux qui ne sont pas nécessairement intéressés par les livres).

À travers ces propos et représentations, on voit de quelle manière une hiérarchie culturelle se dessine, opposant le « haut culturel » (échanger autour de la « substance » d’un texte, avec un public restreint et averti) au « bas culturel » (obtenir l’autographe d’un auteur médiatisé sans s’intéresser à l’œuvre). Ainsi retrouve-t-on une opposition devenue classique entre la production restreinte où évoluent un certain nombre d’amateurs, d’avertis soucieux de la qualité, et la grande production, où prend place la catégorie des curieux, des collectionneurs de dédicaces et de photographies d’auteurs « vus à la télé ». Nous le verrons, de telles oppositions remettent en question le terme même de « rencontre », qui plus est, dite « littéraire ». Le chapitre suivant consacré aux différents dispositifs de médiation sera l’occasion de revenir sur cette analyse comparative.

Avant de proposer une typologie des publics, nous voulons mettre en garde le lecteur sur un point. La question d’une bonne volonté culturelle et d’une pratique distinctive appauvrit, dans un certain nombre de cas, les pratiques des visiteurs. En effet, nous avons pu rencontrer plusieurs personnes à la fois amateurs de livres et fidèles au Livre sur la Place qui, dans leur pratique et dans leurs discours, n’ont pas montré le désir de se mettre en conformité avec une culture dite « savante » (la littérature en l’occurrence). Quand un visiteur se rend au Livre sur la Place plusieurs fois au cours du week-end, ou quand une personne, comme Marie-Jeanne (voir infra), fait preuve d’une avidité immodérée pour les livres, nul doute que la pratique dépasse la stricte bonne volonté culturelle. C’est le plaisir de lire, de posséder des centaines de livres dans sa bibliothèque ou encore de revenir chaque année au Livre sur la Place qui prime, au-delà d’un souci de distinction culturelle et sociale.