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Le curieux ou l’importance de « voir »

Quels publics pour quelles pratiques ?

3. Typologie des publics : l’amateur, le curieux et le flâneur

3.3. Le curieux ou l’importance de « voir »

La deuxième catégorie de public que nous avons appelée les « curieux » pourrait correspondre aux mêmes « curieux » évoqués précédemment par les écrivains ou encore, dans une moindre mesure, aux « fans ». Toutefois, les « curieux » sont plus que cela. Premièrement, ils renvoient à l’acception positive du terme. La curiosité est en ce sens une qualité. Deuxièmement, le mot doit tenir compte de la dimension intrusive. En effet, les curieux viennent au Livre sur la Place pour assouvir un désir qui est de l’ordre du regard, de l’attestation, de la vérification. Ils veulent voir des écrivains vus à la télévision, vérifier qu’ils sont à l’image de leurs attentes et en savoir davantage sur eux, sur leur personne et leur vie privée. En cela, c’est moins le contenu et la qualité des œuvres qui les intéressent que l’écrivain et ce qu’il montre de lui. Ils s’éloignent de l’amateur dans la mesure où ils n’accordent que très rarement d’intérêt aux autres offres culturelles. Les curieux, catégorie de personnes difficilement quantifiable, se rendent sur les lieux de l’événement pour voir, avant

tout, des célébrités littéraires, reléguant le contenu de l’œuvre au second plan1. À noter que

1 Dans un prochain chapitre, nous verrons que cette caractéristique qui consiste à accorder plus d’importance à la personne privée qui écrit qu’au contenu littéraire d’un livre est à étudier en parallèle avec l’évolution de la figure

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cette catégorie est assignée à une pratique plus populaire. L’adéquation entre les curieux, leurs pratiques de lecture et les auteurs médiatiques apparaît explicitement dans cette citation

d’article de presse : « Dès que Bernard Werber1 apparaît sous le chapiteau du livre, des

dizaines de fans viennent lui faire dédicacer des livres que bien souvent ils possèdent déjà » (Cécilia Cherrier, Vosges matin, 31/05/10). Une fois encore, ce n’est donc pas tant le degré de légitimité de l’objet culturel qui renseigne sur le type de public – bien qu’un auteur populaire, à succès, induise un comportement plus proche de celui du curieux que de l’amateur –, mais bien plus le comportement que le public adopte face à l’objet (le livre) et face à la présence physique de l’écrivain. Par là, nous voulons sortir d’une approche qui réintroduit les légitimités culturelles pour nous intéresser, en premier lieu, non pas aux genres littéraires et types d’auteurs, mais aux discours que les publics portent sur leur propre pratique et les attitudes qu’ils adoptent face à l’écrivain. Bien évidemment, l’effet produit peut être pervers et la présence de l’écrivain supplanter le texte lui-même (voir infra).

Bien que Pierre Bourdieu n’ait pas parlé de manière explicite d’amateur ni de curieux et encore moins de fans, il n’en demeure pas moins que ses écrits – et notamment l’idée selon laquelle le comportement passionné, et plus largement le goût, se réduit aux pratiques de groupes sociaux spécifiques – ont influencé, et continuent d’influencer, les recherches dans ce domaine. De manière très schématique, le curieux serait chez Pierre Bourdieu l’archétype du public dominé et se retrouverait principalement dans les classes populaires et la catégorie intermédiaire de la petite bourgeoisie. Dans le cas qui nous préoccupe, la pratique des salons du livre, qu’elle soit associée à un comportement de curieux ou à celui d’amateurs, n’a pas lieu d’être nécessairement rapprochée d’une catégorie socioculturelle particulière. Preuve en est la variété des profils sociologiques des publics interrogés et la variété même de leurs pratiques. Par exemple, un ingénieur en informatique (cadre supérieur) âgé de 34 ans déclare se rendre au Livre sur la Place pour « voir quelques écrivains célèbres » (entretien, 18/09/09), sans savoir à l’avance quel auteur il souhaite vraiment rencontrer, tout comme cette femme âgée de 73 ans, retraitée et ayant exercé dans le milieu paramédical (technicienne), assure se

contemporaine de l’écrivain et l’économie « médiatico-publicitaire » (Donnat, 1994 :146) dans laquelle prend place notre société.

1

Bernard Werber est actuellement l’un des auteurs les plus lus en France, aux côtés de Marc Lévy, Guillaume Musso, Anna Gavalda, Fred Vargas, Amélie Nothomb, Katherine Pancol, Éric-Emmanuel Schmitt, Jean-Christophe Grangé, Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, Jean D’Ormesson... (Dossier Le Monde, 07/09/10. Accès : www.lemonde.fr/journalelectronique/donnees/protege/20100907/html/774339.html, consulté le 07/09/10).

173 rendre au salon « déjà pour voir les auteurs que l’on voit à la télé » (entretien, 18/09/09), ou encore ce professeur en sciences économiques et sociales âgé de 41 ans qui déplore l’absence de « PPDA » sur le salon (entretien, 18/09/09). En somme, un comportement de type « voyeuriste » – pouvant être rapproché de celui du curieux, dont l’intérêt majeur se situe dans la satisfaction d’avoir vu une célébrité littéraire – n’est pas nécessairement associé à une catégorie sociale particulière. L’enquête de fréquentation va également en ce sens. 21,1 % des interrogés appartiennent à la catégorie « cadres supérieurs », dont 34,2 % sont enseignants de l’Éducation nationale. Parmi ces 21,1 % de cadres supérieurs, la moitié déclare se rendre au Livre sur la Place pour – ou exclusivement pour – rencontrer des auteurs, reléguant la découverte de livres au second plan (ils préfèrent le rapport à la personne qui écrit plutôt qu’au texte). Malgré tout, ce n’est pas parce que la majorité des visiteurs, toutes catégories sociales confondues, déclarent se rendre au Livre sur la Place pour assouvir, en premier lieu,

un besoin d’ordre visuel1 (56,1 % des personnes interrogées au cours de notre enquête de

fréquentation veulent « voir » des écrivains), qu’ils souhaitent pour autant tous voir les mêmes types d’auteurs. En effet, on ne peut que faire le constat suivant : alors qu’un noyau

d’auteurs populaires et fortement médiatisés, pour la plupart romanciers2 (Amélie Nothomb,

Richard Bohringer, Patrick Poivre d’Arvor, Catherine Laborde, Katherine Pancol, Didier Van Cauwelaert : véritables icônes télévisuelles), émerge de manière significative dans les

questionnaires3 d’employés, de retraités ou encore de personnes exerçant des professions

intermédiaires, c’est la diversité en termes de genres littéraires qui prime dans les réponses des 38 « cadres » interrogés. En effet, les auteurs rencontrés (ou dont la rencontre était souhaitée) par les membres de classes sociales supérieures sont les suivants : Charlotte Goldberg, écrivain nancéien dont les écrits portent sur la Shoah, Jean-Baptiste Del Amo, jeune auteur français ayant reçu de nombreux prix, dont la Bourse Goncourt du premier roman en 2009 et le prix François Mauriac la même année, Alain Mabanckou, prix Renaudot

1 Évidemment, le besoin n’est pas seulement d’ordre visuel. Pour en savoir plus, se référer au chapitre 5 sur les conditions de rencontre entre un écrivain et un visiteur.

2 À la question : « Quels sont les livres qui vous intéressent le plus au Livre sur la Place », le roman comme genre littéraire a été cité 105 fois (soit 28 % des réponses totales) contre 5 pour les essais et le théâtre et 17 pour les ouvrages scientifiques. Ces chiffres, sont sensiblement identiques aux statistiques nationales et signifient qu’en termes de genres littéraires prisés, le public du Livre sur la Place n’est pas un public particulier. L’enquête menée par Olivier Donnat (2009a : 156) sur cent personnes de plus de 15 ans révèle que les romans policiers et les « romans autres que policiers » sont parmi les plus lus (après les livres pratiques) avec un total respectif de 28 et 25 %.

3 Les personnes interrogées étaient amenées à répondre à la question suivante : « Avez-vous engagé une conversation avec un ou plusieurs auteurs ? Si oui, lesquels ? Si non, lesquels auriez-vous souhaité rencontrer ? ».

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en 2006, Robert Lavaux, écrivain ayant écrit sur les commerces nancéiens, Yaël Hassan, auteur jeunesse particulièrement prolixe, Richard Millet, écrivain-essayiste français ayant obtenu le prix de l’Essai de l’Académie Française en 1994, François Borella, professeur de Droit et homme politique français, spécialiste de droit constitutionnel, ou encore Edmonde Charles-Roux, écrivain et Présidente de l’Académie Goncourt. Tous ces écrivains dont la qualité littéraire est reconnue (prix et critiques en attestent) sont soit très éclectiques, soit très spécialisés dans un domaine historique et concernent un lectorat averti, soit jugés « difficiles ».