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5. Un appareil théorique pour appréhender les facettes du dispositif

5.4. Accords et désaccords

5.4.1. Grandeurs et légitimation : situations de compromis

Les organisateurs, les écrivains et les visiteurs retiennent du salon non pas sa dimension économique et promotionnelle, mais sa portée culturelle, divertissante et conviviale. Dans ces conditions, comment légitimer un tel événement pour qu’il soit acceptable aux yeux des institutions et des pouvoirs publics (ce sont la municipalité, la DRAC et le CNL qui financent en grande partie le Livre sur la Place) ? Pour cela, les organisateurs du salon font appel à un

1 Évidemment, on ne saurait exclure le fait que nos résultats s’éloignent de ceux de N. Heinich parce que notre corpus d’auteurs est différent.

2 En cela, nous nous rapprochons des résultats émis par B. Lahire (2006) lorsqu’il analyse le point de vue des auteurs locaux vis-à-vis de leurs pratiques paralittéraires.

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certain nombre de procédés de légitimation issus directement du monde du livre, mais aussi du monde médiatique, professionnel et institutionnel. À travers un huitième chapitre intitulé « La légitimation et les grandeurs », nous voulons en faire la déclinaison et en comprendre les mécanismes. Pour cela, nous prendrons appui sur le livre De la justification. Les économies de

la grandeur (1991) écrit par Luc Boltanski et Laurent Thévenot et dans lequel ils établissent

une typologie des « mondes communs » (1991 : 161)1. Ils en identifient six. Nous en

établissons succinctement la liste : le monde de l’inspiration (monde des artistes), le monde

domestique (monde des relations entre les gens)2, le monde civique (monde dans lequel le

sujet ne vaut que par son appartenance à un groupe), le monde de l’opinion (monde du renom et du plus grand nombre), le monde industriel (monde professionnel et opérationnel) et le monde marchand (monde où règne la pensée du chiffre). Ce qui intéresse les deux chercheurs, ce ne sont pas les groupes et les classes sociales auxquels les sciences sociales nous ont habitués, mais les êtres et les choses qui fondent notre quotidien. Plus précisément, ce sont les relations entre « ces états-personnes et ces états-choses » (ibid. : 11) qui sont au cœur de leur propos. Notons que le « monde de l’inspiration » se différencie du monde du livre (« monde » étant ici à entendre selon l’approche de Howard S. Becker) tel que représenté au salon. En effet, contrairement au premier, le second n’est pas uniquement composé d’artistes (d’écrivains). Au contraire, nous l’avons dit, il a pour particularité d’articuler un certain nombre d’acteurs issus d’univers différents. Le tableau de correspondances présenté ci-dessous établi la liste des mondes communs présents au salon et participant à la représentation du monde du livre.

1 Précisons que le modèle de la justification proposé par L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ne nourrira pas seulement la dernière partie de la recherche, mais son ensemble.

2 Le monde domestique « ne se déploie pas seulement dans le cercle des relations familiales mais chaque fois qu’il y a relations personnelles entre les gens » (ibid. : 206).

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Tableau 1. Livre sur la Place : articulation des mondes communs et de leurs grandeurs

Les mondes communs selon L. Boltanski et L. Thévenot

Le Livre sur la Place : représentation du monde du livre

Grandeurs (valeurs, règles, légitimités)

Le monde de l'inspiration Les écrivains, la création

littéraire et leurs représentations

- Absence de règles et de hiérarchie - Instabilité - Génie créateur/talent/don - Inspiration - Solitude

Le monde de l'opinion Les médias

- Renommée/honneurs - Estime et opinion des autres - Visibilité/médiatisation - Importance du nom/la célébrité

Le monde industriel Les professionnels :

enseignants, bibliothécaires et libraires - Êtres fonctionnels et opérationnels - Institutions - Qualification professionnelle

Le monde marchand Les éditeurs et les libraires

- Chiffre/nombre - Concurrence - Biens vendables - Clients/acheteurs

- Hommes d'affaire/marché

Le monde domestique Relations entre les écrivains et

les visiteurs

- Relations personnelles entre les gens

- Êtres qualifiés par la relation qu'ils entretiennent avec leurs semblables

- Importance des objets et des attentions (ex : des petits cadeaux)

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Quels sont les outils permettant de différencier les mondes ? Luc Boltanski et Laurent

Thévenot expliquent qu’ils se différencient par leur « grandeurs »1. Celles-ci sont les « formes

du bien commun légitimes » (ibid. : 33), des valeurs, autrement dit les principes de légitimité

qui régissent les mondes et les justifient2. Par exemple, une des grandeurs relative au monde

de l’inspiration est le refus de toute hiérarchisation, normes, règles et mesures (ibid. : 200-206). Dans le monde inspiré, il faut sacrifier tout ce qui pourrait faire obstacle à l’inspiration. Par conséquent, ce qui est stable est dévalué car constituant des freins à la créativité. Inversement, le monde domestique (ibid. : 206-222) est, quant à lui, extrêmement hiérarchisé (chaque membre de la famille a sa place et n’en change pas). En résumé, les grandeurs sont des marques d’identité pour chaque monde.

Qu’advient-il lorsque les mondes et les grandeurs3 se rencontrent et quels types de relations

cela entraîne-t-il ?4 Deux possibilités se présentent : une situation de désaccord ou une autre

d’accord. Dans la première, les mondes s’affrontent ; de cet affrontement résulte un « différend » (ibid. : 33). Par exemple, une situation de discorde peut se produire lorsque la grandeur de renom, propre au monde de l’opinion, se trouve mise en cause par la grandeur de l’inspiration. Car pour le monde inspiré, « la tentation du renom constitue l’un des motifs principaux de la déchéance » (ibid. : 304). Ainsi la peopolisation des écrivains et leur

surmédiatisation – de l’ordre du monde de l’opinion5 – serait contraire aux grandeurs du

1 Dans son livre L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, N. Heinich réinvestit aussi le modèle de la justification de L. Boltanski et de L. Thévenot. Elle explique que ce modèle « s’applique particulièrement bien à la question des prix littéraires ». En effet, l’auteure s’appuie sur les notions de « grandeurs », de « compromis » et de « justification » pour montrer que l’épreuve de la reconnaissance littéraire n’est pas toujours simple.

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C’est ce que L. Boltanski et L. Thévenot (1991) appellent des « opérations de justification », d’où le début du titre de leur livre, De la justification. Chaque monde et chaque acteur qui en fait partie doivent sans cesse se justifier pour mettre en avant leurs grandeurs.

3 « Grandeurs », « compromis », « monde de l’inspiration », « monde marchand », « différend » tels sont quelques-uns des termes que nous empruntons à L. Boltanski et L. Thévenot (1991). Plus qu’un emprunt, nous nous les approprions. Pour cette raison, ils ne seront pas toujours mis entre guillemets.

4 P. Bourdieu a montré que certains « champs » (1991) étaient par nature transversaux, tels que le champ économique. Même lorsqu’un univers cultive son autonomie (univers scolaire ou littéraire par exemple), il rencontre toujours à un moment ou à un autre une logique qui ne lui est pas inhérente, telle la logique économique. Le chercheur parlera dans ce cas d’autonomie dite « relative ». Les salons du livre où se mêlent écrivains et lecteurs et respectivement producteurs et consommateurs en sont le constat. Toutefois, ils ne sont pas le lieu d’une seule convergence entre deux mondes communs, mais celui de nombreuses imbrications. Or la terminologie bourdieusienne de « transversalité » désigne une ligne horizontale et ne rend pas suffisamment compte de l’aspect composite de notre objet (articulation de plusieurs mondes et grandeurs).

5 « La célébrité fait la grandeur. Les êtres du monde de l’opinion sont grands en ce qu’ils se distinguent, sont visibles, célèbres, reconnus, réputés. […] Cette visibilité dépend de leur caractère plus ou moins accrocheur, persuasif, informatif » (Boltanski ; Thévenot, 1991 : 223-224).

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monde inspiré. Dans la seconde, celle de l’accord – appelée aussi situation de « compromis »1

– on trouve « l’éventualité d’un principe capable de rendre compatible des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents. Il vise un bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeur confrontées » (ibid. : 338). En résumé, le compromis est fondé sur un accord entre différents mondes. C’est précisément sur cette deuxième situation qu’est, a priori, fondé le salon. En effet, la coprésence de mondes distincts semble s’articuler sans entrave, construisant une image consensuelle du salon. Dans notre cas, cinq mondes ont été identifiés : le monde inspiré, le monde de renom, que nous appellerons aussi monde médiatique, le monde marchand, le monde domestique et le monde professionnel. Nous voulons montrer que certains d’eux, via un transfert de grandeurs, participent à la légitimation du salon dans son ensemble. Précisons que les mondes font plus que cohabiter. En effet, en situation de compromis, ils s’entrelacent et s’interlégitiment. Le chapitre 8 porte donc sur l’analyse des procédés et des instances de légitimation. Nous en avons relevé trois. Premièrement, c’est la figure tutélaire de l’Académie Goncourt, partenaire du Livre sur la Place depuis ses origines, qui sera examinée en tant que dispositif de légitimation issu du monde de l’inspiration. Ainsi verrons-nous de quelle manière l’image du Livre sur la Place tire profit de l’Académie et, vice-versa, comment l’Académie entend regagner la confiance publique en parrainant ce type d’événements littéraires. Ensuite, nous reviendrons sur la présence de l’institution scolaire et des professionnels du livre sur les lieux du salon pour comprendre ce que chacun d’eux apporte en termes de légitimité au Livre sur la Place. Dans ce cas, il s’agit du monde professionnel et de ses grandeurs. Puis, nous nous intéresserons à la place qu’occupent les médias partenaires de l’événement, notamment le journal régional L’Est

Républicain qui filtre les informations et assure le monopole de la communication autour du

salon. Il s’agit du monde du renom. À cette occasion, nous reviendrons sur les différents prix des médias remis au Livre sur la Place et principalement sur le prix Stanislas qui, en 2008, a couronné l’« enfant du pays », Philippe Claudel. Que nous apprennent les modalités de vote de ce prix ? Que nous disent les résultats concernant la relation établie entre la ville de Nancy et le lauréat ? Enfin, nous observerons de quelle manière la ville de Nancy – un territoire – se situe par rapport au Livre sur la Place en envisageant les principes d’interlégitimation qui les

1 « Le compromis suggère l’éventualité d’un principe capable de rendre compatible des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents. Il vise un bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeur confrontées en les comprenant toutes deux » (ibid. : 338).

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sous-tendent. Pour cela, nous nous intéresserons au rôle que les visiteurs accordent à Françoise Rossinot dans la réalisation du Livre sur la Place. Nous conclurons par les signes de patrimonialisation du Livre sur la Place (après la déterritorialisation et la reterritorialisation, il s’agit du troisième temps caractérisant la dynamique du dispositif). Plusieurs gestes de patrimonialisation – entendus comme l’aboutissement d’un procédé de légitimation – seront ainsi identifiés tels que la mise en récit du Livre sur la Place, la conservation et l’exposition des archives du salon. Ces indices attestent du passage d’une manifestation conjoncturelle à une manifestation structurelle. Ce déplacement se traduit par la production d’une identité : celle du Livre sur la Place, événement qui fait la fierté des visiteurs interrogés. En somme, nous montrerons comment – via la mobilisation d’instances consacrantes – les promoteurs donnent sens et cohérence à des événements jugés parfois illégitimes et contraires aux grandeurs du monde inspiré.

5.4.2. Des différends révélateurs d’un monde clivé

Que se passe-t-il lorsque les mondes et leurs grandeurs respectives se trouvent dans une situation de désaccord ? C’est sur cette question que débute le dernier chapitre. Celui-ci entend montrer que, derrière une image consensuelle du salon (co-construite à partir des discours des visiteurs, des écrivains, des organisateurs et des médias et entretenue par les transferts de grandeurs évoqués précédemment), se cache un salon du livre et un monde du livre relativement clivés. En effet, les compromis sont largement battus en brèche pour peu que l’on décrypte des discours d’autorité : ceux des libraires qui sélectionnent les auteurs et ceux des institutionnels qui délivrent les subventions. Trois indices de ce clivage seront analysés. Le premier concerne le monde marchand et sa grandeur : le chiffre, c’est-à-dire la légitimité de masse. Cela renvoie aux discours que les professionnels du livre et les organisateurs professent sur la question économique de la manifestation. Il sera notamment question d’envisager le salon non plus à partir des propos des écrivains et des publics mais de

ceux des libraires dans une logique de marché1. Quelles sont les attentes des libraires

1 « Le monde marchand est donc peuplé d’individus cherchant à satisfaire des désirs, tour à tour clients, concurrents, acheteurs ou vendeurs, entrant les uns avec les autres dans des relations d’hommes d’affaires »

47 nancéiens vis-à-vis du Livre sur la Place ? Quels sont les critères de sélection des auteurs ? Le deuxième indice est à chercher du côté des discours tenus par les représentants institutionnels, notamment celui d’une représentante du Centre national du livre et celui du conseiller « Livre et Lecture » pour la région Lorraine. De quelle manière leurs discours s’articulent-ils avec celui des professionnels du livre et, plus largement, avec une économie de marché ? Puisque le monde de l’inspiration et celui professionnel (présence de l’Académie Goncourt et des écoles par exemple) cohabitent avec le monde marchand (la légitimité par le chiffre), ce sont les modalités de leur cohabitation en situation de désaccords qui seront soulevées. Elles conduiront à s’interroger sur les critères d’évaluation d’une manifestation littéraire.

Toutefois, le clivage ne porte pas seulement sur le partage entre légitimité liée au marché et légitimité culturelle et institutionnelle. En effet, il existe à l’intérieur du monde de l’inspiration, des tensions et des différends portant sur la question des auteurs autoédités et plus largement sur celle du statut d’écrivain. Ainsi l’analyse des auteurs autoédités exposera-t-elle la manière dont une conception clivée de ce monde peut jouer sur le dispositif littéraire lui-même et le désarticuler. Cette étude, qui clôt le dernier chapitre, prouve une fois de plus que les salons apprennent beaucoup sur le monde du livre, notamment sur le statut de l’écrivain et sur le regard que la société porte sur lui. En effet, la place des auteurs autoédités n’est pas seulement une interrogation que les organisateurs du Livre sur la Place se posent, mais celle de tout un monde. En cela, elle illustre aussi bien une situation de désaccords que la recherche d’un compromis non pas entre deux mondes, mais entre deux conceptions de ce qu’est la création littéraire et de ce que signifie « être écrivain ».

(ibid. : 247). Aussi verrons-nous que les relations établies entre les libraires sont de l’ordre de la négociation et de la concurrence.

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