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Être ensemble et pratique socio-éducative

Quels publics pour quelles pratiques ?

2. Caractéristiques communes à l’échantillon de visiteurs

2.4. Être ensemble et pratique socio-éducative

Tableau 11. Avec qui êtes-vous venu au Livre sur la Place ? Enquête 2008.

Réponses Pourcentages

Seul 56 31,1 %

En couple 45 25 %

En famille 41 22,8 %

Avec des amis 37 20,6 %

Avec l'école 1 0,6 %

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Tableau 12. Quel est le but de votre visite ? Enquête 2008.

Nombre de fois cité Rencontrer des auteurs 101 Prendre connaissance des livres

de la rentrée littéraire 80 Assister aux animations 16 Passer du temps avec un ou des

proche(s) 54

Autres 33

Total 284

Le traitement de ces deux questions prouvent, d’une part, que la manifestation est vécue comme un temps de divertissement et, d’autre part, que ce temps est partagé en famille. En effet, 68,2 % des personnes interrogées en 2008 se sont rendues au Livre sur la Place accompagnées (amis, famille ou conjoint). Quant à la réponse : « Je me rends au Livre sur la Place pour passer du temps avec mes proches », elle a été citée 54 fois (soit 35 % des réponses totales). En cela, le livre est l’objet (le texte) qui institue une rencontre entre un auteur et son lectorat, mais aussi l’occasion (le prétexte) de se retrouver entre amis ou entre membres d’une même famille, pour tisser et entretenir des liens de sociabilité. Autrement dit, le livre, en tant qu’objet de communication pris dans un dispositif de médiation, est au cœur d’un double processus : culturel et social. Les résultats des entretiens semi-directifs vont dans la même direction. La majeure partie des personnes interrogées associe le Livre sur la Place à « un moment plaisant, de détente, où on se consacre au livre » (entretien, femme, 38 ans, 18/09/09). Toutefois, ce n’est pas parce que les personnes sont accompagnées qu’elles déclarent nécessairement se rendre au Livre sur la Place pour passer du temps avec leurs proches. Nous ne pouvons donner que trois explications à cet apparent paradoxe. Soit les visiteurs considèrent que la rencontre avec des auteurs ou la découverte de nouveaux livres dépassent l’intérêt d’une sortie familiale. Soit cet aspect est sous-estimé, étant proximal et relevant de l’habitude : la famille est à côté de soi. Soit ils pratiquent ce que Pierre Bourdieu (1979) nomme le « bluff culturel », un des « effets d’imposition de légitimité » (ibid. : 365-366). Autrement dit, ils donnent une réponse qui, selon eux, est la plus légitime selon le contexte d’interrogation.

159 Malgré tout, ce serait un tort de vouloir réduire la pratique du Livre sur la Place à son seul objectif de divertissement en famille. En effet, la pratique est très souvent associée à la découverte de nouveautés littéraires (réponse citée 80 fois) et à la recherche d’une rencontre intéressante avec un auteur (réponse citée 101 fois). Engagée dans une démarche à la fois divertissante, culturelle et pédagogique (mêler le plaisir matériel au désir intellectuel), la pratique du salon est plurielle. À la question : « Qu’avez-vous appris au Livre sur la Place ? », dix-sept visiteurs sur quarante répondent qu’ils ont appris à connaître des auteurs, des livres et en sortent, d’une certaine façon, enrichis : « Oui évidemment. Il y a toujours quelque chose à découvrir, soit un livre, un titre, un voyage, des livres de la région. Il y a toujours énormément de livres sur la Lorraine et c’est intéressant » (entretien, femme, 73 ans, 18/09/09), « j’ai appris à découvrir des nouveaux auteurs que je ne connaissais pas » (homme, 58 ans, 18/09/09), « je vois des choses que je n’avais pas vues avant et effectivement je fais des découvertes » (femme, 38 ans, 18/09/09). En somme, la pratique du salon est considérée comme « une autre manière d’apprendre [qui n’est pas] conventionnelle » (femme, 57 ans, 19/09/09). Tout comme la « fourmi » (Véron et Levasseur, 1983 : 140), ces visiteurs adoptent un rapport pédagogique à la culture qui se traduit par l’envie d’apprendre quelque chose. Ce souci culturel est aussi prégnant dans la mesure où la pratique du salon s’inscrit dans une forme d’éveil et d’éducation à la culture livresque. À la question « Pourquoi venez-vous au Livre sur la Place ? », une mère de famille qui, habituellement, se rend au Livre sur la Place accompagnée de ses quatre enfants répond : « Pour leur donner envie de voir des nouveaux livres et leurs auteurs… et parler avec eux » (entretien, 43 ans, 19/09/09). Ainsi la pratique du salon participe-t-elle aussi d’un apprentissage de la lecture effectué au sein du giron familial. En lien avec l’intérêt que les organisateurs accordent au public « jeune » – depuis le milieu des années 80 notamment –, le Livre sur la Place jouerait donc un rôle dans l’éducation des enfants (découverte du livre et goût de la lecture). Ici, la fonction pédagogique et propédeutique de la rencontre est importante. À la question : « Selon vous, pour quelles raisons le Livre sur la Place a-t-il été créé ? », les réponses parlent d’une initiation ou d’un encouragement à la lecture, d’une découverte du monde du livre : « Pour inviter les gens et les jeunes à lire » (entretien, femme, 57 ans, 19/09/09), « pour relancer la lecture au niveau des jeunes » (entretien, homme, 40 ans, 19/09/09). Ces personnes véhiculent un certain nombre de discours communs, de scenarii catastrophes sur la baisse de la lecture et sur l’avenir du livre sous sa forme papier :

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« Depuis les années 80, on commence à perdre un peu de lecteurs parce qu’il y a d’autres façons d’approcher la connaissance, déplore une lectrice. Je trouve que si on laisse le livre à l’apanage de quelques intellectuels – dont nous faisons quelque part partie –, un pouvoir va prendre une place. Il y aura un petit nombre de gens qui auront accès aux livres et les autres aux images, avec internet » (entretien, 57 ans, 19/09/09).

En creux, se dessine l’idée que le Livre sur la Place aurait une portée socioéducative et un rôle à jouer dans la promotion du livre (« Attirer des gens pour qu’ils viennent lire », entretien, femme, 60 ans, 19/09/09). En réinvestissant des idées largement répandues depuis l’avènement d’internet et en affichant avec fierté leur présence à un salon du livre, les visiteurs entendent contribuer, à leur échelle, à la « survie » du livre.

En outre, le salon du livre peut être perçu comme le lieu où naissent des passions et où se décide l’avenir professionnel de certains enfants. À ce sujet, l’auteur jeunesse Muriel Carminati fournit un cas exemplaire. Interrogée sur le meilleur souvenir qu’elle garde du Livre sur la Place, elle explique combien la gratitude des parents lui est chère lorsqu’ils la remercient d’avoir fait naître en leur enfant une vocation :

« Il y a quelque chose de très émouvant : ce sont les parents qui viennent me voir en me disant : “C’est dingue, je ne sais pas ce que vous lui avez dit hier, il a acheté un livre ! Il n’en avait jamais lu un de sa vie. Il l’a dévoré jeudi et a acheté le tome deux […]”. Vous êtes quand même fière et vous vous dites : “Je n’ai pas fait ça pour rien”. Ou des gens qui me disent : “Mon fils a choisi ce métier grâce à vous, en lisant votre livre sur le cinéma”. C’est arrivé plusieurs fois. Des gens qui sont rentrés à Arte, qui ont décidé de faire ces études-là parce qu’ils avaient lu mon livre » (entretien, Muriel Carminati, 05/06/09).

Nul doute que de telles conséquences liées à la lecture d’un livre (en tant qu’objet révélateur d’une vocation) ou à une rencontre décisive (avec un écrivain) constituent de précieux marqueurs de grandeur et de reconnaissance pour les auteurs.

En conclusion, le Livre sur la Place est une sortie qui a l’avantage de combiner, sur une durée relativement brève, du divertissement et de la culture, de la sociabilité et de l’éducation. Dans un monde où le temps de loisir est rare, les publics privilégient « l’intensité des expériences de sorties » (Menger, 2003 : 85) au sens où elles articulent plusieurs dimensions.

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