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Élus et journalistes : un discours festif

1. (Dé)territorialisation et (dés)institutionnalisation du livre et de la lecture

2. Corps lisant et mise en scène du livre

2.4. Élus et journalistes : un discours festif

Outre les dispositifs fondés sur les caractères divertissant et participatif relevés précédemment, c’est toute une atmosphère festive qui semble caractériser l’événement littéraire. En témoignent les différents discours d’inauguration et les éditoriaux

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respectivement prononcés et signés par les élus locaux. En effet, « populaire », « fête » 1,

« gratuité », « divertissement »... tel est le lexique employé par les journalistes, les organisateurs du Livre sur la Place et les élus locaux. Bien que le mot « démocratisation » n’y soit pas explicitement employé, l’ambition apparaît en filigrane. Quels qu’aient été les maires et les adjoints à la culture qui se sont succédé à Nancy sur une période de trente ans, les discours officiels portent toujours en eux un champ lexical relevant du festif. On notera toutefois que le précédent maire nancéien (1977-1983), Claude Coulais, orientait ses propos sur l’importance de la rencontre entre les publics et les livres (en adéquation avec la ligne de conduite suivie par les politiques du livre et de la lecture de l’époque) plus que sur le caractère festif de l’événement proprement dit : « Cette année, les nombreuses animations ont eu pour

but de favoriser la lecture » et de « conduire le lecteur au livre2 […]. Les animations, débats,

conférences, jeux ont marqué cette semaine du livre, ont touché de nombreux Nancéiens de tous âges, toutes origines » (discours d’inauguration du député-maire, 13 juin 1981, Archives municipales). Une fois le public nancéien conquis au milieu des années 80, les discours mettent l’accent sur le livre et la lecture comme supports de fête populaire. Dans un article de presse, Gérard Benhamou attire l’attention sur l’importance d’entretenir la diversité des publics : « Le Livre sur la Place demeure populaire et son ouverture dominicale le confirme » (L’Est Républicain, 26/09/88). L’éditorial de l’édition de 1995 (Archives municipales) signé par André Rossinot (maire de Nancy depuis 1983) et Dominique Flon, adjoint au maire, délégué aux affaires culturelles et successeur de Gérard Benhamou, en fait état : « Quatre jours de fête », « faire la fête aux mots et aux images ! ». L’année suivante, c’est le « succès populaire » de l’événement qui est mentionné. De même, en 2000, André Rossinot rappelle que « Le Livre sur la Place ne s’est pas pour autant figé en “institution”. Il reste une fête où le livre, cet objet magique, est présent sous toutes ses formes ». C’est notamment le cas des différentes mises en scène dont il fait l’objet et qui ont été citées plus haut (livres et lettres géants, lecture de textes à voix haute, lecture sur la plage, dans un canapé...). L’éditorial de 2004 signé par Laurent Hénart (adjoint au maire depuis 2001, délégué à la Culture) et André Rossinot se termine sur cette injonction « Que la fête du livre commence ! » qui sonne comme un appel à la participation et au divertissement lancé au public. La même tonalité se retrouve

1 Tout comme le Livre sur la Place, la manifestation « Lire en fête » (1989) met l’accent sur le caractère populaire de l’événement.

2 On note qu’à l’origine du salon, l’objectif était de favoriser la rencontre entre le lecteur et le livre, alors qu’à partir du milieu des années 80, il s’agit d’opérer une rencontre entre le lecteur et l’écrivain. Pour une analyse de ce glissement, voir le chapitre 5 et notamment la partie qui traite de la médiatisation et de la spectacularisation de la figure de l’auteur.

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dans les discours d’inauguration prononcés par le maire. En effet, il est de coutume qu’il les termine par la même formule entraînante.

Les médias locaux et partenaires de l’événement se font aussi le relais privilégié d’un objet culturel entré au service d’une politique culturelle. Le contenu de leurs discours est sensiblement identique dans les années 80 et dans les années 2000. Par exemple, en 1986,

L’Est Républicain (18/09/86) titre : « Le Livre sur la Place. Que la fête commence ! ». Y sont

rapportés les propos de Michel Berger alors Président de l’association « Lire à Nancy » : « Je préfère que cela soit une fête du livre où l’esprit mercantile, s’il ne peut être absent, reste cependant discret ». Trois années plus tôt, André Rossinot, nouvellement maire de Nancy, déclare : « Loin d’être un rassemblement élitiste, le Livre sur la Place est une vraie manifestation populaire dont la vocation est de permettre la naissance d’un dialogue direct, mutuellement enrichissant entre les auteurs et leurs lecteurs nancéiens » (L’Est Républicain, 03/07/83). Le même poursuit en 1988 : « C’est aussi une manifestation populaire qui fait parler de Nancy, en intéressant toutes les tranches d’âge, toutes les catégories sociales » (L’Est Républicain, 21/09/88). Enfin, plus récemment, dans un article titré « Une fête populaire » (L’Est Républicain, 18/09/08), la journaliste Magalie Delle-Vedove écrit : « C’est par et pour le livre que la ville sera en fête pendant quatre jours. Audio, vidéo, artistes de rue,

marionnettistes, conteurs, ateliers de poterie, concours de soupe1, le livre prétexte à la liesse

populaire ». En proposant toute une série d’actions invitant à dépasser les frontières sociales

et culturelles des individus, les élus misent sur la démythification du livre2 et l’ouverture au

plus grand nombre. Toutefois, nous verrons dans le prochain chapitre consacré à la typologie des publics que ces objectifs sont en demi-teinte dans la mesure où l’on observe que les publics qui se rendent au salon sont, pour la plupart, déjà familiers du monde du livre.

A priori, tous les éléments mis au jour invitent à examiner le salon du livre sous l’angle d’une

pratique et d’un public populaires. Toutefois, pour nous en assurer, il nous a semblé intéressant d’analyser ces propriétés énoncées au regard des différents schèmes dits « populaires » qu’Anne-Marie Thiesse (1984) a extraits d’une enquête consacrée à la lecture populaire. Nous avons vu que différents indices factuels – notamment la trivialité de la

1 Une fois encore, nous observons qu’une forme déjà utilisée à Nancy (la fête de la soupe) est greffée à l’événement.

2 « Une telle manifestation a le gros avantage de démythifier le livre » (propos de Philippe Beix, directeur de la librairie « La Procure le vent » in : L’Est Républicain, 17/09/85).

133 lecture, le brassage des genres et les discours festifs – plaçaient, d’une certaine manière, le Livre sur la Place dans la « catégorie » dite « populaire » (au sens le plus large du terme) d’un

événement littéraire. Dans une étude consacrée à la lecture populaire à la Belle Époque1,

Anne-Marie Thiesse a montré que les circuits populaires se caractérisaient, non seulement par le coût modique des ouvrages, mais aussi par le « fait que ceux-ci sont présentés au milieu d’autres objets d’usage courant et n’exigent pas de l’acquéreur éventuel une démarche spécifique » (1984 : 30), d’où le succès du colportage où les livres sont mêlés à la vie quotidienne. On peut supposer que le salon du livre a emprunté et transposé ces caractéristiques, d’une part en présentant les livres au cœur de la cité, en les associant à des moments de repos (i.e. transats et autres installations propices à la détente) et, d’autre part, en les adjoignant à d’autres formes culturelles telles que le spectacle de rue, la lecture de contes, la diffusion de films... L’élément constant est la question d’une acception large du terme « culture ». Anne-Marie Thiesse explique également que les conditions d’acquisition de biens culturels par les classes populaires s’effectuent précisément dans des lieux qui leur sont familiers. Là encore, nous avons vu que la mise en scène de l’arc Héré était fondée sur la reproduction d’un espace de lecture familier, intime et quotidien. Le salon du livre semble donc être le lieu d’importation de certaines pratiques populaires. Toutefois, ces différents marqueurs sont-ils pour autant le reflet d’un public dit « populaire », issu de classes sociales populaires et/ou particulièrement hétérogènes ? Nul doute que les indicateurs « extérieurs » analysés jusqu’à présent ne suffisent pas à répondre à cette question. Pour le faire, il nous faudra examiner qui fréquente le Livre sur la Place et tenter d’en établir une typologie. C’est donc la « pratique » du salon à proprement parler qui pose dorénavant question. Existe-t-il un public spécifique aux manifestations littéraires ? Cette interrogation, impossible à résoudre à

l’échelle de l’enquête2, peut néanmoins motiver une question plus modeste : quels sont les

critères majeurs qui caractérisent le public du Livre sur la Place et rendent compte de sa pratique ?

1

La Belle époque s’étend de la fin du XIXe siècle, qui marque la fin de la dépression économique, jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. A. M. Thiesse (1984) explique qu’à cette époque, les lectrices populaires n’éprouvaient même pas le besoin de connaître le nom de l’auteur de leur série littéraire favorite.

2 Une enquête comparative d’envergure nationale ou régionale, telle celle menée par J. Le Marec en Rhône-Alpes débutée en 2009, permettrait sans doute d’aller plus avant dans cette vaste question.

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PARTIE II