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La médiation présentielle spectacularisée ou la théâtralisation de la rencontre

Typologie des dispositifs de médiation littéraire

1. Les trois dispositifs de médiation et la préfiguration de la rencontre

1.3. La médiation présentielle spectacularisée ou la théâtralisation de la rencontre

1.3. La médiation présentielle spectacularisée ou la théâtralisation de la rencontre

Il existe un autre type de dispositif de médiation littéraire qui s’opère, non lors d’un échange verbal et personnel entre un écrivain et un lecteur ou un public ciblé, mais par le biais d’une personne jouant le rôle de médiateur (en effet, dans ce type de configuration, la seule coprésence entre un écrivain et un public n’est pas suffisante). Nous le qualifions de dispositif

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de médiation présentielle spectacularisée afin de montrer le caractère spectaculairement construit de ces rencontres, c’est-à-dire leur forte théâtralisation. Il s’agit notamment des

rencontres orchestrées1 par Françoise Rossinot au cours desquelles un écrivain est invité à

répondre aux questions posées par celle qui se présente comme étant une « conseillère littéraire ». Le public assiste à l’échange mais n’intervient pas. Il se contente d’apprécier la qualité des questions et réponses formulées. Lorsqu’il s’agira d’étudier la monstration de l’écrivain, nous reviendrons sur l’une de ces rencontres avec, pour invité, Philippe Claudel. À un degré de participation supérieur, les tables rondes ou conférences thématiques se déroulent de la même façon, le modérateur étant une personne choisie pour son expérience et sa capacité à gérer un débat.

1.3.1. La mise en scène de l’auteur

Afin de poursuivre l’examen de la rencontre scolaire, nous avons choisi d’analyser le cas d’une médiation présentielle spectacularisée à l’Hôtel de Ville entre Daniel Pennac et sept classes de CM1, pour la plupart nancéiennes. C’est le caractère précis de la monstration, de l’organisation et de la gestion du temps de parole que nous souhaitons mettre en évidence.

Premièrement, les organisateurs2 de cette rencontre ont préalablement posé leurs

conditions : chaque classe doit élire un représentant, un porte-parole, qui aura pour tâche de poser les questions recueillies auprès de ses camarades de classe. Arrivé avec 35 minutes de retard, Daniel Pennac entre dans la salle accompagné de Françoise Rossinot. Il ne se présente pas, ne salue pas son auditoire, ni ne remercie les élèves et les professeurs d’école d’être présents. En premier lieu, il précise que ce sont les élèves qui doivent poser les questions – non les professeurs d’école – et qu’il fera en sorte d’y répondre. Les élèves commencent immédiatement à lever le doigt. Le système du porte-parole n’a pas été respecté. Chaque enfant, armé de sa liste de questions, lève la main. Madame Seuvic, professeur des écoles d’une classe de CM1 à Boudonville (Nancy) nous apprend : « Parfois, l’adjointe à la municipalité ou madame Rossinot – si c’est elle qui gère l’activité – demande à chaque enfant

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Le terme « orchestrer » est volontairement employé pour rendre compte du caractère spectaculaire de la rencontre.

2 Il s’agit de Nathalie Kloutz, chargée de l’organisation de la matinée scolaire et d’Élizabeth Bourot, directrice du service scolarité de la ville. Toutefois, on remarquera que c’est Françoise Rossinot qui introduit Daniel Pennac et rappelle les consignes. À aucun moment, les deux organisatrices n’interviendront.

187 de poser la question préparée en classe, ce qui donne un échange plus artificiel avec des questions proches » (entretien, 26/09/08). Il est vrai que, dans la grande majorité des cas, le contenu des questions a tourné autour du travail d’écrivain, de la recherche de l’inspiration, du nombre de livres écrits, aimés… plutôt que sur l’analyse des textes de Daniel Pennac normalement lus, au préalable, en classe. Notons que le temps imparti à la lecture et à l’analyse de textes, à savoir quelques semaines entre la rentrée scolaire et la manifestation, n’a pas permis d’effectuer un travail approfondi des œuvres de l’auteur. Une institutrice nous confie que c’est elle qui a lu L’œil du loup à haute voix en classe. C’est sans doute pour cette raison que peu de questions concernant les deux livres proposés aux élèves par la ville de Nancy, à savoir Cabot Caboche et L’œil du loup ont été posées. Quoi qu’il en soit, c’est la dimension pédagogique de la rencontre qui compte. L’institutrice madame Seuvic (entretien, 26/09/08) l’exprime en ces termes :

« C’est dans le cadre du travail de lecture et puis bien sûr, on utilise parfois certaines phrases de ses textes [ceux de Daniel Pennac] pour réfléchir sur la manière dont l’auteur a construit son texte. La rencontre, ça permet d’aller au-delà de la lecture. Ça donne une image à l’auteur1. Daniel Pennac est un écrivain reconnu qui a eu des prix littéraires. L’intérêt de la rencontre c’est de pouvoir mettre un visage sur l’auteur. Le fait d’avoir rencontré Daniel Pennac, ça donne une ouverture à la littérature et cela encourage la lecture d’autres ouvrages ».

Quant à la théâtralisation de la rencontre, elle se traduit par des signes qui renvoient à une image stéréotypée du théâtre (dorures et chaises en velours rouge) et par la prestation de l’auteur. Instruit par son passé d’enseignant, Daniel Pennac connaît des stratégies permettant d’attirer l’attention des élèves. Ainsi arpente-t-il la pièce de long en large, une main dans la poche, tout en cultivant un air décontracté et nonchalant. De même, il met en application différentes mises en scène permettant aux enfants de mieux visualiser l’univers qui se dessine derrière les mots. Par exemple, on peut observer sur cette photographie Daniel Pennac en train de construire un personnage (ici, il imite son père) pour illustrer une scène de lecture.

1 Supposant qu’un auteur étudié en classe est un auteur décédé, il n’est pas rare que certains élèves soient surpris de voir l’auteur en chair et en os (L’écrivain Patrick Clapat en a déjà fait l’expérience. Entretien, 18/09/08).

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Photographie 29 : Hôtel de Ville de Nancy. Daniel Pennac imitant son père, assis dans son fauteuil, une pipe à la bouche.

© Ville de Nancy, 2008.

Une autre stratégie pédagogique est également mise en application par l’auteur. Il s’agit de l’emploi de métaphores qui font rapidement sens auprès d’un jeune public. Celles-ci servent notamment à illustrer une question à laquelle il est particulièrement difficile de répondre : Où l’auteur trouve-t-il ses idées pour écrire ? La question de la création est récurrente et l’auteur

qui a accepté de rencontrer son public y est fréquemment confronté1. Or il s’avère

particulièrement complexe d’y répondre puisque l’« inspiration » et le « génie » d’un artiste trouvent paradoxalement leur sens dans l’incapacité même de les décrire et d’en donner les raisons exactes. Assailli par ce type de questions, l’écrivain doit pourtant trouver une parade en guise de réponse. Daniel Pennac a fait le choix de la métaphore pragmatique du pommier pour expliquer de quelle manière germent en lui les idées. En outre, pour décrire la soif de mots qu’il ressent, il utilise la métaphore de la baleine qui se nourrit de plancton. Les sourires s’affichent, les enfants semblent conquis par l’image. Même si l’auteur n’a pas de feuille de notes entre ses mains, on devine que cette mise en scène, cette façon de se mettre à la hauteur d’enfants âgés de onze ans, ces discours très imagés ont été pensés, construits et sans doute expérimentés.

1 Dans un prochain chapitre, nous verrons que la fréquence des questions liées aux conditions de création répond au besoin qu’ont les gens de comprendre pourquoi l’écrivain est un être « à part », au-delà du commun des mortels.

189 1.3.2. Que retenir de la rencontre ?

Pour marquer une pause1 dans le jeu des questions-réponses, Daniel Pennac choisit de faire

participer l’ensemble des enfants (et des professeurs) autour d’une mièvre comptine intitulée « La maman des poissons » – version revisitée de la chanson de Boby Lapointe – du reste inadaptée pour un public de futurs collégiens. Les premières minutes, le public s’interroge et ne comprend pas l’intérêt d’un tel exercice dans le cadre d’une rencontre littéraire. Pourtant, très rapidement, les enfants retiennent les paroles jusqu’à réciter par cœur les couplets de la comptine. Cet intermède musical illustre une conception pédagogique chère à l’auteur : l’école doit être aussi le lieu où l’on apprend en s’amusant. En cela, ces techniques didactiques ne sont pas sans rapport avec l’épisode du cerf-volant dans L’Émile, ou de

l’éducation de Jean-Jacques Rousseau (1762 : 181), là même où un père, soucieux d’évaluer

les progrès de son enfant, préfère un test en grandeur nature plutôt qu’un exercice sur table2.

Daniel Pennac est l’exemple même de l’artiste qui a réussi alors qu’il n’a pas été, comme il le dit, un « bon élève ». Il se fait donc le chantre d’un apprentissage rousseauiste, c’est-à-dire conditionné par le plaisir et fondé sur la vulgarisation. Ce dernier terme est à entendre en son sens positif, c’est-à-dire en tant qu’il s’agit de « transposer une pensée informative en une pensée représentative » (Davallon, 1999 : 65). En cela, Daniel Pennac est porteur d’un message à la fois d’espoir pour tous ceux qui souffrent de leur « échec scolaire » et de changement pour un enseignement plus « libre ». En prouvant qu’il n’y a pas que les Fables de La Fontaine qui méritent d’être apprises par cœur, Daniel Pennac entend mettre à l’aise l’ensemble des élèves tout en « décomplexant » ceux qui ne se sentaient pas à la hauteur de cette rencontre. Être mauvais élève puis devenir professeur et enfin écrivain de renom, telle est l’idée communément partagée du parcours idéal d’un artiste dont savent jouer Daniel Pennac et les organisateurs de manifestations littéraires. En effet, ce trait caractéristique est systématiquement réinvesti dans les discours officiels tels que celui de l’inauguration prononcé par André Rossinot (le 18/09/08). Ce dernier ne manque pas de rappeler la profession préalable de l’écrivain, ni de citer Comme un roman (1993, Paris, Éd. Nathan) et la phrase devenue célèbre : « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif ». Le maire ajoutera pour

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Désabusé ou simplement fatigué, Daniel Pennac s’exprime avec lassitude : « Incroyable le nombre de doigts que vous avez » puis instaure une nouvelle règle : « seuls ceux qui n’ont pas encore posé de question peuvent lever la main ».

2 « Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre ? Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant dit : Sur le grand chemin ». En effet, le grand chemin était entre le soleil et eux (Rousseau, 1762 : 181).

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terminer : « Personne mieux que vous [Daniel Pennac] ne pouvait faire pour nous ici à Nancy le lien si intense, si essentiel entre lecture, littérature et enseignement de la langue. Merci encore d’avoir accepté cette présidence ».

Bien que les enfants aient participé à ce moment de complicité, peut-on dire qu’ils ont « rencontré », c’est-à-dire échangé, dialogué, partagé des idées et appris quelque chose au sujet de l’auteur et de ses œuvres ? Étrangement, la question n’est pas simple. Pour y répondre, il faut croiser les observations de terrain avec le discours des enfants et celui des instituteurs. Premièrement, les enfants paraissent très volontaires pour participer. Les doigts ne cessent de se lever. Mais très peu d’entre eux prennent note des réponses et rebondissent sur les questions précédentes, si bien que certaines d’entre elles sont posées plusieurs fois. C’est pourquoi l’emploi des termes « dialogue », voire « rencontre », semble relever d’un abus de langage. Il s’agirait plutôt d’un exercice pédagogique consistant à prendre la parole en public auquel s’ajoute le jeu de celui qui réussira le premier à poser toutes ses questions. En cela, avant que la comptine ne vienne clore la rencontre, l’échange paraît surfait, étant trop réglé et mécanique. Les conditions de prise de parole et la mise en scène des lieux accentuent probablement le côté régulé et artificiel de la « rencontre » : grand salon de l’Hôtel de Ville, peintures au plafond, chaises dorées à l’assise en velours rouge, disposées en arc de cercle, toutes séparées d’un espace équivalent... Ainsi le contexte de réception (lieux d’accueil et prestation de l’auteur) tend-il à faire de cette rencontre littéraire un face à face protocolaire et conventionnel. Mais qu’en est-il des enfants ? Qu’ont-ils retenu de cet événement ? Nous avons rencontré les élèves de madame Seuvic dans leur école et leur avons demandé s’ils étaient satisfaits de leur rencontre avec Daniel Pennac. Ils ont tous répondu par l’affirmative. Quant à en connaître les raisons, voici quelles furent les réponses : « Parce que c’est un grand auteur », « c’est quelqu’un qui n’est pas désagréable », « il plaisantait avec nous », « il ne veut pas faire supporter aux enfants ce qu’il a supporté quand il était petit » et enfin parce qu’« il nous a fait chanter une chanson » (entretien collectif, 26/09/08). Derrière ces réponses, se dessinent en creux un certain nombre d’éléments relatifs aux propriétés d’une médiation présentielle spectacularisée. En premier lieu, on observe que l’objet de ces discours ne concerne pas l’écriture, ni même les livres, mais l’écrivain et sa personne. En effet, ce que les élèves retiennent de la rencontre n’est pas d’avoir appris quelque chose sur les œuvres lues à l’école, mais de constater que Daniel Pennac est un « grand auteur », quelqu’un d’agréable, de compréhensif et d’amusant. Ainsi peut-il être surprenant d’apprendre que les enfants se

191 souviennent plutôt de la comptine – jugée par ailleurs « stupide et très ridicule » par leur maîtresse (entretien, 26/09/08) – que des réponses aux questions qu’ils ont eux-mêmes posées à l’auteur. Mais ces réactions et ces comportements ne font pas exception. Au contraire, nous verrons dans un prochain chapitre qu’ils correspondent à une nouvelle façon d’appréhender la figure contemporaine de l’écrivain et qu’ils répondent à des enjeux dont les origines sont à chercher du côté des industries culturelles.

Cette étude de cas a permis d’aborder la question de la « rencontre » entre un public et un auteur. Toutefois, c’est l’analyse comparative entre une rencontre en librairie et une autre réalisée sous le chapiteau qui semble y répondre le mieux.