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Un dispositif construit sur le mode de la détente : reconstruire un univers familier

1. (Dé)territorialisation et (dés)institutionnalisation du livre et de la lecture

2. Corps lisant et mise en scène du livre

2.1. Un dispositif construit sur le mode de la détente : reconstruire un univers familier

2. Corps lisant et mise en scène du livre

2.1. Un dispositif construit sur le mode de la détente : reconstruire un univers familier

Bien que la configuration même du chapiteau repose sur l’exposition et la vente de livres, nombreuses sont les situations et les mises en scène – expressions de leur trivialité (Jeanneret, 2008) – au cours desquelles le livre n’est plus seulement un produit exposé mais un objet engagé dans une situation active. Bien plus que d’un acte de lecture, c’est d’un corps lisant

1 Nous le verrons, ce sont aussi les écrivains qui sortent de leur tour d’ivoire (déterritorialisation) pour migrer vers un autre lieu fermé : le salon du livre (reterritorialisation).

113 dont il sera question. Ce sont ces situations, redonnant au geste physique de la lecture sa primauté sur le discours institutionnel, qui nous intéressent. En effet, s’attacher à étudier la mise en scène du livre et de la lecture permettra de saisir quelles en sont leurs représentations et, par conséquent, leurs mobilisations triviales (ibid.).

Prenons pour exemple l’espace construit sous l’arc Héré intitulé « la rue des livres ». L’arc Héré est situé entre la place Stanislas et la place de la Carrière où est implanté le chapiteau abritant les stands d’écrivains. Franchir cet arc est le seul moyen de passer d’une place à l’autre, si bien que le public n’a pas d’autre choix que de l’emprunter pour se rendre sur les lieux de la manifestation (voir la photographie ci-dessous).

Photographie 11 : L’arc Héré. Passage obligé de la place Stanislas à la place de la Carrière. En arrière plan de la photographie, on distingue le chapiteau du Livre sur la Place.

© Adeline Clerc, 2010.

Cet endroit habituellement froid et venteux a été totalement revisité et réhabilité par l’équipe organisatrice du Livre sur la Place, en vue d’offrir un véritable espace de détente au public. Ce dernier est ainsi convié à fouler le sable (« le livre sur la plage ») et à flâner sur une

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pelouse artificielle, tout en se prélassant sur des transats destinés à un temps de lecture, une invitation à la « pause » (L’Est Républicain, 17/09/09). L’arc Héré constitue donc le décor idéal du flâneur (voir le chapitre 3 sur la typologie des publics).

Photographie 12 : Livre sur la Place. 2009. Chaises longues à disposition du public sous l’arc Héré. Cette même année, le journal partenaire titre : « Les municipaux ont tout simplement mis la ville de Stanislas à la

campagne » (L’Est Républicain, 17/10/09). © Adeline Clerc, 2009.

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Photographie 14 : Arc Héré, Livre sur la Place. 2009. Ici, fauteuils, canapés et lecture de conte (au fond) attendent les publics. Des livres sont également à leur disposition (la bibliothèque blanche à droite de l’image).

© Adeline Clerc, 2009.

Photographie 13 : Livre sur la Place. 2009. Chaque chaise longue est floquée « Livre sur la Place ».

© Adeline Clerc, 2009.

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Photographie 15 : Arc Héré, Livre sur la Place. 2010. La même configuration est reprise pour l’édition suivante. Une mère – qui porte plusieurs sacs de livres – et son enfant sont assis dans un canapé sous l’arc Héré.

© Adeline Clerc, 2010.

Ainsi lecture et détente se voient-elles conjuguées dans cet espace scénarisé. Face à l’engouement suscité par ce lieu, l’expérience à été renouvelée. « Les Nancéiens ont plébiscité le joli décor de l’arc Héré, qui a pleinement participé à la fête. D’ordinaire cette porte en hiver est glaciale, ouverte à tous les vents, elle sent la pisse », témoigne Jean-Bernard Doumène (L’Est Républicain, 21/09/09), propriétaire de la librairie « L’Autre Rive ». Quant à « son habillage », il « en fait un lieu formidable » (ibid.). Cet endroit symbolise l’idée de carrefour à laquelle est étymologiquement associé le terme de « trivialité », qui vient du latin trivium signifiant « carrefour ». Autrement dit, le livre est soumis à diverses bifurcations et temps d’arrêt dont l’arc Héré constitue sans doute l’espace privilégié. Rappelons que cet espace représente non pas le livre, mais l’action de lire, et véhicule, de ce fait, une certaine représentation de la lecture fondée sur les idées de détente, de quiétude et d’intimité. Entre autres images, ces dernières constituent les stéréotypes et lieux communs majeurs associés à la lecture et au lecteur. Le livre de Fritz Nies (1991 : 8) Imagerie de la lecture rappelle combien ces représentations – dont les premières remontent au Moyen-âge – ont marqué et continuent à marquer les esprits : « Ces représentations sont transmises à un vaste public dont elles conditionnent l’espace imaginaire ». Par conséquent, la mise en scène de l’arc Héré – en

117 donnant corps à des images qui ont su traverser les siècles – contribue d’une certaine manière à transmettre et asseoir « l’histoire des représentations qu’on se fait de la lecture et du lecteur » (ibid. : 8). Mais la particularité tient au fait que ces représentations communes sont reconstruites et reproduites à partir de deux types de détournements : tout d’abord l’arc Héré dont la fonction première – de lieu de passage – a été détournée au profit d’un espace agréable, et la représentation de la lecture elle-même dont la mise en scène repose sur un procédé de monstration.

L’acte de lire étant bien souvent arrimé au motif du quotidien et à l’imaginaire de l’intimité, il est couramment perçu comme un acte proprement personnel, subjectif et fondamentalement intime. C’est précisément à partir du déplacement de l’acte de lire, d’une dimension privée à une dimension publique, que les espaces de lecture aménagés au Livre sur la Place sont pensés. Ils semblent démontrer – par un procédé de monstration – que la rue peut être, au même titre que l’intimité d’un salon ou d’un bureau, un lieu propice à la lecture en toute sérénité. On parlera alors de « naturalisation » des dispositifs par rapprochement des formes

utilisées avec la sphère privée. Autrement dit, il s’agit de réhabiliter des liens plus

authentiques avec le livre – et, nous le verrons, avec l’écrivain – en exaltant le domaine privé

via la naturalisation des dispositifs techniques1. En cela, le salon, par la mise en scène de la lecture comme pratique quotidienne, constitue le point nodal entre l’intime et le collectif et limite en cela les effets d’auto-exclusion en recréant une atmosphère rassurante, plus proche en effet d’un univers familier (voir Lelièvre-Portalier et al., 1991 ; Robine, 1991 ; Thiesse, 1991). Effectivement, contrairement aux bibliothèques et aux librairies qui peuvent constituer des freins sociaux et symboliques à l’accès au livre, la présence d’objets familiers (bains de soleil, canapés) sur le salon facilite cet accès. Jugées sans doute trop sérieuses, ces instances consacrées apparaissent rédhibitoires à celui qui « ne se voit pas » y entrer. « Faire sortir le livre des bibliothèques, c’est intéressant aussi » précise en ce sens une animatrice en pastorale (entretien, 19/09/09). Pierre Bourdieu avec Jean-Claude Passeron (1964) et Pierre Darbel (1966) et plus récemment Olivier Donnat (2009a) ont montré de quelle manière les institutions pouvaient renforcer les inégalités. Ces enquêtes sociologiques fondées sur une approche quantitative mettent en exergue l’importance des déterminants sociaux dans l’accès

1 Le caractère intime est également à l’œuvre dans d’autres dispositifs techniques. Tel fut notamment le cas des « bulles-lecture » en 2001. Les bulles-lecture sont des petits espaces délimités sous le chapiteau principal. Elles permettent aux publics d’écouter des auteurs lire quelques extraits de leurs livres ou de ceux de leurs confrères.

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à la culture. Ainsi la bibliothèque et les musées sont-ils généralement perçus par les individus comme des temples où l’on préserve le livre et les œuvres d’art et où seuls les lecteurs et les connaisseurs les plus avertis trouvent leurs marques.

L’occasion nous est donnée de rappeler que l’objectif du salon est de s’adresser à un public

large, populaire1. Anne-Marie Thiesse (1991) a montré que le public populaire, au XIXe siècle

fréquentait peu les librairies, non pas tant par faute d’argent mais par peur du ridicule, peur que leur ignorance soit ainsi mise au grand jour. Dans le même ordre d’idée, Dominique Lelièvre-Portalier, Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson (1991 : 162) rappellent combien la librairie classique peut déconcerter les profanes par sa « distance révérencielle aux livres », son « silence quasi religieux », son « refus de toute didactique », la « solennité du cadre » et l’« intérêt désintéressé aux œuvres ». Or nous avons vu que la matérialité du

dispositif littéraire étudié est construite en opposition à ces critères d’exclusion2. Proposer des

espaces de lecture et de rencontre familiers dans des lieux publics, sortir la lecture du seul cadre institutionnel (versus la « distance révérencielle aux livres »), tels sont les objectifs de la manifestation littéraire et, en particulier, ceux du Livre sur la Place. En somme, il s’agit de subvertir la forme conventionnelle de présentation des livres (versus la « solennité du cadre ») par la construction d’un univers familier et rassurant où le bruit occasionné par la foule est signe de vie (versus le « silence quasi religieux »).

Le corps lisant n’est donc pas transposé en l’état, mais fait l’objet de reprises, de reconstructions et de détournements (reconstruire un endroit intime dans un espace public), qui témoignent d’une autre façon d’approcher le livre et la lecture. Rappelons que le détournement des objets, des formes et des images constituent l’une des propriétés de la trivialité des êtres culturels telle que l’a définie Yves Jeanneret (2008).

1

Nous employons le terme « populaire » dans son acception à la fois large et positive, relative au nombre et comme le signe d’une variété des publics, lesquels ne sont pas nécessairement amateurs ou férus de littérature dite « noble ». Dans cette optique, l’écrivain G. Laporte qualifie le Livre sur la Place de « populaire, pas au sens de populisme, de démagogie mal placée ou encore de captation de clients […], mais comme un échantillon représentatif de ce qu’est notre société » (entretien, 24/06/10). Toutefois, dans le chapitre 3, nous verrons que les visiteurs qui se rendent au Livre sur la Place ne sont pas représentatifs de notre société.

2 Il s’agit par exemple de toute la mise en scène divertissante autour du livre et de la reconstruction d’un univers familier et quotidien (un espace intime donc rassurant). Pour des publics plus avertis ou plus spécialisés, des rencontres, des débats et des remises de prix littéraires sont proposés.

119 2.1.1. Reproduire l’intimité de la maison

La lecture comme moment de détente se manifeste également dans la matérialisation d’un temps consacré au repos. Plusieurs mises en scène en témoignent. Différentes photographies prises sur les lieux de l’événement en 2008, 2009 et 2010 sous, ou à proximité de l’arc Héré, sont en ce sens révélatrices : l’auteur fictif Jean Sommeil est assoupi dans son canapé au milieu des passants, des chiliennes sont mises à la disposition des lecteurs et des oreillers sonores installés sur la place Stanislas invitent le public à se reposer quelques instants (voir la série de photographies suivante).

Photographie 16 : Livre sur la Place. 2008. Le comédien qui incarne l’écrivain Jean Sommeil est installé sous l’arc Héré. Il est endormi, allongé dans un canapé, mais l’inscription sur un tableau noir invite à la

dédicace : « Jean Sommeil dédicace son livre L’Art de la sieste ». © Adeline Clerc, 2008.

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Photographie 17 : Livre sur la Place. 2008. « Le livre sur la plage ». Oreillers sonores et chaises en toile mises à la disposition des publics.

© Ville de Nancy, 2008.

Photographie 18 : Livre sur la Place. 2010. Bains de soleil situés à l’entrée du chapiteau. © Adeline Clerc, 2010.

Une telle mise en scène n’est pas le propre du Livre sur la Place. Très souvent, la lecture – et finalement la manifestation littéraire – sont intégrées dans un temps vécu comme celui du délassement et du plaisir. En atteste cette photographie prise au Salon du livre de Colmar :

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Photographie 19 : Salon du livre de Colmar. 2008. Lit à disposition des enfants pour qu’ils puissent lire les livres présentés au pied du lit.

© Adeline Clerc, 2008.

En définitive, la culture littéraire est prise dans une forme sociale et surtout ordinaire. Il s’agit de la replacer dans l’intimité du quotidien, même si celle-ci n’est qu’artificielle et ponctuelle. Pour cela, le Livre sur la Place recrée l’intérieur d’une maison où le livre est toujours présent. Il y a le salon avec ses canapés, le jardin avec sa pelouse et la chambre avec son lit. D’autres espaces reconstruisent quant à eux l’univers des vacances : la plage avec ses chaises longues (objet personnel). La lecture se fait domestique, selon l’origine latine du terme « domus » qui signifie « maison ». Et pourtant, ce n’est pas chose simple de se laisser aller en public, de prendre un livre et de se prélasser dans un bain de soleil, qui plus est, dans un endroit initialement non prévu à cet effet. Mais les objets mis en scène, étant familiers, connus (lits, transats, fauteuils...) et répondant à un usage préexistant, sont facilement appropriables par les visiteurs, comme en attestent les deux photographies suivantes :

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Photographie 20 : Livre sur la Place. 2010. À l’entrée du chapiteau, deux personnes profitent des chaises longues pour se reposer un instant.

© Adeline Clerc, 2010.

Photographie 21 : Livre sur la Place. 2010. Deux personnes profitent d’un rayon de soleil pour se prélasser sur les chaises longues situées à l’entrée du chapiteau.

123 D’une certaine manière, les différentes actions mises en place par les organisateurs du Livre

sur la Place rendent « plus vivant le livre »1 en visant un public large et non nécessairement

familier du monde du livre et en convertissant la pratique de la lecture dans des formes de spectacularisation : reconstruire l’intimité de la maison et, nous le verrons plus loin, créer des moments de convivialité autour d’animations. Tel fut, en tous cas, l’un des premiers objectifs officiels du salon, comme en atteste, en 1984, Gérard Benhamou, adjoint au maire (1983-1995), chargé des affaires culturelles, lorsqu’il désigne le Livre sur la Place comme un « succès populaire » :

« Ce succès, qui n’a rien d’estime, est essentiellement populaire au sens premier du terme. En effet, en sortant le livre des vitrines et en le mettant “sur la place”, un processus s’inverse. Les livres vont à la rencontre du passant, celui qui n’a pas toujours le temps d’aller en librairie et qui trouve l’opportunité sous le chapiteau de faire dédicacer son ouvrage par l’auteur » (Le

Républicain Lorrain, 05/09/84).