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Engagement relatif et temps de loisir limité

Quels publics pour quelles pratiques ?

2. Caractéristiques communes à l’échantillon de visiteurs

2.1. Engagement relatif et temps de loisir limité

À partir de l’analyse des pratiques relatées, nous avons pu dégager des discours et des observations participantes une série de caractéristiques propres à la majorité des visiteurs qui fréquentent le Livre sur la Place. L’attitude distraite en est une. Elle prouve que le Livre sur la Place est généralement vécu comme un moment de distraction. Notons que ces deux termes (« distrait » et « distraction ») sont issus de la même racine latine. Tous deux viennent du latin « distrahere » qui signifie « tirer en divers sens ». Cela suppose qu’un certain nombre de visiteurs sont dans un état d’esprit tel qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas se concentrer sur un seul stand, un seul livre ou un seul écrivain, ils flânent au gré de leur envie. C’est pourquoi la plupart des personnes – à la question : « Avez-vous engagé une discussion avec un auteur ? Si oui, lequel ? » – répondent ne pas se souvenir du nom de l’écrivain avec lequel elles viennent

de discuter il y a moins d’une heure1. La plupart d’entre elles plongent alors la main dans leur

sac, sortent le livre nouvellement acheté et lisent à voix haute le nom de l’auteur mentionné sur la couverture.

Graphique 2. Savez-vous depuis quand existe le Livre sur la Place ?

1 Il va de soi que le nom des écrivains dits « têtes d’affiche » (Gracq, 1950 : 67) – bénéficiant d’une médiatisation importante et particulièrement sollicités par le public – n’est généralement pas oublié. Au contraire, les visiteurs sont particulièrement fiers de les avoir côtoyés et n’hésitent pas à s’en enorgueillir.

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Un autre indice atteste l’attitude distraite des publics, laquelle répond très exactement à la création d’un rapport divertissant au monde du livre. Bien que les rues de Nancy soient massivement investies par des affiches célébrant la trentième édition du Livre sur la Place en 2008, 32,2 % des personnes interrogées la même année déclarent ne pas savoir depuis quand existe la manifestation. Enfin, c’est la faible participation aux activités dites « parallèles » au chapiteau (remises de prix et rencontres littéraires publiques) qui rend compte, une fois de plus, d’une pratique fondée sur le caractère ludique et divertissant du livre, non sur une approche officielle, cérémonielle, appliquée et « sérieuse » de la littérature. À la question « Quel est le but de votre visite ? », seules 5,7 % des 180 personnes interrogées ont coché la

case « pour assister aux animations annexes1 ». Ce faible pourcentage s’est vu confirmé à

deux reprises par les quarante visiteurs interrogés l’année suivante et par une observation participante. En effet, qu’il s’agisse de la remise du prix Feuille d’or, de la Bourse Goncourt, ou encore du prix de la meilleure nouvelle récompensée par le magazine Vivre Plus – toutes ayant eu lieu dans les salons de l’Hôtel de Ville –, l’assistance n’a jamais dépassé les cent personnes, dont une partie comprenait, par ailleurs, les auteurs nominés et les proches qui les accompagnaient. Dans cette même optique, les forums littéraires qui ponctuent les trois jours de la manifestation ne constituent pas non plus des activités prisées par les visiteurs. À part quelques amateurs captivés, les publics passent souvent à proximité du chapiteau parallèle, écoutent quelques bribes du débat, identifient les participants (re)connus et continuent leur cheminement à travers les allées du salon. Nous observons donc une séparation entre les rencontres en face à face qui se déroulent sous le chapiteau central et les rencontres publiques

qui ont lieu à l’extérieur de celui-ci2. Évidemment, on ne saurait comparer le « jardin

éphémère » – dont la fréquentation est importante – avec ce type d’événement littéraire. La nature de l’animation et les pratiques sont tout simplement différentes. Quoi qu’il en soit,

1 Nous avions employé, peut-être à tort, le qualificatif « annexe » dans le questionnaire de fréquentation. En aucun cas, il n’exprime une hiérarchie dans la forme culturelle analysée. Bien au contraire, nous le répétons, le Livre sur la Place est un dispositif fondé sur une proposition culturelle globale. Le terme « annexe » signifie que les activités concernées n’ont pas lieu sous le chapiteau, mais dans d’autres lieux tels que les salons de l’Hôtel de Ville ou l’Opéra national de Lorraine. Au même titre que l’adjectif « parallèle », ce terme qualifie donc un lieu géographiquement éloigné du chapiteau principal.

2 Cette séparation n’est pas propre au Livre sur la Place. L’évolution des manifestations littéraires en France est marquée par la volonté de créer un autre dispositif permettant de « gommer » cette frontière entre une rencontre en face à face et des rencontres publiques autour d’un thème choisi. En somme, la tendance – concernant les projets littéraires émergents – consisterait à réduire le côté « salon » et à privilégier un espace de rencontre plus restreint avec des débats plus fréquents. Pour plus de détails, voir le chapitre 4 consacré à l’approche technique du dispositif de médiation.

145 cette question du nombre témoigne de l’importance qu’accordent les visiteurs à ce qui fait dorénavant l’essence même du salon : la rencontre en face à face avec un écrivain, les autres activités étant relativement délaissées.

On note néanmoins que, chaque année, la rencontre avec le Président d’édition, orchestrée par Françoise Rossinot, mobilise davantage la foule. Cet afflux est sans doute lié à la popularité de l’invité ainsi qu’à la configuration de la rencontre. En effet, celle-ci est identique aux rencontres littéraires qui sont organisées en cours d’année par l’épouse du maire et qui mobilisent un public de fidèles. Ainsi, plus de la moitié des places assises à l’Opéra national de Lorraine – institution prestigieuse – étaient-elles occupées lors de la rencontre avec Daniel Pennac le 18 septembre 2008, soit cinq cents personnes. Quant à la rencontre avec Philippe Claudel qui a eu lieu le 8 décembre 2008, les organisateurs estiment que près de 1 500 personnes étaient présentes. Enfin, comment ne pas mentionner le succès qu’a remporté en 2009 l’émission « Le fou du roi » de Stéphane Bern diffusée sur France Inter. L’enregistrement, qui a eu lieu le premier jour du Livre sur la Place à l’Opéra national de Lorraine situé sur la place Stanislas, a fait office de « coup d’envoi » officiel. Sans comparaison avec les forums littéraires proposés à quelques pas de là, une foule de personnes a fait la queue pendant des heures en espérant obtenir une place assise.

Photographie 27 : Livre sur la Place. 18 septembre 2009. File d’attente disciplinée devant les portes de l’Opéra national de Lorraine pour l’enregistrement de l’émission « Le fou du roi » animée par Stéphane Bern.

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Un couple de visiteurs spinaliens1 – correspondant parfaitement au profil de ce que nous

appellerons le « flâneur » – a d’ailleurs découvert l’existence du salon du livre par le biais de cette émission. « C’est tout à fait par hasard. Nous sommes venus sur Nancy pour assister simplement à l’émission de Stéphane Bern et puis comme il n’y avait plus de places, on a vu qu’il y avait une animation, mais on ne savait pas que c’était en lien », déclare la femme (entretien, 47 ans, 18/09/09). Si extraordinaire que soit le portrait de ce couple, il condense, de façon caricaturale, quelques traits saillants propres au visiteur qui se rend au Livre sur la Place pour des raisons et des activités qui ne sont pas exclusivement d’ordre littéraire. Les principaux acteurs de l’événement sont conscients de ce relatif désintérêt de la part du public. Michèle Maubeuge, en charge du Livre sur la Place ne s’en cache pas : « On se fatigue pour trouver un thème, mais on se rend compte que les gens ne se souviennent pas du tout du thème. Même si l’affiche les a marqués et qu’ils la trouvent bien, ce n’est pas ça qui les intéresse » (entretien, 15/02/08).

2.1.1. Faute de temps

Cependant, nombreuses ont été les personnes ressentant le besoin de justifier ce qu’elles ont interprété comme un manque d’intérêt pour les activités littéraires proposées en parallèle. Rares ont été celles qui ont ouvertement signifié leur non-participation à ces activités par désintérêt intellectuel. Au contraire, elles ont fait appel au manque de temps (« je n’ai pas le temps ») plutôt qu’au manque d’intérêt. Un article de Pierre-Michel Menger (2003) intitulé « Travail, structure sociale et consommation culturelle. Vers un échange d’attributs entre travail et loisir » fait le point sur les différentes enquêtes menées au cours des deux dernières décennies sur l’emploi du temps des Français. On y apprend notamment que les actifs des catégories supérieures disposent, contrairement aux autres, de moins de temps libre alors même qu’ils concentrent les plus gros appétits culturels et artistiques. Par conséquent, le temps libre réservé aux loisirs de manière générale (cinéma, musées, théâtre, jardinage, bricolage) se compte de plus en plus. Le « sentiment de manquer de temps et d’être débordé » (2003 : 80) est de plus en plus manifeste et la nature des pratiques culturelles s’en voit transformée. En effet, les personnes sélectionnent les activités auxquelles elles participent et

1 La ville d’Épinal est située à une soixantaine de kilomètres de Nancy, ce qui est relativement éloigné pour pratiquer une activité culturelle.

147 calculent le temps de celles-ci. C’est pourquoi Pierre-Michel Menger (2003 : 85-86) considère que les attributs du loisir s’échangent avec ceux du travail : « Les loisirs doivent, pour se loger dans les temps resserrés où ils sont alors confinés, se parer des attributs de l’activité, ou se charger des injonctions de la vitesse, de la variété et de la multiplication intensive, qui caractérisent ordinairement les façons de travailler sous contrainte de résultats ». Ainsi le temps consacré au Livre sur la Place est-il souvent perçu comme un temps rare. En effet, le temps est valorisé parce qu’il est perçu comme un bien économiquement rare dans un monde où l’une des valeurs majeures est la célérité du travail et la vitesse des déplacements. Par conséquent, fréquenter une manifestation littéraire est de l’ordre du temps suspendu, de la parenthèse temporelle dans la vie d’un individu. Le temps suspendu d’une visite remplace le temps contraint du quotidien. Certes, il autorise la flânerie et les déambulations, mais il est

compté et chronophage1. C’est peut-être pour cette raison que de nombreuses personnes,

prétextant le manque de temps, n’ont pas souhaité répondre à nos questions dans la mesure où elles se présentaient sous la forme d’un questionnaire. Mais, il est sans doute aussi probable que le questionnaire ait été interprété comme une forme de travail à remettre, une contribution à fournir, le rendant par conséquent contraire à la disposition et à l’état d’esprit dans lesquels les visiteurs se situaient. Le temps de la visite (du salon), alors vécu comme un temps précieux, exclut le temps contraint d’un échange formel (avec l’enquêteur) où le visiteur doit se plier au jeu des questions-réponses. Les refus peuvent donc être interprétés non comme une mauvaise volonté de la part des publics, mais plutôt comme la preuve que la manifestation est vécue en la qualité d’un moment rare, donc cher aux visiteurs.

Ceci posé, revenons au fait que les activités littéraires parallèles au chapiteau sont relativement négligées par les publics. Les questions relatives à la temporalité, et évoquées à l’instant, peuvent fournir quelques explications. En effet, la raison est sans doute à chercher du côté de la programmation et de sa symbolique. Contrairement au chapiteau sous lequel les écrivains sont disponibles des heures durant, les animations parallèles répondent à des horaires précis et, en ce sens, peuvent s’opposer à un moment et à un espace de loisirs. Nous pouvons supposer que le fait de sélectionner, puis de participer à ces activités symbolise la rigueur du planning ou de l’emploi du temps. Cela renvoie à l’univers quotidien de l’organisation (horaires fixes, tâches à exécuter dans des délais préalablement définis) dont les

1 Le temps de loisir est chronophage d’autant qu’il est généralement découpé en plusieurs activités. Par exemple, le jardinage, le bricolage et la lecture ont chacun une plage horaire qui leur est accordée.

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visiteurs ont sans doute envie de s’éloigner sur ces plages de temps libre. Parallèlement, alors que les publics du Livre sur la Place font parfois preuve d’un relatif désengagement, ils sont par ailleurs des habitués du salon et, a fortiori, familiers du monde du livre.