• Aucun résultat trouvé

Salons du livre et effets de mimétisme

Évolutions et héritages des manifestations littéraires

2. Des salons littéraires aux salons du livre : emprunts et évolutions

2.5. Salons du livre et effets de mimétisme

Après avoir interrogé la terminologie des manifestations littéraires et avoir démontré la filiation qui les lie à d’anciens dispositifs littéraires, interrogeons l’identité des salons du livre actuels en mettant à jour l’effet de mimétisme qui les régit. Dans un entretien réalisé le 13/03/10, Philippe Claudel avoue ne plus « faire de différence depuis longtemps » entre les salons du livre. En effet, nombreuses sont les manifestations littéraires qui se ressemblent autant dans leur aspect technique que dans leur programmation.

2.5.1. Des dispositifs identiques

Pour prouver cet effet de mimétisme, nous avons choisi de comparer deux salons du livre géographiquement très proches, celui de Nancy et celui de Metz. Pour cela, nous avons catégorisé les propriétés majeures d’un salon et les avons définies selon qu’il s’agit du Livre sur la Place ou de L’Été du Livre (voir le tableau 2).

87

Le Livre sur la Place Nancy

L’Été du Livre Metz

Date de création 1979 1987

Calendrier

Tous les ans au mois de septembre (rentrée littéraire). De

trois à quatre journées

Tous les ans au mois de juin (production littéraire estivale)

pendant trois jours

Lieu

Place Stanislas jusqu’en 2004. Depuis, place de la Carrière

Place d’Armes puis Jardin de l’Esplanade en 2003, enfin à nouveau place d’Armes depuis

2008

À l’initiative de

Mia Romero1, journaliste à L’Est

Républicain, en partenariat avec

l’association des libraires nancéiens « Lire à Nancy » et la

ville de Nancy (via la Direction des affaires culturelles)

À l’initiative de Marguerite Puhl-Demange, à la tête du Républicain

Lorrain depuis 1958, en

partenariat avec l’association des libraires messins « Le livre à

Metz » et la ville de Metz

Presse écrite partenaire

L’Est Républicain Le Républicain Lorrain

Architecture actuelle

Chapiteau de 2200 m2 sous lequel

sont agencés les stands d’éditeurs et d’auteurs répartis par librairies

Chapiteau de 1500 m2 sous lequel

sont agencés les stands d’éditeurs et d’auteurs répartis par librairies

Nombre d’auteurs présents en 2009

Environ 400 auteurs Environ 300 auteurs

Estimation du nombre de visiteurs

en 2009

Environ 130 000 visiteurs Environ 80 000 visiteurs

Thèmes d’édition

Thèmes principalement historiques jusqu’au milieu des

années 80. Depuis, les thèmes sont très variables.

Depuis 2008, la thématique choisie est celle de la littérature et

du journalisme

Programmation

Rencontres littéraires dans les salons de l’Hôtel de Ville, rencontres en milieu scolaire,

carcéral et hospitalier, expositions, animations extérieures et décentralisées, forum littéraire sous le chapiteau.

Matinée scolaire le vendredi.

Rencontres littéraires dans les salons de l’Hôtel de Ville, rencontres en milieu scolaire, carcéral et hospitalier, expositions,

animations décentralisées, forum littéraire sous le chapiteau. Matinée scolaire le vendredi.

1

C’est M. Romero qui a contracté un partenariat avec l’Académie Goncourt.

88

Président d’édition

À chaque édition, un Président d’édition est choisi pour son rapport plus ou moins proche avec

le monde littéraire

À chaque édition, un Président d’édition est choisi pour son rapport plus ou moins proche avec

le monde littéraire et/ou journalistique

Prix littéraires renouvelés d’une

année à l’autre

La Bourse de la biographie remise par l’Académie Goncourt, le prix

Feuille d’or, le prix des libraires de Nancy-Le Point, le prix de la nouvelle du magazine Vivre-Plus

Le prix Marguerite Puhl-Demange, le prix Marianne Été du

Livre

Figure féminine marquante

Françoise Rossinot, épouse du maire de Nancy, animatrice des rencontres du Livre sur la Place,

ancienne journaliste à L’Est

Républicain

Marguerite Puhl-Demange, fondatrice de l’Été du Livre. En

1958, elle prend la tête du

Républicain Lorrain. Elle décède

89

Photographie 3 : Metz. L’Été du Livre. 2009. Entrée principale du chapiteau. © Adeline Clerc, 2009.

Photographie 4 : Nancy. Livre sur la Place. 2010. Entrée principale du chapiteau. © Adeline Clerc, 2010.

90

Photographie 5 : Metz. L’Été du Livre. 2009. Intérieur du chapiteau principal. © Adeline Clerc, 2009.

Photographie 6 : Nancy. Livre sur la Place. 2008. Intérieur du chapiteau principal. © Adeline Clerc, 2008.

91 Tableau et photographies attestent du fait que les similitudes entre les deux salons sont nombreuses. Elles vont jusqu’à la couleur rouge des nappes disposées sur les stands. La signalétique et la scénographie sont similaires : portrait d’auteurs suspendus au plafond dans le cas de Metz ou situés en fond à Nancy, deux allées centrales tout en longueur qui séparent les stands... Nous pourrions d’ailleurs renouveler l’épreuve comparative avec d’autres événements littéraires d’envergure semblable. Prenons le cas de la foire du livre de Brive qui a lieu deux semaines après le Livre sur la Place et où se rendent aussi les Académiciens Goncourt. Outre le dispositif technique et la programmation de ces trois événements, c’est sans doute la présence des mêmes auteurs d’un salon à un autre qui est l’élément le plus frappant. Tout d’abord, le nombre d’écrivains présents sous le chapiteau est sensiblement identique. 323 auteurs étaient à L’Été du Livre en 2007, 480 au Livre sur la Place et à Brive en 2008. 104 auteurs présents en juin à Metz figuraient également sur la programmation de Nancy la même année. En 2008, 28 auteurs ont participé à la fois à L’Été du Livre et au salon de Brive. 67 auteurs participant au Livre sur la Place étaient également sur les stands de Brive. Enfin, 17 auteurs ont participé à ces trois salons du livre la même année. Ceux de Nancy et de Brive, étant tous les deux situés à la rentrée littéraire, accueillent de nombreux auteurs en commun, ne serait-ce que ceux qui prétendent au prix Goncourt. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre la liste de la deuxième sélection du prix 2008 et de noter quels auteurs ont assisté au salon de Nancy puis à celui de Brive. Sur neuf « goncourables », quatre étaient présents dans la cité ducale et cinq à Brive, dont quatre sur les deux salons (Jean-Baptiste Del Amo, Une Éducation libertine, Gallimard ; Catherine Cusset, Un brillant

avenir, Gallimard ; Michel Le Bris, La Beauté du monde, Grasset et Olivier Rolin, Un Chasseur de Lions, Éd. Le Seuil). À noter que le lauréat 2008 Atiq Rahimi pour Syngué Sabour (Éd. POL) n’a participé à aucun des deux et qu’aucun des auteurs en lice n’était à

Metz en juin (la présélection n’est rendue publique que début septembre). Cette micro-étude éclaire l’itinéraire des auteurs – dont certains cumulent les salons et s’adonnent à un véritable

marathon annuel1 – et notamment ceux qui sont susceptibles d’être couronnés par le prix

1 M. Carminati (entretien, 05/06/09) n’hésite pas affirmer qu’il « faut avoir la force d’un marathonien » pour mener de front toutes les activités paralittéraires auxquelles elle participe. En moyenne, elle participe, tout comme P.-S. Boutsindi, à une activité par mois. G. Laporte tient quant à lui à préciser que « le temps passé en salons est un temps considérable qui ne peut pas être consacré à l’écriture ». Pour lui, il y va même d’une

92

Goncourt. L’effet de mimétisme se confirme également au regard des itinéraires paralittéraires qu’empruntent les écrivains de notre corpus. En effet, sur les quatorze auteurs interrogés en 2009, onze se rendent régulièrement à L’Été du Livre, quatre à Brive, trois au Festival international de géographie, deux à Saint-Étienne et à Longwy. Aux côtés d’auteurs à faible notoriété qui souhaitent accroître leur lectorat en multipliant les salons, prennent place des auteurs très populaires et médiatiques tels Amélie Nothomb, Richard Bohringer, Frédéric Beigbeder, Patrick Poivre d’Arvor, Jean d’Ormesson, Marc Lévy. Boulimiques de médiatisation et de médiation, ils enchaînent les manifestations littéraires. Il n’est donc pas étonnant que les critiques émises par les publics et centralisées par les différents CRL de France concernent principalement la similitude des auteurs présents sous chaque chapiteau. De même, on comprend mieux pourquoi plusieurs auteurs disent ne pas faire de différences entre les salons. Pour eux, ils répondent au même « schéma ». « On est sur un stand, il y a nos livres qui sont là. Le lecteur vient vers nous, on discute avec. Seuls les rapports humains sont un peu différents. Sur le fond, c’est toujours la fête du livre qui se reproduit un peu partout en France » commente Patrick Clapat (entretien, 18/09/08).

2.5.2. Une sélection littéraire attendue

Malgré un certain « brassage littéraire » (voir le chapitre suivant) nécessairement induit par le nombre important d’auteurs (en moyenne 400 auteurs par an au Livre sur la Place), une forme de prescription littéraire s’opère via la sélection des auteurs têtes de file, c’est-à-dire « vendeurs », voire « best-sellerisés ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cet aspect, mais nous souhaitons auparavant introduire une réflexion sur la position tenue par les attachés de presse. En effet, une fois que les libraires se sont entendus sur la répartition, par stand, des maisons d’édition, ce sont les attachés de presse qui exercent leur pouvoir prescriptif en décidant quels auteurs participeront à tel ou tel salon. Quatre critères de sélection motivent leurs choix. Premièrement, ils évaluent la popularité de l’auteur, deuxièmement, ils apprécient la reconnaissance du livre (a-t-il reçu un prix littéraire ?), troisièmement, ils misent sur un thème et un sujet qui saura éveiller les passions (on pense notamment aux œuvres biographiques qui retracent la vie de stars de cinéma ou d’hommes politiques), enfin, ils sont

rupture : « Trois jours de salon du livre, c’est une semaine pour s’en remettre. C’est épuisant et puis il y a déconnexion complète avec ce qu’on est en train de faire » (entretien, 24/06/10).

93 particulièrement attentifs à la renommée de l’auteur dans d’autres domaines que la sphère littéraire (ainsi Sophie Thalmann, ancienne Miss France d’origine lorraine participe chaque année au Livre sur la Place). Évidemment, ces critères sont à rapprocher d’une production culturelle qui est fondée sur un succès rapide mais éphémère. Les attachés de presse évoluent dans un marché qui impose l’amenuisement de toute incertitude et où seules les promesses de vente comptent. La surproduction littéraire, devenue la marque de fabrique du marché du livre (plus de 63 000 productions commercialisées – nouveautés et nouvelles éditions – pour la

seule année 2009)1, ne permet plus qu’à quelques auteurs de dépasser les milliers

d’exemplaires vendus. Ce sont ces mêmes écrivains, constituant l’aréopage de best-sellers et

autres bankables2, que l’on croise régulièrement sur les plateaux de télévision et dans les

salons nationaux. En outre, les attachés de presse et les organisateurs espèrent, par un effet de longue traîne, qu’ils charrieront dans leur sillage d’autres auteurs moins connus. Certes, les salons du livre apparaissent comme de nouveaux modes de prescription littéraire. Mais, dans le cas des auteurs reconnus nationalement, ils ne font que reproduire une sélection identique à celle qu’opère, en amont, les buzz sur l’internet et les émissions de divertissement culturel comme celles qu’animent Laurent Ruquier ou Thierry Ardisson (Gaulène et al., 2010). Pour reprendre l’analyse de Patrick Tudoret (2009, 187) à propos des émissions littéraires, les salons du livre fonctionnent, en ce qui concerne les auteurs de best-sellers, sur le principe de la « prétérition » : les auteurs invités sur les salons sont déjà connus et familiers du jeu médiatique.

Les Présidents d’honneur se retrouvent aussi d’un salon à l’autre. On remarquera par exemple que ceux qui ont présidé l’une des éditions du Livre sur la Place en ont présidé une au festival international de géographie de Saint-Dié qui comprend un salon du livre (tableau 3).

1 Source : Livres Hebdo/Electre. Accès : http://www.centrenationaldulivre.fr/IMG/pdf/Chiffres-cles_2008-2009.pdf, consulté le 27/10/10.

2

94

Tableau 3 : Effets de mimétisme entre le festival international de géographie et le Livre sur la

Place. Les Présidents d’édition

Festival international de

géographie

Livre sur la Place

Joël de Rosnay 1991 1998

Jean Malaurie 1996 1987

Yves Coppens 2000 2007

Boris Cyrulnik 2005 2004

2.5.3. La saturation des salons ?

En filigrane à ce constat, c’est la question de la concurrence et de la possible saturation des manifestations littéraires qui est posée et sur laquelle nous voulons conclure. À partir de la fin des années 80, leur croissance atteint un niveau où s’engage la compétition entre municipalités :

« Les fêtes du livre se multiplient, en France comme à l’étranger. Ce qu’on a vu récemment sous la belle coupole du Grand Palais a quelque chose d’inquiétant. On y a plus vécu l’ambiance des hypermarchés, au temps de Noël, entre la dinde et la bûche, que l’atmosphère des librairies et des bibliothèques, entre un titre à dénicher et une nouveauté à feuilleter. Après le retentissant échec de Nice, dans ce domaine, une deuxième place est à prendre derrière Paris. Avec beaucoup de culot et de talent, Brive met le paquet et ne réussit pas mal, avec un clin d’œil de gorille et une pincée de foie gras. Nantes joue la science-fiction en organisant un salon inspiré de Jules Verne. Dijon se place au niveau des éditions régionales, Besançon également. Concarneau, face au large, étale les ouvrages maritimes. Angoulême reste fidèle à la bédé. Pour Nogent-sur-Marne, c’est dans la Poche » (L’Est Républicain, 09/04/87).

Toutefois, l’entrée en compétition n’est pas sans poser des questions d’ordre éthique, médiatique mais aussi identitaire :

« Le Livre sur la Place est, après son succès, dans la situation d’une équipe de foot qui a dominé le championnat de deuxième division et acquis, haut la main, le droit d’accéder à la première et à un

95

destin européen. Quel dilemme !, s’exclame le journaliste nancéien Michel Caffier. Rester premier chez soi plutôt que deuxième à Rome ? Garder l’esprit des amateurs plutôt que de choisir la technicité des professionnels ? Jouer, sans rien sur le maillot, ou avec le nom d’un sponsor ? Satisfaire le public, avec l’école du club, ou avec les vedettes venues d’ailleurs ? Ce n’est pas simple, c’est dangereux peut-être » (L’Est Républicain, 26/09/85).

Il faut attendre le milieu des années 90 pour que la saturation des salons soit frontalement posée, notamment par les magazines spécialisés : « Toujours plus nombreux, salons, fêtes et foires du livre battent leur plein à l’automne. S’ils rehaussent l’image des municipalités, éditeurs et auteurs se disent trop sollicités. Gare à la saturation » (Livres Hebdo, 27/10/95). La « saturation » des manifestations littéraires est l’une des questions majeures que représentants institutionnels et organisateurs se posent. Pour y répondre, tous réfléchissent à la conception de nouveaux dispositifs de médiation, différents des stands d’auteurs installés sous un chapiteau. En ce sens, la proximité des corps entre l’auteur et le lecteur semble être une piste de réflexion particulièrement féconde (voir le chapitre 4 sur les dispositifs de médiation).

97

« Les Nancéiens ont plébiscité le joli décor de l’Arc Héré, qui a pleinement participé à la fête. D’ordinaire cette porte en hiver est glaciale, ouverte à tous les vents, elle sent la pisse » (propos de Jean-Bernard Doumène, propriétaire de la librairie « L’Autre Rive » et président de l’association « Lire à Nancy », L’Est Républicain, 21/09/09).

Chapitre 2