• Aucun résultat trouvé

Évolutions et héritages des manifestations littéraires

1. Questions de définitions

1.1. Un flou terminologique

L’expression « salon du livre » peut être une sous-catégorie générique désignant un certain type de manifestation littéraire, mais peut aussi être employée dans l’intitulé même de l’événement en question. Trois exemples de ceci : le « Salon du Livre » de Paris (1981) à l’initiative des éditeurs (le Syndicat national de l’édition), le « Salon du livre Jeunesse » à Montreuil (1985) ou encore le « Salon du livre de Colmar » (1990) ; lesquels sont généralement organisés dans des parcs ou halls d’exposition. Quant au Livre sur la Place, tout comme son homologue à Metz, L’Été du Livre, ou encore les Imaginales à Épinal, ils sont parfois qualifiés par les médias, les écrivains et les publics de « salons du livre » au sens générique du terme. Or, dans les faits, le Salon du livre de Paris et ceux qui se déroulent à Nancy ou à Metz sont différents à bien des égards. La politique tarifaire est sans doute le premier élément distinctif. Alors que les lecteurs paient un droit d’entrée Porte de Versailles à

64

Paris1, c’est gratuitement qu’ils déambulent sous les chapiteaux situés en plein air à Épinal,

Nancy et Metz.

Le deuxième trait distinctif concerne la portée de ces manifestations. On a coutume de dire qu’un Salon du livre, tel que celui de Paris, est destiné en priorité aux professionnels du livre, éditeurs notamment, qui négocient leurs contrats et échangent leurs droits. Généralement, l’événement est pris en charge par une agence d’organisation d’événements culturels telle que « Faits et Gestes » qui programme la foire du livre de Brive, ou « Reed Expositions » pour l’organisation du Salon du livre de Paris. Quant aux « fêtes » du livre, telles que le Livre sur la Place – parfois appelé « salon » – elles sont davantage tournées vers le public et portées généralement par une municipalité, des institutions publiques, notamment les bibliothèques et/ou des associations favorisant le développement du livre et de la lecture.

1.1.1. Salon et salon

Ceci posé, précisons une question d’homonymie. Elle concerne l’opposition, très souvent ignorée, entre le terme de « salon » avec une minuscule et celui de « Salon » avec une majuscule. Une rapide consultation du Trésor de la langue française prouve que les deux termes se distinguent par le caractère privé de l’un et le caractère public de l’autre. Ainsi rappelle-t-on que le « salon » est « une pièce aménagée avec un soin particulier où l’on reçoit les visiteurs et où l’on se réunit en famille et entre amis ». Il désigne plus spécifiquement la « réunion d’hommes de Lettres, de personnalités des arts, des sciences, de la politique, dans une demeure particulière ». Il est couramment employé dans l’expression « salon littéraire ». Quant au « Salon » avec une majuscule, suivi d’un complément ou d’un adjectif, il définit une branche d’activité économique, tels que le Salon de l’automobile, le Salon des antiquaires ou encore le Salon du livre de Paris. La minuscule à « salon » représente par métonymie le lieu matériel où se déroule cette grande exposition. Cette précision, qui pourrait s’apparenter à un simple détail graphique, est en fait un indice précieux dans la mesure où l’on s’intéresse à la

1 Avant 1994, le Salon du livre de Paris avait lieu au Grand Palais. En 1988 et en 1989, le parc des expositions de la Porte de Versailles accueillait déjà le Salon. En 2011, la question : « Ne faut-il pas délaisser le parc des expositions et revenir au Grand Palais rénové ? » a fait couler beaucoup d’encre. Finalement, lors d’une conférence de presse en février 2010, Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition (SNE) et Bertrand Morisset, commissaire général de la manifestation expliquent que la superficie du Grand Palais ne permet pas d’accueillir les 220 000 visiteurs attendus.

65 définition des manifestations littéraires, aux représentations qu’elles véhiculent dans la sphère publique ainsi qu’aux pratiques dont elles font l’objet. La majuscule au mot « Salon » dans le « Salon du livre de Paris » renseigne par exemple sur le caractère économique à partir duquel sont pensés son organisation et ses objectifs. Toutefois, il ne faudrait pas confondre le Salon tel qu’on l’entend aujourd’hui avec son homonyme à l’époque classique.

En effet, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, le Salon représente le seul lieu où les

artistes peuvent se faire connaître, engager des ventes et des commandes d’État. Contrairement à la terminologie actuelle, les raisons qui ont poussé les académiciens à créer cette structure culturelle sont non commerciales. Nathalie Heinich (2005 : 56) explique que : « Les académiciens s’étant interdit par leurs statuts de “tenir boutique” afin de se démarquer des artisans de la corporation, [ont] inventé une façon non commerciale de montrer leur travail à ce qui allait désormais constituer un “public” comportant aussi des amateurs éclairés et des critiques ». Les Salons constituaient donc des attractions hautement populaires

qui drainaient des foules1 non pas au contact de l’artiste, mais au contact de l’œuvre. Ceci

posé, revenons à notre distinction qui ne tient qu’à une majuscule. Bien que celle-ci soit, dans ce cas, très significative, nous conviendrons qu’il est impossible, dans une conversation ordinaire, de faire clairement la différence entre le salon et le Salon. Nous constatons que l’amalgame est courant et que les deux termes sont fréquemment rapprochés. Sur le site internet du Livre sur la Place, les deux orthographes sont ainsi utilisées de manière anarchique, avec cependant, une propension plus marquée pour la minuscule, raison pour laquelle nous emploierons tout au long de notre étude la graphie suivante : « salon du livre ». Néanmoins, il paraît impossible de savoir – uniquement par le biais de cet usage – si les organisateurs placent l’événement dans une approche avant tout commerciale (Salon) ou plus littéraire (salon).

1.1.2. Salons et festivals

Ajoutons l’emploi d’un autre terme : celui de « festival ». En effet, certaines manifestations littéraires se dénomment « festivals du livre ». On pense notamment au festival du livre de

1

66

Nice (depuis 1994), au festival du livre de jeunesse de Rouen (1984) ou encore au festival international du livre et du film de Saint-Malo mieux connu sous l’appellation « Étonnants Voyageurs » (1989). La plupart des événements littéraires, dont le Livre sur la Place – qui ne se dénomme pas « festival » –, réunissent un certain nombre de caractéristiques de la forme festivalière. Rappelons que les festivals représentent une forme relativement récente

d’événement culturel qui a pris son plein essor durant la seconde moitié du XXe siècle, en

même temps que le salon de Nancy. Tout comme le festival, le Livre sur la Place « est un moyen d’action en faveur de la décentralisation culturelle » (Brennetot, 2004 : 29) et réunit « des acteurs multiples prêts à partager une expérience commune à laquelle ils donnent un sens qui les rapproche : artistes, pouvoirs publics, associations civiles, prestataires de services privés, mécènes, habitants locaux, touristes » (ibid. : 32).

Autre caractéristique commune : la récurrence. Au même titre que tout festival, le Livre sur la Place se déroule chaque année à la même époque. Enfin, tous deux « constituent avant tout

une occasion de divertissement »1 (ibid. : 31). Pourtant, selon Arnaud Brennetot (ibid. : 31),

« les festivals se distinguent des salons dans la mesure où la dimension marchande n’est pas leur vocation première ». Là encore, la dimension commerciale semble être la pierre de touche de toute tentative de définition, justifiant le fait que notre étude revienne sur ce point régulièrement. Hormis l’approche marchande – qui, nous le verrons, est remise en question –, rien de tangible ne permet de préférer la dénomination « festival » à celle de « salon ». Par exemple, le festival de Nice, réalisé en extérieur, s’éloigne par son aspect technique du Salon de Paris, mais s’en rapproche par la prise en charge professionnelle dont il fait l’objet. En effet, ces deux événements sont organisés par une agence de communication : Reed Exposition pour Paris et MPOCOM pour Nice. Quant au festival du livre jeunesse de Rouen, il est porté par une association (« Les amis de la Renaissance ») et soutenu par des bénévoles. Par conséquent, le statut des organisateurs, qu’il s’agisse de professionnels, d’associations ou de bénévoles, ne constitue pas un critère distinctif permettant de différencier un salon d’un festival ou d’une fête du livre. En revanche, la programmation peut en être un. En effet, c’est l’ampleur de l’événement et le caractère pluriel des activités proposées qui semblent justifier l’emploi du terme « festival ». Bien souvent, le livre y est associé au septième art comme à Saint-Malo ou à Épinal. Bien que, dans les faits, rien ne distingue clairement un salon d’un

1 L’étude des publics du Livre sur la Place met justement en exergue le fait que la plupart des visiteurs qui fréquentent cette manifestation le font sur le mode de la distraction.

67 festival, il n’empêche qu’une définition positive et valorisante semble arrimée au deuxième terme.

Malgré une terminologique instable, nous émettons l’hypothèse suivante : le Livre sur la Place – événement culturel porté par le service des Affaires culturelles de la ville de Nancy et l’association des libraires « Lire à Nancy » – évacue la dimension commerciale associée au terme de « Salon » par l’amalgame créé à partir de son homonyme « salon » et adopte une

appellation qui lui est propre : « le Livre sur la Place »1. Sur le site du Livre sur la Place,

l’événement est désigné comme étant le « premier grand Salon de la rentrée littéraire ». Certes, on observera la majuscule à « Salon », sans toutefois y voir une quelconque prise de position puisque son utilisation, nous l’avons dit, est fluctuante. Ce qui est davantage pertinent, c’est l’utilisation du complément « de la rentrée littéraire » qui permet de masquer le caractère commercial couramment associé à l’expression « salon du livre » et conséquemment au Salon du livre de Paris. En effet, pour pouvoir asseoir l’identité de l’événement littéraire nancéien, encore fallait-il que son nom puisse se différencier de son homologue parisien dont la désignation embrasse à elle seule tout un genre culturel : le salon

du livre2. Lorsque l’on parle de la catégorie culturelle « salon du livre », il est fréquent

d’observer que, dans le monde professionnel, une telle expression renvoie immédiatement au

Salon du livre de Paris et ce, sans avoir besoin de préciser le nom de la ville3. Pour se faire

connaître et reconnaître, les autres salons doivent se démarquer, qu’il s’agisse de la thématique (le livre de jeunesse à Montreuil, le livre policier à Cognac), de la terminologie (fête du livre de Bron, festival international de géographie de Saint-Dié) ou de la dénomination (Livre sur la Place, les Correspondances de Manosque, les Imaginales à Épinal). Ceci est à rapprocher du nombre imposant de manifestations littéraires :

« Les organisateurs de manifestations autour du livre font beaucoup d’efforts pour trouver un nom original à des animations qui se ressemblent de plus en plus, consistant le plus souvent en signatures, expositions, opérations avec les écoles et bibliothèques. Une explication : la profusion.

1 Cette hypothèse reste de l’ordre de l’effet, non de la stratégie. Aucune preuve tangente ne permet d’affirmer que les organisateurs ont eu la volonté de masquer la dimension commerciale en adoptant une appellation personnalisée.

2

Précisons que la création du Livre sur la Place (1979) précède celle du Salon de Paris (1981). Heureux hasard ou choix réfléchi, les fondateurs du Livre sur la Place ont décidé, depuis son origine, de lui octroyer une dénomination personnalisée.

3 Depuis 2011, date à laquelle la ville de Paris devient pour la première fois le partenaire officiel du Salon, une nouvelle appellation a été choisie : « Salon du livre de Paris ».

68

En vingt ans, les fêtes du livre se sont multipliées au point que la moindre bourgade, ou presque, a aujourd’hui son rendez-vous annuel avec le livre […]. Elles sont devenues des “incontournables” où auteurs et éditeurs se doivent d’être vus une fois l’an. Un véritable circuit semble s’être établi » (« Le temps des salons », Livres Hebdo, 27/10/95).

Pour toutes ces raisons, à la fois définitionnelles, homonymiques, terminologiques et stratégiques, il paraît impossible de classifier les manifestations littéraires selon qu’elles se dénomment « salon », « fête », « foire » ou « festival ». En somme, il n’y a pas nécessairement corrélation entre les mots et les choses.