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Stabilisation de la locution : vers une définition purement littéraire et historique ?

qui intéresse de près notre investigation. La « désespérance » française, « l’ennui sans motif apparent, l’ennui vague, indéterminé, sourd, persévérant et ne finissant qu’à la mort », est alors un « spleen conscient et raisonné ». Larousse cite d’ailleurs La Confession d’un enfant

du siècle et d’autres écrits de Musset, qu’il donne pour symptômes littéraires archétypaux du

« spleen ». On serait donc tenté d’avancer une éventuelle synonymie, si l’ « enfant du siècle souffre du spleen ». Cependant, les données diverses mises en cause par les deux syntagmes, et la radicalisation de la notion de « spleen » chez Baudelaire sont une entrave à cette transparence.

A l’inverse du « mal du siècle », le terme de « spleen », s’il semble une conquête récente à laquelle Baudelaire a donné toute sa dimension, figure dès 1745 dans de nombreux dictionnaires. Si on l’assimile tout d’abord à son incarnation littéraire - on parle de « mal de René », de « mal d’Oberman » - il est ensuite perçu comme l’anonyme affection d’une époque. Aboulie, fatigue, apathie, pesanteur des enceintes terrestres, autant de déclinaisons d’une incomplétude de l’être voué à un seul Dieu : l’Ennui, taraudant, dévorateur, distinct du vague de l’introspection romantique. Le « spleen » tend par conséquent chez Baudelaire à recouvrir un champ d’action plus large et profond et suppose des enjeux esthétiques et existentiels plus lourds de conséquences. Variation de la « double postulation », il devient alors chez Baudelaire un avatar radicalisé du « mal » romantique ; il illustre la douloureuse expérience d’une disproportion absurde et fatale entre le réel et la vie pensée.

« Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l’espérance, comme une chauve-souris,

S’en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris.»23

Stabilisation de la locution : vers une définition purement littéraire et

historique ?

Face à la complexité et à la polysémie de la locution « mal du siècle », devant les carences sémantiques des multiples synonymes et hyperonymes envisagés, il convient alors d’aborder, dans une perspective plus indirecte que celles que proposent les analyses sémiologiques, la stabilisation tardive d’une expression défiant l’exégèse. Dans cette optique, peut-être qu’une analyse synchronique et littéraire du syntagme, suivie d’une prise en compte de la lexicalisation du « mal du siècle » dans les grands dictionnaires du XXe, permettra alors une circonscription sémantique, raisonnée et ouverte, de cette locution aussi fluctuante que problématique.

« Cette unanimité [dans les dictionnaires du XIXe] se retrouve dans l’affirmation de l’origine romantique et littéraire de l’expression »,24 écrit Simone Bernard Griffiths. C’est

23

C. Baudelaire, « Spleen », in Les Fleurs du Mal , [1857], Œuvres Complètes, op. cit., p.75.

24

pourquoi il semblerait judicieux de nous livrer à un bref parcours dans le panthéon romantique, afin de sonder l’acception littéraire de la locution dans les cœurs de ceux qui en furent la proie, quitte à y réinvestir quelques-unes de nos analyses précédentes.

Les contenus sémantiques s’avèrent relatifs et variables : ils vont de l’« indifférence religieuse » chez Lamennais à l’« indigence de la sensibilité » chez Courier. Pourtant Sainte- Beuve, quelques années plus tard, donnera à la locution la même extension sémantique que nous avons évoquée, puisqu’il parlera à plusieurs reprises du « mal de René », et, dans la préface de la réédition d’Oberman, de « mal d’Oberman » : « ce mot d’ennui, pris dans son acception la plus générale, et la plus philosophique, est le trait distinctif du mal d’Oberman, ç’a été en partie le mal du siècle »25. L’expression a donc partie liée avec ses incarnations littéraires individualisées, avant de sombrer dans l’anonymat, par un mouvement d’extension qui, toujours selon Simone Bernard Griffiths, « révèle l’importance, au cœur de la pensée du XIXe siècle de la dialectique de l’individuel et de l’universel »26. Au coeur de cette dialectique, on verra certains individus opter pour une marginalisation revendiquée, fût-elle sans gloire. Cette impossibilité de trouver sa place ici-bas est dépeinte par Victor Hugo dans son célèbre poème «fonction du poète» :

« Pourquoi t'exiler, ô poète, Dans la foule où nous te voyons ?

Que sont pour ton âme inquiète Les partis, chaos sans rayons ? [...]

- Hélas ! hélas dit le poète, J'ai l'amour des eaux et des bois ; [...]

Mais, dans ce siècle d'aventure, Chacun, hélas ! se doit à tous. [...]

Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs.

Il est l'homme des utopies ; Les pieds ici, les yeux ailleurs. »27

Pour de nombreux poètes, le mal du siècle prend la figure de l'exil, qu'il relève de la fuite du monde ou de la fuite de soi. Ce vague à l’âme que les enfants du siècle assimilent presque à une hérédité – ce sera le cas de Flaubert qui avance ses origines nordiques – désigne donc à la fois une affection atavique, une souffrance physique, et un malaise moral. Il met en exergue l’insoluble paradoxe de l’absence et de l’abondance de désirs, de l’abattement, de l’anéantissement et des plus nobles aspirations vers les éthers de l’Absolu. À la rêverie d'un Senancour, à l’impuissance physiologique, mais révélatrice d'une incapacité générale à vivre de tant de protagonistes de romans de la Restauration (Olivier de Latouche en 1826, Armance de Stendhal en 1827, Aloys de Custine en 1829) va succéder un sentiment aigu de la vacuité et du divorce qui s'est opéré entre le rêve et l'action. Ainsi verra-t-on dans la correspondance du jeune Flaubert : « J'étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6000 femmes et 1400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre, et je n'ai rien que des désirs immenses, et insatiables, un ennui atroce et des bâillements continus.»28 Le vide existentiel gît tout entier dans cette dissonance tragique, cette terre brûlée des possibles. La « névrasthénie », attestée dès 1859, l’engourdissement dont Pascale Jonchière a relevé le

25

Sainte-Beuve, préface d’ Oberman, [1833], cité par D. Hadjadj, art. cit., p.31.

26

Voir note 6, ibid., p.6.

27

V. Hugo, I, « Fonction du poète », les Rayons et les Ombres, [1840], Œuvres Poétiques, t.I, Paris, Gallimard, , coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1964-1974, p.1023.

champ sémantique dans les Memoranda de Barbey d’Aurevilly, l’apathie chez Balzac, l’aboulie, le « taedum vitae » ne sont que les facettes individualisées et duplices d’une insupportable incomplétude de l’être, et d’une attirance irrépressible vers le néant de la mort, ressenti par l’enfant du siècle isolé dans l’incompréhension la plus totale.

Par conséquent, au-delà des incertitudes et des tâtonnements lexicologiques, la notion de « mal du siècle », quelles qu’en soient les manifestations, trouve son unité dans l’interrogation métaphysique que sa dualité sémantique suppose : la question d’Hamlet, être ou ne pas être, ou plus précisément, être et ne pas être, paradoxe douloureux des enfants du siècle écoeurés d’une existence dont ils ne peuvent se libérer. Comme l’écrit le philosophe Max Buber, il faut distinguer les époques où l’homme « possède sa demeure », et celles où il est sans demeure, « où le contrat primordial entre le monde et l’homme se résilie pour ainsi dire et où l’homme se trouve dans le monde comme un étranger et un solitaire »29. Car c’est peut-être là l’enjeu primordial que dégage le « mal du siècle » : contraindre l’homme à repenser radicalement sa condition, et à esquisser de nouvelles perspectives anthropologiques, ou encore, selon l’admirable formule de Lamartine, à passer « le tropique orageux d’une autre humanité »30.

Nous avons donc constaté qu’une rapide investigation dans quelques dictionnaires du XIXe siècle confirme que cette expression, largement utilisée par les critiques contemporains, est entrée tardivement et très lentement dans la terminologie de la critique littéraire. Il est significatif cependant que les dictionnaires de langue contemporaine l’enregistrent tous sans exception, qu’il s’agisse des dictionnaires encyclopédiques comme le Grand Larousse

encyclopédique (1960…), ou des usuels comme le Grand Robert (1951…), le Grand Larousse de la langue française (1971…), ou le Trésor de la langue française : tous

soulignent la lexicalisation de la locution en affirmant un contenu sémantique étroitement lié à l’histoire littéraire et sociologique du Romantisme. A titre d’exemple, le Grand Robert nous donne la définition suivante : « (1833) – Loc. Le mal du siècle, le mal de René, ennui, mélancolie profonde, dégoût de vivre dont la jeunesse romantique avait trouvé la peinture dans René de Chateaubriand ». Cette laborieuse lexicalisation, dont nous avons précédemment tenté d’analyser les motifs linguistiques, montre que si le « mal du siècle » est attesté

dans les discours vers 1820-1830, il ne s’agit pas d’une forme univoque s’imposant comme telle. Ainsi, le Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures glose les premières attestations de la locution : « René est l’illustration de cesentiment nouveau ». Dans un projet de préface d’Adolphe, Benjamin Constant déclare qu’il a voulu « peindre une des premières

maladies du siècle »31 (fatigue, incertitude, absence de force, analyse perpétuelle de soi...) Lamennais dans son Essai sur l’indifférence en matière de Religion (1817) parle lui aussi de « siècle malade », et Courier reprend l’idée en lui donnant peut-être sa forme définitive (Pétition pour les villageois qu’on empêche de danser, 1822).

Cependant, les formes passées en revue révèlent des contenus sémantiques bien distincts et fluctuants. Courier passe ainsi, dans l’ouvrage sus-mentionné, de l’idée « d’indifférence religieuse » à celle « d’indigence de la sensibilité », comme le remarque Dany Hadjadj32. C’est à Sainte-Beuve, selon les dictionnaires contemporains, que revient le mérite d’une extension de sens plus large. L’expression « mal de René » trouve plusieurs occurrences sous sa plume, puis « mal d’Oberman », dans l’article consacré à Senancour qui servira de préface à la réédition d’Obermann de 1933 : « Ce mot d’ennui, pris dans son

29

M. Buber, Le Problème de l'homme, Paris, Aubier, 1980, p.26.

30

A. de Lamartine, Voyage en Orient, [1835], épître à. Walter Scott, Oeuvres Complètes, p.489.

31

B. Constant, Adolphe, op. cit., p.73.

32

D.Hadjadj, « Mal du siècle. Comment dire indicible ? » in Difficulté d'être et mal du siècle dans les correspondances et journaux intimes de la première moitié du XIXe siècle, (dir.), Paris, Nizet, 1998, p.32.

acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif du mal d’Oberman, ç’a été en partie le mal du siècle »…Par ailleurs, le Grand Robert retient cet extrait pour citation illustrative, et date la première attestation du « mal du siècle » de 1833 ; Sainte-Beuve serait alors le père spirituel de la locution.

A travers les allégations des auteurs romantiques ou les articles de nos dictionnaires contemporains, l’enquête lexicale débouche donc sur une polysémie qui ne laisse pas d’être épineuse comme si le « mal du siècle [paraissait] presque avoir trouvé trop de mots pour se dire ».33 Cependant, la locution figée qui consacre cette incomplétude de l’être a le mérite de suivre de près le cours de l’histoire littéraire. Faut-il donc renoncer à circonscrire la locution « mal du siècle » ?

Au terme de notre parcours lexicologique, on constate donc la présence d’une série d’ambivalences diverses qui affectent de manière significative le sémantisme du syntagme. Si le terme « mal » semble pour Dany Hadjadj « une sorte d’hyperonyme capable de couvrir la totalité des lexèmes »34 qui constituent les traits définitoires du malaise de la jeunesse romantique, il semble avoir évincé ses rivaux – douleur, ennui, mélancolie, dégoût – par la généralité de ses signifiés, qui en font « une sorte de coquille vide apte à dire aussi bien les maux du corps que ceux de l’âme, à désigner les phénomènes qui relèvent de la vie ordinaire (mal physique) aussi bien, que des domaines techniques tels la médecine, la morale, la religion, et plus largement encore la métaphysique ».35 Pour tenter de cerner l’essence équivoque de cette expression, il devient alors possible de risquer une hypothèse qui tiendrait compte de ses virtualités presque infinies. Si l’on ne peut véritablement aboutir à une discrimination simpliste entre sens propre et sens figuré, on peut du moins distinguer deux sens, l’un relevant de la synchronie, le second d’une perspective diachronique.

Dans le premier cas, le « mal du siècle » désignerait un malaise ontologique, un constat de l’inaccessible harmonie, entre l’être et le monde, entre l’homme et son contexte historique immédiat. Il suffit pour s'en convaincre de songer à La Confession d'un enfant du

siècle, qui illustre à loisir la filiation entre traumatismes historiques et genèse du mal du siècle

ou encore aux « Nuits » de Musset :

« Partout où, sans cesse altéré De la soif d'un monde ignoré, J'ai suivi l'ombre de mes songes ;

Partout où, sans avoir vécu, J'ai revu ce que j'avais vu, La face humaine et ses mensonges. […] »36

Le poète définit dans ce cas la progressive inappétence de la jeunesse romantique de la première moitié du XIXe siècle à l’égard des biens terrestres, avec toutes ses conséquences : comportements déviants, propension à la débauche, désintérêt profond du monde et de la société pour une génération singulière en mal de repères : « Héritiers de la Révolution française, fils d’une ère de révolutions, celle de 1830, celle de 1848, les enfants du siècle ont en commun de ressentir une distinction entre l’histoire qu’ils vivent et celle à laquelle ils aspirent ».37

33

S. Bernard-Griffiths, art. cit., p.7.

34

Cité par Simone Bernard-Griffiths, art. cit., p.6.

35

Ibid.

36

A. de Musset, “La Nuit de Décembre”, Poésies Complètes, op. cit., p.312.

37

Mais le syntagme peut aussi se dépouiller de cette connotation historico-littéraire pour venir signifier l’anonyme affection d’une époque, d’un siècle donné. On peut en effet donner au « mal du siècle », syntagme non saturé, des significations originales qui calquent l’évolution du malaise romantique dans ses plus intenses virtualités. Ainsi la locution entrera définitivement dans la terminologie critique pour évoquer indifféremment le « vague des passions », le « mal d'Oberman », voire, aux confins du Romantisme, le spleen baudelairien et les divers « vagues à l’âme » de notre modernité. C’est là le sens extensif qui fait de l’expression le réceptacle sémantique des névroses humaines au-delà du déterminisme historique. Notre étude lexicale n’a bien sûr qu’une valeur indicative et relative, au sein de cette interminable quête de l’essence littéraire et linguistique du « mal être ».

Cette affection étroitement entrelacée avec la problématique du lyrisme et de l’écriture du moi romantique nécessite en effet, au-delà des certitudes linguistiques et lexicologiques, une lecture proprement anthropologique et plurielle. Son analyse se heurte aux limites et à la polyvalence de l’ensemble des sciences humaines : la physiologie ne détermine pas le « mal du siècle » mais en constitue un symptôme, l’histoire le catalyse mais reste incapable d’en expliquer toutes les manifestations ; les subtilités de la psychologie font partie intégrante de sa complexité sans en constituer l’essence.

Au sein de la dialectique éternelle de l’individuel et du collectif, des déterminismes politique, social, religieux, des bouleversements révolutionnaires du XIXe siècle, le « mal du siècle » affirme la constance d’un vide ontologique intemporel qui excède de loin ses déterminations lexicologiques et sémantiques, jusqu’à devenir une forme libre et polyphonique matérialisant les angoisses existentielles qui prennent place au cœur de notre modernité.

Par conséquent, la lexicalisation laborieuse et tardive du « mal du siècle », son sémantisme fuyant toute saturation objective, trouvent autant leurs raisons profondes dans les particularismes des générations que dans l’ouverture d’un syntagme qui fonctionne comme un réceptacle presque infini des névroses humaines au-delà de leur singularité pathologique et historique. Le réseau synonymique exploré nous a certes permis d’envisager les multiples déclinaisons d’un « manque à être » et d’un dégoût de l’existence profondément enracinés dans le devenir anthropologique de l’homme romantique, mais il ne saurait recouvrir les multiples extensions de sens, historiques et lexicales, que revêt le syntagme. La locution ne se heurte donc pas au non-sens, à l’émergence d’une forme vide de sens susceptible d’absorber n’importe quelle effusion de l’âme, mais reste au contraire une forme polyphonique qui sait s’adapter à l’intemporel sentiment d’incomplétude de l’homme, en excédant sa signification purement romantique. Car comme l’indique Simone Bernard.Griffiths avec beaucoup de pertinence : « l’importance de la chronologie ne saurait faire oublier que la singularité des générations même est contrebalancée par la formation d’une sorte de vulgate qui se constitue à partir d’un mal qui, envahissant progressivement le siècle tout entier, affirme ses constantes existentielles indépendamment des circonstances historiques et des idiosyncrasies. L’objet du regret, de la révolte change. Un vide toutefois demeure, à la manière d’un creux de l’âme, résistant à la succession des travaux et des jours »38.

38

Chapitre II