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Mal du Siècle : une périphérie sémantique féconde De la souffrance physique et morale à l’inquiétude métaphysique : vers une synonymie ?

La recherche d’un hyperonyme ou d’un voisin sémantique se heurte d’emblée aux aléas de la connotation propre à chaque lexème. Si plusieurs termes peuvent être retenus pour définir l’essence sémantique de la souffrance romantique, aucun ne parvient à circonscrire les multiples virtualités du mal du siècle. Ainsi, le lexème « douleur » souffre de sa trop grande spécification, qui convient surtout aux douleurs « physiques et morales » comme le signale Dany Hadjadj. De même, le lexème « souffrance » pèche par une assimilation réductrice de son sens aux tourments du jeune Werther ; or George Sand a bien montré que le « mal du siècle » excédait largement la portée sémantique des affres du personnage de Goethe.

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En ce qui concerne les termes « chagrin » et « tristesse », ils souffrent, au contraire, de renvoyer à un contenu sémantique trop général. Le Dictionnaire de la langue du XIXe et du

XXe siècle, distingue deux sens du lexème « chagrin » ; tout d’abord, il désigne une

« souffrance morale, déplaisir dont la cause est un événement précis », ou comme le signale Littré, un « déplaisir qui peut être causé, soit par une affliction, soit par un ennui, soit par une colère ». Puis les deux dictionnaires signalent un sens littéraire, totalisant, un « état de tristesse profonde », une « humeur qui s’inquiète et se tourmente » selon Littré. Larousse n’apporte pas de nuances sémantiques déterminantes ; toutefois, il est le seul à orienter le lexème vers l’idée de « colère, dépit, accès d’humeur », qui rappelle l’acception moliéresque de l’ « atrabilaire » qu’on retrouve dans le Misanthrope.

Quant à « tristesse », les définitions qu’en offrent les trois dictionnaires sont moins intéressantes et significatives que leurs remarques discriminantes : ainsi le Littré établit-il un distinguo entre « chagrin » et « tristesse » : « Le chagrin est une souffrance de l’âme, souffrance causée par une peine quelconque (…). La tristesse est un état de l’âme que le chagrin peut produire, mais qui peut aussi se développer de soi-même et sans accident ». Cependant, face à cette subjectivation de la « tristesse », le Larousse encyclopédique radicalise le lexème en l’insérant entre « chagrin » et « mélancolie » dans son paragraphe consacré aux synonymes potentiels du terme : « le chagrin vient des tracasseries, des amertumes de la vie (…), quand il se prolonge, il prend un caractère moins âpre et peut se convertir en tristesse. La tristesse est l’état d’âme qui survient toujours d’un grand malheur, d’un accident funeste (…). La mélancolie est l’effet du tempérament ».

« Chagrin » et « tristesse » ne définiraient alors qu’une souffrance précise, ayant pour cause un déterminisme extérieur : ces lexèmes ne permettent pas alors de répondre aux autres modalités du « mal du siècle », qui n’a pas nécessairement de motif déterminé et s’oriente plutôt vers un « vague » des passions : « L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable ; le coeur se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu'il sait lui être inutiles. »16

On tend sans doute plus précisément vers l’essence sémantique de la locution par l’orientation plus ontologique qu’offrent les lexèmes « dégoût » et « ennui ». Dans cette perspective, le Littré distingue deux sens. Le premier, « tourment de l’âme causé par la mort de personnes aimées, par leur absence, par la perte d’espérances, par des malheurs quelconques », annonce déjà la thématique de l’incomplétude auquel le deuxième sens donne toute son extension : « Sorte de vide qui se fait sentir à l’âme privée d’action ou d’intérêt aux choses ». C'est là le sens qu'on retrouve dans le premier chapitre d’Adolphe de Benjamin Constant où le héros éponyme nous entraîne dans la genèse de sa personnalité :

«Je portais au fond de mon coeur un besoin de sensibilité dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence à tout était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé très jeune, et sur laquelle je n'ai jamais conçu que les hommes s'étourdissent si facilement.»17 Désir sans but, conscience aiguë de la vanité de toutes choses, indifférence et rejet entrent donc dans les traits définitoires du « mal du siècle ». Certes, il manque à cette définition la dimension historique que suppose le « mal du siècle », mais une infirmité ontologique se fait jour. En revanche, Larousse ne développe pas cette virtualité et se contente

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F. R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, II, 3, chapitre 9, Œuvres romanesques et voyages, op. cit., p.111.

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d’enregistrer les sens de « lassitude morale provoquée par le désoeuvrement », et « désagrément, contrariété ». La définition qu’en offre notre troisième dictionnaire ne nous intéresse qu’à titre informatif, dans la mesure où son analyse reste probablement rétrospective, et non en prise directe avec la langue du XIXe siècle : « Sens B. Moderne 1) a) « Sentiment de lassitude coïncidant avec une impression plus ou moins profonde de vide, d’inutilité qui ronge l’âme sans cause précise ou qui est inspiré par des considérations de caractère métaphysique ou moral ». C’est indéniablement ce sens que revêt le tourment du jeune Flaubert qui écrit à Ernest Chevalier en 1839 :

« Connaissez-vous l’ennui ? non pas cet ennui commun, banal qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains si cette lèpre-là vous est connue. On s’en croit guéri parfois, mais un beau jour on se réveille souffrant plus que jamais. Vous connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bonnetiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L’ennui est de même. Les plus belles choses vues à travers lui prennent sa teinte et reflètent sa tristesse. »18

Là encore, malgré la présence de tout le paradigme du « mal du siècle» manquent l’ancrage historique et la « marque de fabrique » du XIXe siècle. Le lexème « dégoût », pour sa part, n’infléchit pas foncièrement le sens d’« ennui », si ce n’est que le vide existentiel éprouvé répond à une saturation et non à une « absence » ; le « dégoût suppose qu’on a goûté de quelque chose (…) et que la satiété est venue », nous informe le Larousse. De même enregistre-t-on alors sous « dégoûté » : « Qui n’a plus de goût pour quelque chose, qui en est fatigué, désenchanté ». Songeons à La Matinée de Don Juan de Musset où le célèbre séducteur, après que son valet Leporello lui a lu la liste des cibles potentielles, avoue : « Et que te reste-t-il pour avoir voulu te désaltérer tant de fois ? Une soif ardente, ô mon Dieu ! »19

Ainsi, malgré une évidente parenté sémantique, l’« ennui » souffre de son indétermination temporelle puisqu'il ne semble pas en prise directe avec le XIXe siècle, et, pris dans son acception étymologique, peut sembler selon Dany Hadjadj, « trop étroitement associé aux analyses de l’âge classique, dont le romantisme, dès sa naissance, a cherché à se démarquer », même si l’« ennui » retrouvera tout son lustre pour devenir, grâce à l’usage de la majuscule, une allégorie de l’incomplétude ontologique chez Baudelaire :

« [...] Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C'est l'Ennui ! [...] »20

Le terme de « neurasthénie » notamment oriente donc notre recherche vers une signification plus ontologique de la difficulté d’être. Le seul dictionnaire de notre corpus enregistrant le terme est le Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle : nous passerons sous silence le premier sens qui, renvoyant à la pathologie psychiatrique, n’apporte aucune information nouvelle. Néanmoins, le deuxième sens, qui ressortit au langage courant,

18

G. Flaubert, Lettre à Louis de Cormenin, 7 juin 1844, Correspondance, Paris, Gallimard, 1975, p.54.

19

A. de Musset, La Matinée de Don Juan, [1833], Théâtre Complet, op. cit.,p.677.

20

C. Baudelaire, « Au Lecteur », Les Fleurs du mal, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p.6.

est plus significatif : « Etat de fatigue, d’abattement accompagné généralement de tristesse, d’angoisse, et parfois de troubles physiques […] ». Illustrant cette dialectique pernicieuse de l’âme et du corps, la « neurasthénie », ou « névrasthénie », relève donc bien de cette « tendance au pessimisme, aux idées noires », toujours selon le même dictionnaire. Mais le contenu de ce lexème n’induit qu’implicitement l’idée de discordance ontologique entre l’homme et le monde que suppose le « mal du siècle », il n’est qu’un avatar sémantique, euphémisme de la locution qui occupe notre attention.

Peut-être l’exploration du fameux « vague des passions », expression chère à Chateaubriand, permettra-t-elle de mieux cerner la configuration sémantique du « mal du siècle » ? A ce titre, le lexème « vague » concentre quelques-unes des virtualités de la locution romantique. Dans le dictionnaire mentionné ci-dessus, c’est sous l’adverbe « vaguement » que l’on découvre des nuances significatives : « d’une manière imprécise, confuse, obscure », ou encore « de manière indéfinissable, incertaine ». On conçoit donc aisément, par analogie, que le mal du Génie du Christianisme s’enracine bien dans un flou originel, ontologique, au-delà des déterminismes extérieurs, et qu’il illustre alors cette désespérance sans motif ni but. Littré, d’ailleurs, dans l’article consacré à l’adjectif « vague », nous engage à privilégier cette acception : ainsi peut-on lire le second sens, figuré : « qui est vide, sans précision » ; mais mieux encore le neuvième sens du lexème relève la signification que lui accorde l’auteur de René : « Maladie indéfinissable de l’âme ». Cette dépression qui tourmente l’être, aux origines diffuses, trouve une expression privilégiée dans Oberman. Si la description est plus littéraire et « sociologique », que sémiologique, elle n’en est pas moins d’un grand intérêt :

« L'ennui m'accable, le dégoût m’atterre. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de manger et de dormir ? Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n'est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m'accable. [...] Cependant l’apathie m’est devenue comme naturelle, il me semble que l'idée d'une vie active m'effraie ou m'étonne. Les choses étroites me répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce que j'aime, ce que je veux ; je gémis sans cause, je désire sans objet, et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.»21

Submergé par un désir et par un dégoût sans objet, se laissant aller à une rêverie stérile, l'individu en vient à mener une existence quasi végétative. Rapport au monde vide de sens, désespérance, facultés précocement flétries, dégoût, tout le paradigme du « mal du siècle » semble présent. Cependant, ce malaise est celui d’une jeunesse, et celle de Chateaubriand ou de Senancour n’est pas celle de Musset : des nuances historiques, littéraires, sociologiques, viennent infléchir le sens de la locution qui n’est pas un simple calque du « vague des passions ». En l’absence de toute analyse véritable de ce « vague » dans les grands dictionnaires du XIXe siècle, on ne peut que risquer l’hypothèse d’une filiation sémantique entre les deux locutions plus que d’une tension vers la synonymie.

Cette synonymie est alors peut-être à rechercher dans la « mélancolie », qui fonctionnerait comme un hyperonyme. Nous passerons sur les sens qu’emprunte le vocable aux registres de la physiologie et de la pathologie, puisque la « mélancolie » les conserve implicitement dans les autres sens. Ainsi Littré en fait-il le « nom d’une lésion des facultés intellectuelles caractérisée par un délire roulant exclusivement sur une séries d’idées tristes ».

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Cette affliction peut découler d’une « cause physique ou morale », d’une « perte cruelle », ou relever simplement d’un « tristesse vague qui n’est pas sans douceur ». Le Larousse (Grand

Dictionnaire universel du XIXe siècle) reprend de même contenu sémantique en assimilant la

« mélancolie » à une « sorte de tristesse calme et rêveuse », et en citant Musset :

« Je ne fais pas la guerre à la mélancolie, Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux ».

Le même Larousse met de plus en évidence le lien de nature unissant âme et corps dans cette affliction délétère : « parallèlement à ces troubles intellectuels se manifestent des troubles organiques non moins caractéristiques », mais il attribue, à l’instar de Chateaubriand, la responsabilité du malaise au Christianisme : « Memento mori (souviens-toi qu’il te faudra mourir), tel est le refrain lugubre par lequel le Christianisme empoisonne toutes les joies de la vie ».

Ainsi, la « mélancolie » pourrait regrouper ces différentes virtualités sémantiques ; cependant, elle paraît plus vague, adoucie, moins taraudante que le « mal du siècle ». En se rapprochant de la rêverie nostalgique, elle perd de vue tout ce que le potentiel sémantique du « mal du siècle » contient de déchirure, rupture brutale, vacuité inaliénable du monde et de l’homme, même si elle conserve peu ou prou cette valeur radicale chez Chateaubriand : «Dégoûtées [les jeunes générations] par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde, sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un coeur solitaire. »22

Seul le Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, rétrospectivement, rapproche les deux termes en définissant la mélancolie comme un « état affectif plus ou moins durable de profonde tristesse, accompagné d’un assombrissement de l’humeur et d’un certain dégoût de soi-même et de l’existence ». Mais là encore la prise en compte des modalités historiques et littéraires, qui font toute la singularité du « mal de siècle », font défaut, car la mélancolie n’est pas une caractéristique spécifique du XIXe siècle, comme le remarque le

Larousse (1983) : « On trouve des accents épars de mélancolie dans certains hymnes

hébraïques ».

A ce point de notre étude, le terme de « spleen », qu’il conviendra de distinguer de la terminologie anglaise originelle, peut nous être d’un certain secours. Le lexème, issu d’un mot anglais venu du grec« splên » qui désigne la « rate », car l’on croyait alors que c’était là le siège de cette affection, semble bien être le concurrent sémantique le plus légitime du « mal du siècle ». Cependant, au-delà de cette parenté, le Larousse tend à restreindre son sens à un malaise spécifique et typiquement britannique : « le spleen ne passe cependant pas pour s’être acclimaté en France ». Le même dictionnaire assimile alors le « spleen français » à une pose artificielle, avatar mimétique de son cousin anglais : « cette mélancolie n’a été que factice […], elle a été importée dans notre pays par l’admiration de Byron ». A la recherche de caractéristiques discriminantes, le Grand Larousse universel établit alors la distinction suivante : « nous avons en France une variété de « spleen », la désespérance. Le spleen anglais est plus inconscient, moins douloureux que la désespérance française. Il tient davantage de la pathologie ; c’est une maladie plutôt qu’un sentiment ; il affecte plus ce que Xavier de Maistre appelait « la bête », et moins la conscience ».

Littré délivre sensiblement les mêmes informations puisqu’il fait du spleen un « nom anglais donné quelquefois à un forme d’hypocondrie, consistant en un ennui sans cause, en un dégoût de la vie ». Ces quelques précisions restent cependant bien lacunaires et n’expriment pas assez étroitement les implications ontologiques, historiques et métaphysiques que supposerait un synonyme du « mal du siècle ». Seul le Larousse cité, brossant un panorama