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L’influence des romantismes anglais et allemand

En effet, à cette bourrasque historique qui s’engouffre sous les jeunes crânes, aux désordres de la société, aux affres du libertinage, de la révolte, de la prostitution, vient s’ajouter la lente infusion des idées anglaises et allemandes. C’est à Victor Cousin, au groupe de Coppet et en particulier à Mme de Staël que l’on attribue ordinairement le mérite d’avoir dévoilé aux Français les fleurons du romantisme allemand. Dès 1800, dans son ouvrage De la

littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, celle-ci avait jeté les

bases et les principes de la révolution esthétique qui se devait d’accompagner le basculement de l’ordre social et, élargissant les thèses de Perrault sur « la perfectibilité de l’espèce humaine » lors de la querelle des Anciens et des Modernes à la fin du XVIIe siècle, avait mis en exergue la célèbre opposition entre les littératures du Nord et du Midi. Ainsi peut-on lire dans son célèbre roman Corinne les commentaires significatifs de l’héroïne à lord Nelvil qui lui demande pourquoi elle ne s’est pas adressée à lui en anglais :

« Dans ce pays, nous sommes plus modestes, nous ne sommes ni contents de nous comme des Français, ni fiers de nous comme des Anglais. Un peu d’indulgence nous suffit de la part des étrangers ; et comme il nous est refusé depuis longtemps d’être une nation, nous avons le grand tort de manquer souvent, comme individu, de la dignité qui ne nous est pas permise comme peuple ; mais quand vous connaîtrez les Italiens, vous verrez qu’ils ont dans leur caractère quelques traces de la grandeur antique, quelques traces rares, effacées, mais qui pourraient reparaître dans des temps plus heureux. »115

À ses yeux, cette opposition excède largement la dichotomie géographique et suppose que les littératures du Midi, c’est-à-dire les littératures classiques, appartiennent à un état de civilisation révolu qu’on ne saurait transplanter. En revanche, les littératures du Nord semblent s’affranchir des déterminismes historiques, sociaux, culturels pour s’attacher à une expression de la nature et des sentiments qui « peuvent également convenir à tous les

112

P. O’Neddy, « Spleen », Le Feu et la Flamme, op. cit., p.231.

113

A. de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, op. cit., pp.28-29.

114

G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, Correspondance, op. cit., p.281.

115

peuples ; c’est la véritable inspiration poétique dont le sentiment est dans tous les cœurs, mais dont l’expression est le don du génie. » Au creux de cette littérature, Mme de Staël identifie la quintessence de l’âme romantique : « Ce que l’homme a fait le plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l’incomplet de sa destinée. […] Le sublime de l’esprit, des sentiments et des actions doit son essor aux besoins d’échapper aux bornes qui circonscrivent l’imagination. »116 On connaît le peu de retentissement de l’ouvrage et l’anathème dont il sera frappé dans les milieux officiels : Delphine, adaptation romanesque de ses thèses esthétiques, vaudra à son auteur le bannissement. Son De l’Allemagne souffrira aussi, dans une certaine mesure, de cette mauvaise presse et ne sera publié à Londres qu’en 1813 après avoir été pilonné en 1810 sur ordre de l’Empereur. Néanmoins, ces théories feront date, appuyées par le

Cours de littérature dramatique de Wilhelm Schlegel qui, insistant sur la subjectivité et la

relativité du Beau déjà proclamées par Goethe et par Kant, battra en brèche la littérature antique et ses imitateurs classiques : Racine ou Voltaire, auxquels seront opposés Shakespeare et ses tragédies héroïques et Calderon. Ainsi peut-on lire en 1823 sous la plume de Stendhal : « Toute la dispute entre Racine et Shakespeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du XIXe siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d’autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs épiques qui nous font courir à la 50e représentation du Paria ou de Régulus. »117

En quelque sorte, comme le montre Sismondi dans un cours professé à Genève en 1812, le romantisme semble naître du brassage éclectique du monde ancien et du monde germanique, dont le christianisme et la chevalerie sont deux manifestations.

Ainsi, Nerval, quelle que soit l’hostilité au romantisme que son enthousiasme citoyen l’ait poussé à adopter, a très tôt fait montre d’un goût prononcé pour la littérature allemande : il a traduit, dès 1827, le Faust de Goethe, avant de publier, en février 1830, un recueil de

poésies allemandes dans lequel apparaissent Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger. Le tragique

divorce du corps et de l’âme, cher à Platon et au christianisme, qu’évoque Musset dans «Namouna » :

« Ah, c’est un grand malheur, quand on a le cœur tendre, Que ce lien de fer que la nature a mis

Entre l’âme et le corps, ces frères ennemis ! » 118

trouve déjà à s’exprimer chez Nerval, dans une phrase tirée de la bouche de Faust que le poète français cite en épigraphe de «Pandora» : « deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux. »119

Cette antithèse originelle, inhérente à l’imaginaire romantique, préside à la destinée de tous les héros « du siècle », mélancoliques et désespérés (on ne rappellera jamais assez l’influence prodigieuse d’un roman au terme duquel un héros tiraillé met fin à ses jours par dépit amoureux : Les souffrances du jeune Werther). En effet, le poète allemand fut à bien des égards l’instigateur de l’intoxication morale qui gagna les jeunes cœurs du romantisme

116

G. de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, [1799], I, 11, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p.122.

117

Stendhal, Racine et Shakespeare, op. cit., p.179.

118

A. de Musset, «Namouna», in Poésies Complètes, op. cit., p.249.

119

G. de Nerval ; un exorde abandonné de «Pandora», (voir Pl., I, p.1311), portait déjà le début de cette citation de Goethe.

français. De nombreuses virtualités du mal du siècle de 1830 semblent bien les dignes héritiers des névroses du «Sturm und Drang» germanique. La filiation spirituelle paraît ne faire aucun doute : le goût de l’infini qui, au-delà du romantisme, trouvera son accomplissement chez Baudelaire, est patent dans Werther: «Ah! Pour lors combien de fois, j’ai désiré, porté sur les ailes de la grue qui passait sur ma tête, voler au rivage de la mer incommensurable, boire à la coupe écumante de l’infini la vie qui, pleine de joie en déborde […]. »120 Comment ne pas penser à l’appel final des Fleurs du mal :

« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse- nous ton poison pour qu’il nous réconforte !

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » 121 ?

Ce désir d’absolu qui se heurte sans cesse aux étroites limites du monde et à la finitude de l’homme annonce le sentiment de l’absurdité de l’existence, la vanité de toute quête de transcendance, l’élévation spirituelle qui constituent le fonds commun de l’imagination romantique française : « Peut-on dire, “cela est”, quand tout passe ? Quand tout, avec la vitesse d’un éclair, roule et passe ? Quand chaque être n’épuise que si rarement la force que lui confère son existence, et est entraîné dans le torrent, submergé, écrasé sur les rochers ? »122 Dès Goethe et les Stürmer und Dränger allemands en 1770-1780, on retrouve en effet ce vertige angoissant de l’abîme, cette quête frénétique d’une échappatoire face à la médiocrité de la condition humaine, cette irréductible volonté d’entrer en symbiose avec l’univers, qui laissera ses stigmates cuisants dans les cœurs romantiques.

Ces illustres textes du romantisme allemand ont laissé une empreinte brûlante, faite d’aspirations vagues, de désir sans objet, de pulsions morbides dans l’esprit des jeunes Français, et de Musset en particulier. Cependant, l’attitude du poète face aux immémoriales icônes du mal-être européen est loin d’être univoque, et laisse le lecteur de la Confession et des Poésies perplexe, tant Musset semble se livrer à une apostasie de deux des dieux du romantisme français, car le poète de Childe Harold et de Manfred est bien le second destinataire de ses objurgations :

« Pardonnez-moi, ô grands poètes, qui êtes maintenant un peu de cendre et qui reposez sous la terre ; pardonnez-moi ! Vous êtes des demi-dieux, et je ne suis qu’un enfant qui souffre. Mais en écrivant tout ceci, je ne puis m’empêcher de vous maudire. […] Mais dites-moi, vous, noble Goethe, n’y avait-il plus de voix consolatrices dans le murmure religieux de vos vieilles forêts d’Allemagne ? […] Et toi, et toi, Byron, n’avais-tu pas près de Ravenne, sous tes orangers d’Italie, sous ton beau ciel vénitien, près de ta chère Adriatique, n’avais-tu pas ta bien-aimée ? […] Quand les idées anglaises et allemandes passèrent ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d’une concussion terrible.» 123

En leur reprochant curieusement d’avoir instillé dans les esprits le venin délétère de leur littérature et accrédité dans la jeunesse le désespoir et le blasphème jusqu’à flétrir les cœurs, Musset offre ainsi le pendant masculin des affres psychologiques de la jeune George

120

Goethe, Les souffrances du jeune Werther, [1774], Livre I, imprimerie nationale éditions, 1994, p.67.

121

C. Baudelaire, « Le Voyage», Œuvres Complètes, t. I, op. cit., p.134.

122

Ibid., p.68.

123

Sand qui, dans Histoire de ma vie, parle au sujet de l’impression que lui laissa l’œuvre de Byron d’un coup « porté à [sa] pauvre cervelle »124.

Lamartine, dans la pratique de la remontrance optimiste adressée à Byron, a précédé Musset de plus de quinze ans.125 Mais au sein de sa quête délibérément spiritualiste, l’auteur du « Lac » a su éluder toute propension à l’indécision. Son sermon adressé au poète anglais se place au centre d’une espérance hautement professée, alors que chez Musset, le ton n’est pas celui d’un acte de foi péremptoire, dans la mesure où il témoigne d’une oscillation constante entre rire et larmes, entre désespérance et idéal attendri du bonheur, bref, d’un esprit instable. Ainsi tance-t-il Byron dans sa « Lettre à M. de Lamartine » : « lui le grand inspiré de la Mélancolie, qui, las d’être envié se changeait en martyr. »126 Cette intrusion littéraire des idées allemandes et anglaises qui se greffe sur la tourmente historique intériorisée entre de plain-pied dans la genèse du mal du siècle selon Musset : « Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la Terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou, si l’on veut,

désespérance ; comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient

le pouls ».127 Ces appréciations ne laissent pas d’être paradoxales, quand il était coutume, dans le romantisme noir, d’idéaliser ou d’exalter cette souffrance de l’âme, ce mal invétéré et sublimé qui devint l’oriflamme d’une génération, le blason d’une lutte métaphysique. A peine Musset tente-t-il de faire mollement acte d’allégeance devant l’influence « toxique » des deux poètes étrangers ; il semble plutôt manifester une franche hostilité à l’égard de ces états d’âme que les maîtres ont savamment orchestrés et regarder cet héritage pernicieux comme un vice atavique de l’esprit, une périlleuse infirmité de l’âme, et s’inscrire en faux face à la déviance morale qui fait de la négation de l’espérance le privilège spirituel des âmes supérieures. Il va même jusqu’à s’adjuger sans vergogne le statut de mentor : «Que ne chantiez-vous le parfum des fleurs, la voix de la nature, l’espérance et l’amour, la vigne et le soleil, l’azur et la beauté ?»128

Le « poète des grandes douleurs », le coryphée du choeur des enfants du siècle, donne à ses glorieux prédécesseurs des leçons d’optimisme ; cette distorsion témoigne d’une appréhension tâtonnante du débat séculaire de la négation et de la foi, mais sans le faire aboutir à une issue viable. Byron, comme Goethe (ou encore Shakespeare chez George Sand) sont les figures tutélaires d’un héritage à la fois révéré et honni. Musset y voit tout autant la révélation lumineuse d’un principe poétique créateur, celui d’une épuration du cœur dans la souffrance :

« Non, vous aviez vingt ans, et le cœur vous battait. Vous aviez lu Lara, Manfred et le Corsaire, Et vous aviez écrit sans essuyer vos pleurs ; Le souffle de Byron vous soulevait de terre, Et vous alliez à lui, porté par ses douleurs. »129

qu’une puissance destructrice s’infiltrant jusque dans les racines de l’âme pour y faire prospérer l’inéluctable mal du siècle. On verra ainsi le poète ergoter sur chaque topos romantique, s’enfoncer dans des louvoiements qui attestent de façon morcelée et contradictoire le legs spirituel, moral, qu’il reçoit de ses aînés, et le fossé qui les sépare d’eux : « Moi qui te parle et qui ne suis qu’un simple enfant, j’ai connu peut-être des maux que tu n’as pas soufferts, et cependant je crois à l’espérance, et cependant je bénis Dieu. »130

124

Pour les références, voir le chapitre I.

125

A ce sujet, voir la deuxième des Méditations de Lamartine, intitulée « l’Homme. A Lord Byron », [1819].

126

A. de Musset, «Lettre à Monsieur de Lamartine», [1836], Poésies Complètes, op. cit., p.329.

127

A. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p.37.

128

Ibid, p.36.

129

A. de Musset, « Lettre à Monsieur de Lamartine », Poésies Complètes, op. cit., p.328.

130

Que penser de ces allégations paradoxales, symptomatiques d’une prédilection romantique pour la contradiction ? Simple refoulement plus ou moins délibéré ? Refus d’assumer son héritage ? Vestiges d’un idéalisme moribond ? Comme l’écrit Paul Bénichou, « ce serait bien conforme à ce qu’il y a en lui de foncière faiblesse. »131

Le débat est d’autant plus épineux que cette filiation spleenétique et ce legs spirituel du romantisme européen que l’enfant du siècle se doit d’assumer va à la rencontre de véritables images tutélaires au sein de l’imaginaire romantique, où planent plus que jamais les spectres obsédants de Jean-Jacques, de René et d’Oberman.